La lepénisation des esprits

Le texte qui suit revient sur trente ans de dérive politique, médiatique, culturelle, qui ont abouti, ce dimanche 23 avril 2017, à une nouvelle percée du Front national, aujourd’hui plus près que jamais du pouvoir présidentiel et de l’hégémonie idéologique, et d’ores-et-déjà pleinement normalisé.

Il revient également sur la notion de lepénisation qui, pour analyser la vie politique française, n’a hélas pas fini de servir.

Retour sur une histoire qui ne finit jamais

La présence de Jean-Marie Le Pen au second tour à l’élection présidentielle en 2002, l’existence d’une profonde discrimination selon l’origine réelle ou supposée, les profanations de lieux religieux (synagogues, mosquées, cimetières) : tous ces phénomènes et bien d’autres témoignent de la persistance d’un profond racisme en France. Depuis longtemps, philosophes, historiens, sociologues, mais aussi militants anti-racistes se sont efforcés d’expliquer ce phénomène, et depuis 2002 une explication semble s’être s’imposée : le racisme se nourrit des effets de la crise économique – chômage, précarité, détérioration des liens sociaux et des conditions de vie dans les quartiers populaires. Une explication insuffisante, voire pernicieuse, que le concept de « lepénisation » permet de contester.

Cette explication, que semble étayer le fort taux de vote pour le candidat du Front national parmi les ouvriers, présente un intérêt certain : plutôt que de renvoyer à des processus psychologiques, voire à une nature humaine invariablement méfiante par rapport à l’étranger, elle souligne l’impact de processus sociaux et économiques. Le racisme est ainsi appréhendé comme une production sociale. Pourtant, en le ramenant à un simple comportement de protestation, ce schéma ne prend pas en compte les opinions racistes comme des phénomènes autonomes, non réductibles à l’expression d’une colère sociale. Il tend également à passer sous silence les conséquences concrètes du racisme pour les populations qui le subissent. Enfin, il repose sur un certain nombre de présupposés qu’Annie Collovald s’est récemment attachée à réfuter.

Dans ce livre important, Le « populisme du FN », un dangereux contresens, l’auteure montre, à l’aide de données électorales précises, le caractère erroné des analyses qui voient dans les classes populaires les principaux soutiens du Front national. Intégrer l’abstention et la non inscription sur les listes électorales, beaucoup plus importantes chez les classes populaires, permet de donner une plus juste mesure du pourcentage d’électeurs FN au sein de cette population. Les commerçants et professions indépendantes apparaissent alors comme les premiers soutiens du parti d’extrême droite. Dans son livre, Annie Collovald retrace la genèse de ce sens devenu commun chez les spécialistes du commentaire politique, et surtout, elle invite à s’interroger sur ses effets sociaux. Avec cette analyse, en effet, s’impose « la figure fantasmatique d’un peuple menaçant pour la stabilité de la démocratie », « délégitimant tous ceux pour qui le “peuple“ est une cause à défendre au profit de la légitimation de ceux qui pour qui le “peuple“ est un problème à résoudre ». Le peuple porterait ainsi une responsabilité, compréhensible mais écrasante, dans la persistance du racisme en France.

Centrant l’explication de la crise de la démocratie et de la représentation politique sur les classes populaires, cette analyse a aussi pour effet d’exonérer les élites politiques et médiatiques de toute responsabilité. Or c’est précisément le rôle joué par la classe politique et les médias dans la montée du Front national que nous voudrions souligner, ouvrant ainsi à une autre approche du racisme. Le racisme, comme nous avons voulu l’expliquer dans notre Dictionnaire de la lepénisation des esprits, n’est pas, ou pas spécialement, une caractéristique de la « France d’en bas » ; il est même, à beaucoup d’égards, une production de la « France d’en haut », et le résultat de la réappropriation dans ses discours de grilles d’analyse, d’arguments, de schémas de pensée d’extrême droite. À quelle réalité renvoie ce que le ministre socialiste Robert Badinter avait, le premier, qualifié de « lepénisation des esprits » ? Quelle forme a t-elle prise et jusqu’où s’est-elle étendue ?

