Le “digital labor”, les nouveaux temps modernes

Photos, données personnelles… les géants du Web s’enrichissent grâce à notre contribution gratuite. Quand ils ne précarisent pas ouvertement leur main-d’œuvre, petites mains invisibles d’un modèle dématérialisé.

« Si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit. » Sur Internet, c’est un adage. Dans les écoles de commerce, un mantra. Depuis dix ans, nous mettons nos vies en réseau, sur Google, Facebook, Instagram ou la dernière application à la mode. On sème des traces chez Amazon, qui ne rechigne pas à régenter nos lectures. Nous renseignons des champs sur des formulaires en ligne, disséminant ici notre âge, là notre sexe. On « like » des publications, on « share » des photos et on s’envoie des émojis à tour de bras, dans un sabir assimilé par la quasi-totalité de l’humanité. Sur les sites, on écrit quelques mots pour prouver que l’on n’est pas un robot. Ce faisant, nous créons une valeur qui nous échappe. Chaque jour, des centaines de ­millions d’internautes s’affairent telles des abeilles ouvrières pour nourrir les bases de données des grandes plates-formes numériques. Gratuitement, de bon coeur. Ça ne nous coûte pour ainsi dire rien : un peu de temps et quelques concessions sur notre vie privée. Grâce à nos clics frénétiques et à nos petites actions quotidiennes, les géants du Web s’enrichissent, considérablement. Ce n’est pas un hasard s’ils ont remplacé les grandes compagnies pétrolières au classement des plus grosses capitalisations boursières de la planète (on en retrouve cinq dans le top 10). La data est le nouvel or noir. Devant l’emprise grandissante de la Silicon Valley sur nos intimités, certains esprits soucieux ont objecté : « Si vous êtes le produit, c’est que ce n’est pas gratuit. » Formulons une autre hypothèse : « Si c’est gratuit, c’est que vous produisez. »

Dans un monde fragmenté, la frontière entre la sphère publique et la sphère privée se brouille. Tout comme celle entre le travail et le loisir, le travail rémunéré et le travail gratuit, le travail et le quasi-travail. Les sociologues ont même trouvé un nom à ce phénomène : le digital labor. Littéralement, et à gros traits, le « travail numérique ». Un anglicisme non traduit, à dessein, dont le périmètre s’étend comme une tache d’huile recouvrant nos vies. Pendant la campagne présidentielle, certains candidats n’ont eu de cesse de prédire la fin du travail, dévoré par les robots (Benoît Hamon), quand d’autres ont évacué sa pénibilité, parce que cela « induit que le travail est une douleur » (Emmanuel Macron). La réalité est pourtant là, sous nos yeux. Le travail explose, éparpillé par petits bouts façon puzzle. En 2015, dans l’un des premiers ouvrages sur le digital labor, le sociologue Antonio Casilli se risquait à une définition : « Une contribution à faible intensité et à faible expertise mise à profit via des algorithmes et des fouilles de données. » Et ­annonçait la fin des trois huit. « La séquence 8/8/8 est devenue 24/24/24 », écrivait-il. L’avènement d’un nouveau prolétariat, en permanence enchaîné à ses ordinateurs ? Pas si simple. Si nous produisons tous de la valeur pour les multinationales du clic, nous ne le faisons pas de la même façon.

« A eux trois, Google, Apple et Facebook ont moins d’employés qu’un groupe comme Carrefour (205 000 contre 380 000, ndlr)», relève Nikos Smyrnaios, maître de conférences en sciences de l’information à l’université de Toulouse et auteur d’un ouvrage sur l’appétit insatiable de ces nouveaux oligopoles. « Cela veut dire qu’ils sous-traitent la quasi-totalité de leur activité, à l’exception de l’ingénierie, de la finance et du marketing. C’est ce qui leur permet d’avoir une rentabilité hallucinante. » Depuis nos écrans, impossible de distinguer cette main-d’œuvre. Et pour cause : elle est invisible, délocalisée, précarisée. Les entreprises elles-mêmes se gardent bien de la nommer. La désigner, ce serait non seulement lui accorder des droits, mais mettre un coup de canif dans le mythe scientiste d’un Internet miraculeusement sorti de la cuisse de Jupiter. Dans leurs conférences annuelles ou lors de sommets internationaux, les thuriféraires de la technologie ne promettent-ils pas des lendemains futuristes peuplés d’objets connectés, d’intelligences artificielles et d’interfaces à l’ergonomie sans failles ? Ce serait oublier le principal : derrière les machines, des humains. Sous les pavés, ce n’est pas la plage. En 2014, le magazine américain Wired s’est envolé pour les Philippines à la rencontre des salariés de ­TaskUs, une entreprise chargée de modérer des contenus pour Facebook. Dans la banlieue de Manille, à 11 000 kilomètres de la Californie, pour environ 300 dollars par mois, des petites mains jouent les aiguilleurs du ciel dans des cubicules anonymes et climatisés. Quotidiennement ils passent au crible les publications signalées par les utilisateurs, glissant d’une vidéo de décapitation à un accident de la route.

