«Pourquoi n’y aurait-il plus de jeunes gens assez passionnés pour déserter les perspectives balisées qu’on veut leur faire prendre pour la vie ?
Pourquoi n’y aurait-il plus d’êtres assez déterminés pour s’opposer par tous les moyens au système de crétinisation dans lequel l’époque puise sa force consensuelle ? », se demande l’écrivain Annie Le Brun dans un essai acéré opportunément réédité en format de poche (1). Un livre rare qui parvient à relier ce que la critique du monde tel qu’il ne va pas tend trop souvent à séparer : le crabe reconstitué et le vieux cinéma colorisé, les OGM et le « langage de synthèse », les replis identitaires et le conformisme contestataire, les tics bouddhistes et le nouvel esprit du capitalisme, la disparition progressive de la grande baleine bleue comme celle de toutes « traces de vies insoumises ».
Quelques jeunes insurgés semblent cependant s’être engouffrés dans ce vivifiant « appel d’air ». Le groupe Marcuse (Mouvement autonome de réflexion critique à l’usage des survivants de l’économie), tout d’abord, qui met son intelligence collective au service d’une critique du « système publicitaire ». Car la publicité est l’agent et « le carburant » d’un modèle de société « fondé sur la croissance marchande » qui, « en poussant à la surconsommation », accompagne la « déshumanisation industrielle ». Dépassant la critique « politiquement correcte » des seuls « excès » de la pub (sexisme, captation de l’imaginaire enfantin, tyrannie des marques), les auteurs mettent la plume dans la plaie de ce « cancer » planétaire (dépendance médiatique et politique, addiction juvénile, pollution indélébile) qui a pris la forme d’une nouvelle religion du Progrès et de l’objet (2).
Une tentative de décontamination que prolongent habilement Matthieu Amiech et Julien Matern sur le front théorique et politique (3). Face à « l’impuissance de la jeunesse d’aujourd’hui », dont le « silence assourdissant » a indéniablement pesé sur l’échec du mouvement social du printemps 2003, ces deux jeunes représentants d’une « génération perdue » cherchent « un idéal à opposer à une domination implacable mais plastique, capable de recycler toutes les indignations » sans toutefois « tomber dans les panneaux de la fausse radicalité progressiste ». Car, comme l’illustrent les contre-projets de la gauche française pour financer les retraites par répartition dans les prochaines décennies, le principal écueil des « intellectuels critiques » est de ne pas arriver à sortir d’un « capitalisme de gauche ». Régulation, taxation, redistribution, stimulation de la consommation… Les ténors de la contestation continuent « d’adorer le fétiche de la croissance », poursuivent les auteurs, alors qu’une jeunesse « paumée » oscille entre protestation parcellaire et « dépolitisation », petits arrangements avec le système et recherche de la plus élémentaire sécurité matérielle.
Nicolas Truong ; le monde diplo
Journaliste, auteur de l’essai Le Théâtre des idées. 50 penseurs pour comprendre le XXIe siècle, Flammarion, Paris, 2008.
(1) Du trop de réalité, Folio, Paris, 2004, 297 pages, 5,30 euros.
(2) De la misère en milieu publicitaire. Comment le monde se meurt de notre mode de vie, La Découverte, Paris, 2004, 142 pages, 7,50 euros.
(3) Le Cauchemar de Don Quichotte. Sur l’impuissance de la jeunesse d’aujourd’hui, Climats, Castelnau-le-Lez, 2004, 174 pages, 15 euros.