La réforme territoriale offre une occasion historique de reprendre au privé une grande part de la distribution de l’eau. À moins que les multinationales ne parviennent, au contraire, à accroître leur emprise.
Cinq articles dans l’hebdo politis
C’est un petit monde en ébullition. D’ici à trois ans, la gestion de la production et de la distribution d’eau devra être transférée des communes vers les intercommunalités. Partout en France, les villes doivent donc passer le relais. Une occasion inespérée de rouvrir des dossiers souvent opaques et verrouillés par des jeux de pouvoir ancrés depuis des décennies.
Les multinationales de l’eau (Veolia, Suez et la Saur) contrôlent aujourd’hui 61 % de la distribution d’eau en France, en nombre d’usagers. Elles en tirent une rente confortable grâce à une clientèle forcément captive. Plusieurs grandes villes, cependant, ont fait le choix d’une régie municipale. Et la France est constellée de petites régies publiques gérées directement par les communes. Un juteux marché potentiel ! En se réunissant en communautés de communes, les futures régies des eaux aiguisent donc l’appétit des multi-nationales. « Le risque, est important, du fait de la mutualisation dans les petites communes, que les multinationales gagnent du terrain », pointe Gabriel Amard, membre de la Coordination nationale eau-bien commun, ancien maire Parti de gauche de Viry-Châtillon (Essonne). Mais les partisans d’une gestion publique pourraient tout autant emporter des victoires majeures.
Ce sera l’enjeu d’une guerre féroce en région parisienne. Depuis un siècle, les deux leaders mondiaux de la gestion privée, Veolia et Suez, se partagent le territoire. Ils cohabitent malgré eux depuis 2010 avec l’énorme régie publique Eau de Paris, devenue un symbole mondial d’une reprise en main citoyenne de ce bien commun qu’est l’eau.
Grâce à ses nombreux appuis politiques, Veolia a verrouillé son emprise sur la distribution d’eau à 4,5 millions de Franciliens, dans 150 communes d’Île-de-France. Depuis 1923, cette « délégation de service public » est gérée pour les communes par le Syndicat des eaux d’Île-de-France (Sedif), contrôlé par la droite et présidé depuis 1982 par André Santini, le maire UDI d’Issy-les-Moulineaux. Pour une ville, sortir de ce syndicat – et donc de l’emprise de Veolia – est mission quasi impossible. Il faut l’accord des deux tiers des communes membres, chacune ayant une voix, y compris les petites villes acquises à la droite.
Mais, avant le 31 décembre 2017, en vertu de la réforme territoriale, les intercommunalités du Grand-Paris (les « EPT ») doivent voter leur adhésion au Sedif, afin de formaliser le transfert de la compétence eau. En l’absence de vote, la collectivité quittera de fait le Sedif. L’ouverture est furtive, mais elle offre une possibilité historique d’ouvrir un débat sur la gestion publique de l’eau.
Les défenseurs du service public de l’eau comptent bien s’engouffrer dans cette brèche, en arrachant des mains du Sedif des morceaux d’Île-de-France. « Il y a un mouvement de fond. Cela prend du temps, mais, politiquement, nous sommes au début de quelque chose », observe Célia Blauel, adjointe EELV à la Ville de Paris et présidente de la régie parisienne_. L’exemple de la capitale – reconnu comme une réussite jusque dans un rapport de la Cour des comptes de 2014 – a montré la crédibilité des défenseurs de la régie publique. « Depuis, il y a beaucoup de retours en régie, et les négociations sont plus serrées. Berlin a repris la gestion de son eau en utilisant l’exemple de Paris dans les discussions »_, témoigne Anne Le Strat, ancienne adjointe de Bertrand -Delanoë à la mairie de Paris, en charge de la remunicipalisation de l’eau. Rennes, Montpellier et même Nice (pourtant gouvernée par la droite) ont depuis opté pour le public.
Les gardiens du modèle actuel se montrent d’ailleurs inquiets. « La loi NOTRe a inutilement bouleversé le paysage du service public de l’eau, qui fonctionnait bien. Il y a un -chamboule-tout destructeur de valeurs », se désole Philippe Knusmann, directeur général des services du Sedif et adjoint de Santini à Issy-les-Moulineaux. Selon un sondage récent, un quart des villes réfléchissent à un changement de mode de distribution de l’eau, quel que soit leur bord politique. « Si quelques villes réussissent à partir, ce serait un signal fort. Au contraire, si les villes manquent cette occasion, il sera difficile d’en sortir par la suite », prévient Jean-Claude Oliva, de la Coordination eau Île-de-France.
Dans cette région, trois territoires pourraient à leur tour basculer en régie publique, à la faveur d’un rapprochement avec Eau de Paris. Le Grand-Orly-Seine-Bièvre, qui regroupe 24 communes du Val-de-Marne et 700 000 habitants, et deux territoires de Seine-Saint-Denis, « Est-Ensemble » et « Plaine commune », qui rassemblent 18 communes de proche banlieue parisienne et 800 000 habitants. Ces territoires, présidés par le Parti communiste, sont la cible privilégiée des militants de la régie publique.
« Ça va être une guerre dingue », prévient Gabriel Amard. Car les multinationales ne vont pas se contenter d’opposer une résistance farouche : elles doivent passer à l’attaque pour espérer conquérir de nouveaux territoires, afin de réaliser des économies d’échelle. En effet, le secteur de l’eau est en surcapacité, car la consommation d’eau potable baisse : délocalisation des usines hors des villes, moins de fuites dans les réseaux de distribution, technologies industrielles et appareils ménagers plus performants… Pour préserver leurs marges, les multinationales doivent donc étendre leur toile. Elles rêvent donc d’un rapprochement avec Eau de Paris.