Un nouveau taylorisme

Si certains sont salariés, contractualisés, le digital labor a également fait émerger une nouvelle catégorie de travailleurs : les micro-tâcherons. Contre une rémunération infinitésimale, ces nano-intérimaires réalisent des tâches que seul l’homme sait pour l’heure réaliser. Dans le monde entier, ils ordonnent des bases de données, traduisent des morceaux de phrases, catégorisent des images. Et recommencent. Une sorte de taylorisme dématérialisé, dans lequel les travailleurs entraînent les algorithmes qui, demain, renforcés par cet apprentissage, les remplaceront. Mechanical Turk, un service d’Amazon, est leader sur le marché. Zhubajie domine en Chine ; Foule Factory, en France. Selon la Banque mondiale, entre 2013 et 2016, le nombre de ces micro-travailleurs a doublé, passant de 50 à 100 millions. « Ce qui se renforce, c’est la flexibilité de ces dispositifs », précise encore Nikos Smyrnaios. Julien a brièvement fait partie de ce corps pas tout à fait constitué. Il y a trois ans, étudiant en lettres, il s’est inscrit sur les plates-formes TextMaster et Textbroker. « J’écrivais des textes rémunérés au lance-pierres pour payer les courses de la semaine, raconte-t-il. Entre deux heures de cours, j’allais à la bibliothèque pour rédiger huit textes de 250 mots, sur une marque de savon par exemple. Il fallait les délivrer en moins d’une heure, sinon la commande était donnée à quelqu’un d’autre. Ça nous incitait à être connectés le plus souvent possible. La plate-forme fonctionnait par paliers — 100 000 mots, 750 000 mots —, en promettant de meilleures rémunérations si on les franchissait. Je n’ai jamais dépassé le premier. » Fatigué par un travail « déshumanisé » payé entre 5 et 6 euros de l’heure, Julien a préféré laisser tomber, « quitte à manger des pâtes toute la semaine ».

Dans ce paysage atomisé, les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) sont les grands gagnants. « Ils bénéficient doublement du digital labor, soutient Nikos Smyrnaios, en poussant les utilisateurs à générer du contenu et en mettant en place des outils pour modérer ce contenu. » A l’économie de l’offre ou de la demande ils préfèrent une troisième voie : gérer les deux. En s’appuyant sur une masse toujours plus vaste d’intermédiaires consentants. Nous le voyons tous les jours dans nos villes. Le visage le plus saillant ? Celui du précaire « ubérisé », ce néologisme qui s’est frayé un chemin jusque dans Le Petit Robert tandis que chauffeurs VTC et livreurs à vélo slaloment au milieu des carrefours. Sarah Abdelnour, maîtresse de conférences en sociologie à l’université de Paris-Dauphine, pilote le collectif Capla (pour « capitalisme des plates-formes »). Elle analyse le glissement à l’œuvre : « Au nom de l’innovation technologique, on est en train de bouleverser tout un modèle social. C’est un processus mis en place par les entreprises mais facilité par les pouvoirs publics pour contourner le modèle d’intégration par le salariat. » Sur le papier, la promesse d’Uber est séduisante. Soyez votre propre patron.

Mais, comme le relève la chercheuse, la réalité est moins riante. Parmi les quatre-vingts chauffeurs qui ont répondu à un questionnaire, 62 % affirment travailler plus de cinquante heures par semaine, et un tiers gagne entre 1 000 et 1 500 euros par mois. « Les commissions ont augmenté tandis que les tarifs ont baissé, et l’incitation par les primes a été remplacée par la sanction », poursuit-elle. Si leur note descend en dessous de quatre étoiles, les chauffeurs peuvent être « déconnectés ». Pour vingt-quatre heures, une semaine, ou définitivement. Pas besoin de motiver la décision, puisqu’il n’existe aucun contrat de travail. Et, comble du digital labor, le contrôle est sous-traité à l’usager. Libres de leurs mouvements, ces nouveaux free-lances ? Moins que jamais. Depuis deux mois, Max (1) enfourche son vélo pour le compte de Deliveroo, une start-up parisienne qui permet à ses utilisateurs de commander chez leur restaurateur préféré pour être livrés à domicile. « Quand j’ai postulé, on m’a promis deux courses par heure et une prime en cas de pluie, détaille-t-il. Finalement, seule la prime du dimanche soir a été maintenue, mais elle n’a jamais dépassé 5 euros. Ça peut paraître anodin, mais ce sont nos seules garanties salariales. »

Quid des conditions de travail, une fois qu’il a enfilé le K-Way aux couleurs de l’entreprise ? « C’est très stressant : on est complètement dépendants de l’algorithme qui nous attribue les courses. Ça m’est arrivé de tourner dans ma zone pendant une heure sans rien avoir, les restaurants peuvent mettre énormément de temps à préparer la commande. On essaie de compenser le temps perdu en étant plus rapides, mais c’est dangereux. » Lors de son « ride d’embarquement », terminologie locale de l’entretien d’embauche, Deliveroo a insisté sur la nécessité d’assurer un certain nombre de « rides » par semaine pour être rentable. « Mais ça n’affecte pas vraiment les résultats de Deliveroo, pondère-t-il. « Quoi qu’il arrive leur pourcentage sur le prix d’une commande est assuré, si un livreur ne fait pas assez de commandes, ça n’a pas d’impact sur eux. » Sa hantise : que la plate-forme ferme du jour au lendemain, sans qu’il puisse revoir ses 150 euros de caution.

Comment s’en prémunir ? Quand les chauffeurs VTC manifestent et se rapprochent de Force ouvrière, leurs camarades cyclistes ont créé le Clap : le Collectif des livreurs autonomes de Paris. En mars, ils ont décidé de former deux sections syndicales, une à la CGT et l’autre chez SUD. « Certains veulent requalifier les contrats en CDI, d’autres voudraient former une coopérative ou fonder une mutuelle, mais il faut d’abord établir un rapport de forces afin d’obtenir de meilleures conditions de travail », nous explique un porte-parole. Le digital labor d’aujourd’hui et les luttes de demain ? 

Telerama

A lire

Qu’est-ce que le digital labor ?, de Dominique Cardon et Antonio A. Casilli, éd. Ina, 104 p., 6 €.

Les Gafam contre l’Internet, une économie politique du numérique, de Nikos Smyrnaios, éd. Ina, 160 p., 10 €.