Cette histoire n’est pas linéaire, mais deux épisodes marquants s’en dégagent : la politisation, à partir de la fin des années 1980, de la question de l’immigration et la focalisation des débats politiques autour du « problème de l’immigration » ; la montée en force, dans la seconde moitié des années 1990, des discours sécuritaires centrés sur les jeunes des classes populaires.

Le « problème de l’immigration »

Longtemps confinée au sein de l’administration , la question de l’immigration a fait l’objet, à partir de la fin des années 1970, d’une politisation croissante. Investie par les associations, les médias, la classe politique, elle est devenue un des objets de clivages politiques et de débats publics. Mais, loin d’être posée de façon « neutre », cette question a été problématisée d’une certaine manière. Alors que les mouvements et les associations de gauche et d’extrême gauche engagés dans cette cause voyaient leur influence décliner, l’analyse a été recadrée à la fin des années 1980 sur les problèmes que poseraient les immigrés (et non plus ceux qu’ils subissent), que ce soit à la France, à la situation de l’emploi, aux déficits publics ou encore au niveau de délinquance.

Outre les médias, cette évolution doit beaucoup à un certain nombre de déclarations politiques prenant pour cible les immigrés. Si des personnalités de gauche (comme le Président François Mitterrand ou le Premier Ministre Michel Rocard) ont pu participer à la désignation des immigrés comme menace, la lepénisation des esprits est d’abord le fait de la droite. Jusqu’au début des années 1990, le Parti socialiste cherche à éviter la question de l’immigration, ou alors met l’accent sur le premier volet du diptyque sur lequel va reposer la politique d’immigration en France, quels que soient les gouvernements successifs : l’« intégration » des immigrés ayant vocation à rester sur le territoire français et l’éloignement des irréguliers. Au Parti communiste, les amalgames entretenus entre drogue, délinquance et immigration sont régulièrement repris par certains maires (notamment ceux de Vitry et de Montigny-lès-Cormeilles). La direction nationale, qui initialement leur apporte son soutien, évolue toutefois, à partir de la fin des années 1980, vers d’autres positions sur la question de l’immigration, soulignant la négation des droits de l’homme et l’exploitation économique des sans papiers.

C’est donc avant tout à droite, et depuis la décision de fermer les frontières en 1974, que se développent les discours les plus répressifs à l’encontre de l’immigration, d’abord en vue d’encourager les retours d’immigrés installés en France, ensuite, devant l’échec de cette politique, pour lutter contre les arrivées régulières et irrégulières. En 1986, le ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, s’illustre en procédant à l’expulsion collective de « 101 Maliens ». Des pratiques et un discours répressifs s’imposent, toujours plus médiatisés et progressivement banalisés en dépit des protestations qui peuvent s’exprimer.

L’orientation répressive se renforce au fur et à mesure que l’échec de la politique économique libérale « dure » menée par le gouvernement Chirac en 1986 apparaît patent. La question de l’immigration va devenir, après 1988, un vrai cheval de bataille. Un angle d’attaque privilégié est ainsi trouvé pour attaquer la gestion de la gauche. Mais l’objectif consiste aussi, en multipliant les déclarations de « fermeté » à l’encontre des immigrés, à récupérer les voix du Front national, dans les années où ce parti se développe considérablement, jusqu’à conquérir plusieurs sièges à l’Assemblée nationale et dans les conseils régionaux, ainsi que quelques mairies.

Au sein du discours qui se développe ainsi, deux idées, directement issues de la rhétorique d’extrême droite, reviennent sans cesse, pour gagner un caractère d’évidence de plus en plus partagée. La thématique de la menace va d’abord s’incarner dans la dénonciation d’une « invasion ».

