Vous m’écrivez pour connaître mon avis sur le féminisme, revendication ou utopie, réforme ou révolution. On connaît la chanson, et j’aurais tendance à répondre : les deux, bien sûr ! Facile ; mais vrai en ce qui me concerne. « Faire feu de tout bois », en matière de féminisme, me semble depuis longtemps une évidence.
Une sorte de pragmatisme à l’intérieur du rêve le plus radical. Chaque miette ramassée est un concentré possible d’utopie. Mais je vais vous répondre, autrement, et ailleurs. Deux fois le même mot, « social » et « société » dans votre question. Or, « social », « société », sont des mots que j’emploie le moins possible. Pourquoi ? Parce qu’ils édulcorent deux notions autrement plus subversives, le politique et l’historique. La revendication sociale, qu’est-ce donc ? Depuis la Révolution française et le début du féminisme comme mouvement collectif, il s’est agi, pour les femmes, de mettre la démocratie en conformité avec elle-même. La réclamation fut celle du droit, des droits des femmes. Furent alors désignées l’incohérence des articles du Code civil (se devoir mutuelle assistance ou devoir suivre sans discuter son mari), l’illégitimité des absences de droits civils (autonomie économique, personne juridique), la nécessité d’inclure la citoyenne, et aujourd’hui, après la légitimation de l’avortement, l’invention de nouveaux possibles, pour les sexualités, pour la procréation.
Tout cela n’a pu se déployer que grâce aux deux concepts clés de la démocratie, l’égalité et la liberté. C’est du politique. Le féminisme est une lutte politique, et non syndicale. Pas de « revendications sociales », par conséquent, qui risquent de réduire le féminisme à une affaire d’inégalités multiples, ou de mœurs au quotidien. Je sais, je caricature.
Le féminisme, un projet de société ? Entendez une utopie. On pense, à raison, que la matrice de la domination masculine est économique. C’est comme un mur auquel on se cogne toujours. En oblique, l’imaginaire doit changer ses repères. L’histoire doit cesser de s’écrire au neutre masculin. Deux pistes, deux exigences pour un « changement », l’anthropologie politique et l’histoire qui se nomme aussi tradition. On sait que le monde est sexué, et genré. On discute des identités, du un, du deux et du multiple des sexualités. Or, c’est en considérant l’action des sexes, de leurs liens, de leurs conflits qu’on saisira l’histoire en train de se faire, et de s’écrire. « Les sexes font l’histoire » (voir la classique formule « les hommes font l’histoire ») signifie qu’il est trop simple de ranger ces affaires dans des rapports sociaux de sexe au mieux, dans l’espace privé d’une « condition féminine » au pire. Car ainsi on perpétue l’idée que c’est une chose hors du temps, que la grande Histoire ne se fait pas avec les femmes et les hommes, qui pourtant ne cessent de fabriquer entre eux des événements, d’être pris dans les événements. Cet universel masculin de l’Histoire qui relègue cela à la marge masque la simple réalité, ce que je nomme la « sexuation du monde ». Cette vision des choses, qui rendrait à la question des sexes (genre) son historicité, permettrait alors d’affronter la tradition philosophique, littéraire, esthétique, tout ce qui construit un peuple et des peuples ; non pas de l’extérieur en croyant pouvoir la détruire, pour la reconstruire autrement, mais de l’intérieur, dans ses mécanismes mêmes, là où peut s’introduire du dérèglement, du dysfonctionnement. On retrouverait ainsi d’autres traditions que la nôtre, l’occidentale, prêtes, elles aussi, à fabriquer du désordre dans la tradition patriarcale.
Geneviève Fraisse
Publié dans Humanité