Anne Hidalgo, maire de la capitale, s’est invitée fin janvier dans ce débat, sortant de la discrétion qu’elle observait sur ce dossier depuis son élection. Profitant du lancement solennel d’un plan de modernisation d’une usine, elle adressait à ses voisins franciliens un appel du pied. Un cauchemar pour les multinationales. Si les communes limitrophes venaient à se raccorder au réseau d’Eau de Paris, leurs pertes potentielles seraient considérables. Dans la fenêtre inédite qui s’ouvre en Île-de-France, celles-ci peuvent néanmoins compter sur un agenda favorable. Le renouvellement ou non de l’adhésion au Sedif doit intervenir avant la fin de l’année. Or, le contrat avec Veolia ne prend fin qu’en 2022. Une période de cinq ans devra donc être comblée en cas de départ du Sedif. Les villes qui souhaitent reprendre le flambeau devront engager une bataille juridique et payer des compensations si elles choisissent de résilier leur contrat avec Veolia avant son échéance. Elles pourraient, sinon, acheter leur eau de manière transitoire au Sedif… qui affichera sûrement des tarifs dissuasifs. « La liberté à un prix, que la commune doit chiffrer. Et, comme dans un divorce, il y a une facture à payer, en l’occurrence la quote-part de la dette du syndicat que la commune quitte », lance Philippe Knusmann, du côté du Sedif, en guise d’avertissement.
En parallèle, les défenseurs du modèle privé sont à l’offensive avec un projet intitulé « Grand Ring de l’eau », qui consiste à faire tourner des tuyaux tout autour de Paris pour « mutualiser » les moyens et fermer deux usines. Le Sedif et son corollaire Veolia pourraient ainsi s’imposer comme les patrons métropolitains de l’eau. Un projet jugé dangereux et inutile par les défenseurs de la régie publique.
En définitive, le sujet reste éminemment politique. « Le jeu est ouvert. Les attaques des multinationales sont réelles, il y a un risque évident qu’elles progressent, mais je reste confiante, car nos arguments sont imparables », assure Anne Le Strat. Au premier rang de ces arguments : le prix. Les régies publiques affichent des tarifs en moyenne 25 à 30 % inférieurs à ceux des multinationales, pour des raisons évidentes : elles n’ont ni actionnaires à rétribuer, ni holding à faire fonctionner, ni service communication, juridique ou « relations institutionnelles » à financer. Les régies ne paient pas non plus d’impôts locaux et sur les sociétés.
Selon la Coordination eau Île-de-France, l’ampleur du « racket » des multinationales vient d’être une nouvelle fois démontrée avec le passage de l’eau en régie publique dans le Val-d’Orge, une communauté de 10 communes de l’Essonne, comptant 130 000 habitants. Au regard du premier budget annuel de la régie, voté fin janvier, l’association estime que les ménages de ce territoire « ont eu à subir près de 85 millions d’euros de surfacturation pour les seules vingt dernières années d’exercice (en euros constants). Pour une famille de 4 personnes de Sainte-Geneviève-des-Bois, une des communes les plus lourdement facturées, c’est de l’ordre de 100 euros par an en moyenne ». Autre exemple mis en avant par l’association : une famille d’Aubervilliers, ville pourtant limitrophe de la capitale, paye son eau 100 euros de plus chaque année qu’un foyer parisien.
Le Sedif a consenti en décembre une baisse de 10 centimes par mètre cube. En 2011, Veolia a également dû diminuer ses tarifs de 16 %, mais cette chasse aux coûts pèse sur les salariés. Les tenants de la gestion privée doivent donc chercher d’autres arguments. « L’intérêt des grands syndicats est d’avoir une capacité de financement que n’ont pas les communes », juge Philippe Knusmann. Une idée réfutée par les défenseurs des régies publiques.
Second grief de taille : la gestion de l’eau par les multinationales échappe au contrôle des élus et des citoyens. Elles fournissent des informations partielles sur l’état des réseaux, leur taux réel de rendement financier, les coûts réels de leur service et de leur masse salariale. L’eau est traditionnellement un nid à corruption. Vu l’ampleur des enjeux, les multinationales entretiennent également des liens serrés avec les élus locaux. Le conflit d’intérêts est parfois criant. Le vice-président du Sedif, Christian Cambon, sénateur-maire Les Républicains (LR) de Saint-Maurice (Val-de-Marne), a notamment nommé comme adjoint (et futur successeur) le directeur des relations institutionnelles de Suez, Igor Semo. Autre exemple, entre deux mandats de député, Alain Marsaud (LR) a officié comme directeur général adjoint du pôle eau de Veolia (à l’époque où elle s’appelait encore Compagnie générale des eaux), « bénévolement », selon ses dires.
Les citoyens ont peu à peu pris conscience de cette situation. « Il existe une expertise citoyenne de très haut niveau, et ce contre-pouvoir a montré qu’il permettait de faire changer les choses », s’enthousiasme François Guieu, réalisateur d’un documentaire sur ce mouvement citoyen de reprise en main. «Il y a un contexte plus propice qu’avant, observe aussi Anne Le Strat. Les choses ne peuvent plus se régler dans la discrétion. »