Invasion

« Nous sommes victimes d’une invasion apparemment pacifique mais qui, évidemment, nous menace mortellement dans notre identité et notre sécurité », Jean-Marie Le Pen
« Le type de problèmes auxquels nous allons être confrontés n’est plus l’immigration, mais l’invasion »
, Valérie Giscard d’Estaing, UDF

« Intrusion, occupation, invasion. Les trois mots sont exacts. Pour invasion, je suis reparti consulter le dictionnaire qui donne deux définitions : action de pénétrer et de se répandre dangereusement. Et il n’est pas innocent de le comprendre. Un million de clandestins, c’est l’effectif de cent divisions, non armées certes, mais qui pèsent lourdement sur les conditions de notre existence et de notre identité nationale », Michel Poniatowski, UDF

« Ce qui était une immigration de renfort démographique devient une immigration de substitution de peuplement », Jean-Louis Debré, RPR

« Je suis maire d’une commune dans laquelle se trouvent des écoles où il y a 60 de non francophones. Je le dis calmement avec sérénité. Cela pose des problèmes aux élus locaux et cela posera dans l’avenir aux Français des problèmes considérables (…) Dans les Bouches-du-Rhône, si l’évolution actuelle se poursuit, s’il n’y a pas de diminution de la communauté étrangère, dans quelques années (probablement avant la fin du siècle), il y aura plus d’étrangers que de Français de souche », François Léotard, UDF

« Osons avancer une hypothèse : si 10% des 500 millions de jeunes Africains que l’Afrique comptera en 2025 venaient tenter leur chance en Europe chaque année, ce sont entre 30 et 50 millions de jeunes Africains qui arriveraient, soit la population d’un pays comme l’Espagne, c’est dire l’ampleur du problème que nous avons à gérer », Daniel Colin, RPR

« Les nations existent. Chacun défend son existence légitimement », Jean-Pierre Chevènement, MDC

Ce vieux thème de l’extrême droite française, très prisé par Jean-Marie Le Pen, a été repris explicitement par la droite parlementaire au début des années 1980. « Il faut arrêter cette invasion », pouvait-on lire en 1983 dans un trac de Roger Chinaud et Jean-Pierre Bloch (UDF) en faveur du candidat Alain Juppé (RPR). Il est revenu en force au début des années 1990 et l’on a pu entendre le député RPR Jacques Myard prophétiser « la guerre civile » si rien n’était fait pour contenir les « hordes qui déferlent sous la pression démographique du Sud ». Ce discours fait apparaître les immigrés, non plus seulement comme des parasites ou comme un « problème » à régler, mais aussi comme des agresseurs, justifiant ainsi la violence qui leur est faite en la faisant passer pour un acte de légitime défense. Basé sur des analyses erronées (et maintes fois réfutées, notamment sur le lien entre immigration et chômage, immigration et déficits de la sécurité sociale, immigration et délinquance , ce discours occulte en outre l’histoire d’une autre « migration », celle des colonisateurs français dans les pays du Maghreb et de l’Afrique noire, des violences qu’ils ont perpétrées et de la déstructuration de ces sociétés qui est aussi un des facteurs des migrations actuelles.

Ce discours sur l’invasion a été d’autant plus efficace qu’il est venu se greffer – deuxième thématique sur laquelle nous voudrions insister ici – sur une certaine conception de la nation française. L’immigration ne peut en effet être présentée comme un danger pour la France que parce que celle-ci est conçue comme une entité basée sur une « identité » homogène et immuable à travers des siècles. Cette nation, garantie par l’existence d’un socle de populations « de souche », héritière de valeurs communes, ne pourrait par conséquent se perpétuer qu’en limitant l’arrivant de corps « étrangers ». Cette conception nationaliste, construite sur un modèle « organiciste », nie l’histoire déjà longue de l’immigration en France, mais aussi les conditions sociales et économiques de l’intégration des immigrés. Cette vision se traduit surtout par une série de déclarations sur le « seuil de tolérance » et d’appels répétés à la mise en œuvre de « quotas ».

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