Il est impossible de comprendre la crise que connaît aujourd’hui le Venezuela sans analyser l’ensemble des facteurs que nous vivons « de l’intérieur », et que les principaux médias n’expliquent pas.
Sommaire
I. On ne peut pas comprendre ce qui se passe au Venezuela sans tenir compte de l’intervention extérieure
II. Le concept de ‘dictature’ n’explique pas le cas du Venezuela
III. Au Venezuela le contrat social, les institutions et les cadres de l’économie formelle ne fonctionnent plus
IV. La crise de longue durée du capitalisme rentier vénézuélien (1983-2017)
V. Socialisme ? Au Venezuela c’est un processus progressif d’ajustement et de flexibilisation économique qui est à l’œuvre
VI. Quelle alternative ? Le projet des partis de la Plateforme d’unité démocratique (MUD en espagnol) est néolibéral
VII. La fragmentation du ‘peuple’ et le délitement progressif du tissu social social
Nous présentons ici sept clés de la crise actuelle et insistons sur l’impossibilité qu’il y a à comprendre ce qui se passe au Venezuela si l’on ne tient pas compte de l’intervention étrangère et du fait que le concept de « dictature », inopérant pour expliquer le cas du Venezuela, n’est pas une spécificité régionale de ce pays. Nous pensons quant à nous que le contrat social, les institutions et les cadres de l’économie formelle sont en train d’exploser et que le futur et les politiques de notre pays sont déterminés par la force et un certain nombre de mécanismes informels, exceptionnels et souterrains. Nous pensons que les deux blocs partisans qui se disputent le pouvoir partagent le même horizon néolibéral et que nous assistons à une crise historique du capitalisme rentier vénézuélien. Les communautés, les organisations populaires et les mouvements sociaux font face à une désagrégation progressive du tissu social.
La façon dont est traitée la question du Venezuela dans les grands médias internationaux est certainement unique au monde, faite de déformations, manichéisme, slogans, manipulations et omissions.
Mais au-delà des versions crétinisantes de la novlangue médiatique qui interprète tout ce qui se passe dans le pays en termes de ‘crise humanitaire’, ‘dictature’ ou ‘prisonniers politiques’, ou alors du récit héroïque du Venezuela du ’socialisme ’ et de la ’révolution ’ qui interprète tout ce qui se passe dans le pays en termes de ‘guerre économique’ ou d’‘attaque impérialiste’, de nombreux sujets, thématiques ou processus sont passés sous silence, qui se déroulent chez nous et constituent l’essence de la scène politique nationale. On ne peut rien comprendre à la crise actuelle que traverse le Venezuela si l’on n’analyse pas de l’intérieur, l’ensemble les facteurs qui s’y déroulent.
Une action et une interprétation fondées sur la logique ‘ami/ennemi‘ relèvent plus d’une discussion entre élites politiques et économiques que des intérêts fondamentaux des classes travailleuses et de la défense des biens communs. Il est nécessaire d’avoir une vision globale des processus de crise et du conflit national pour pouvoir tracer les axes permettant de dépasser ou d’affronter la conjoncture actuelle.
Nous présentons ici 7 clés de compréhension, dans une analyse non seulement du conflit gouvernement/opposition, mais aussi des processus en cours au sein des institutions politiques, des tissus sociaux, des réseaux économiques, tout en soulignant les complexités du néolibéralisme et des régimes de gouvernement et de gouvernance dans le pays.
I. On ne peut pas comprendre ce qui se passe au Venezuela sans tenir compte de l’intervention extérieure
Le Venezuela joue un rôle géopolitique significatif, de par les ressources naturelles dont dispose le pays, riches et variées ; sa position géostratégique ; son défi dans un premier temps aux politiques du Consensus de Washington ; son influence régionale intégratrice ; ses alliances avec la Chine, la Russie ou l’Iran. Certains secteurs intellectuels et médiatiques cherchent toutefois à esquiver les dynamiques internationales les plus évidentes qui affectent ou déterminent l’avenir politique du pays, dont la principale est l’action interventionniste du gouvernement et des différents pouvoirs séditieux des Etats-Unis.
Ces secteurs se chargent alors de ridiculiser la critique de l’impérialisme et présentent le gouvernement national comme l’unique acteur de pouvoir au Venezuela, et par conséquent l’unique objet de l’interpellation politique.
Or, depuis l’instauration de la Révolution bolivarienne les Etats-Unis ont déployé un intense interventionnisme au Venezuela, qui s’est renforcé et est devenu plus agressif après la mort du président Chavez (2013) dans le contexte de l’épuisement du cycle progressiste et de la restauration conservatrice en Amérique latine. Rappelons le décret signé par Barack Obama en mars 2015 déclarant le Venezuela comme menace inédite et extraordinaire pour la sécurité nationale des Etats-Unis –‘an unusual and extraordinary threat to the national security and foreign policy of the United States’. Nous savons ce qui est arrivé aux pays qui ont été catalogué ainsi par la grande puissance du Nord.
Aujourd’hui, outre les déclarations menaçantes du Chef du Commandement Sud, l’Amiral Kurt W. Tidd (6 avril 2017), signifiant que la crise humanitaire que vit le Venezuela pourrait rendre indispensable une réponse régionale –‘The growing humanitarian crisis in Venezuela could eventually compel a regional response’–, et l’évidente agressivité de la politique extérieure de Donald Trump avec le récent bombardement de la Syrie, le Secrétaire général de l’Organisation des états américains (OEA), Luis Almagro, a pris la tête de plusieurs pays de la région pour essayer de faire appliquer la Charte démocratique ouvrant par là un processus de ‘retour à la démocratie’ dans le pays.
Les idéologues et agents médiatiques de la restauration conservatrice dans la région montrent une grande préoccupation pour la situation des droits humains au Venezuela, mais ils ne parviennent pas à expliquer pourquoi bizarrement aucun effort n’est fait sur le plan supranational face à l’effroyable crise des droits de l’homme que vivent des pays comme le Mexique et la Colombie. L’indignation morale semble relative et ils préfèrent se taire.
Que ce soit par intentionnalité politique ou naïveté analytique, ces secteurs dépolitisent le rôle des organismes supranationaux et font fi des relations géopolitiques de pouvoir qui les sous-tendent et en caractérisent la nature. Une chose est de lire de façon paranoïaque toutes les opérations impulsées par ces organismes internationaux, une autre, bien différente, est d’interpréter leur action sur un plan purement procédurier, en ignorant les mécanismes de domination internationale et de contrôle des marchés et des ressources naturelles mis en œuvre par ces institutions de gouvernance mondiale et régionale.
Mais il y a plus important. S’agissant d’intervention, on ne peut seulement parler de celle des Etats-Unis. Le Venezuela connaît des formes croissantes d’interventionnisme chinois, dans la politique comme dans les mesures économiques qui ont été prises, ce qui signifie des pertes de souveraineté, une augmentation de la dépendance avec la puissance asiatique et des processus de flexibilisation économique.
Une partie de la gauche a choisi de taire ces dynamiques, considérant que seule l’intervention américaine est digne d’intérêt. Mais ces deux vecteurs d’ingérence étrangère favorisent l’accumulation capitaliste transnationale, l’appropriation des ‘ressources naturelles’ et n’ont rien à voir avec les revendications populaires.
II. Le concept de ‘dictature’ n’explique pas le cas du Venezuela
C’est pratiquement depuis le début de la Révolution bolivarienne que l’on a qualifié le Venezuela de ‘dictature’. Ce concept continue à faire l’objet de larges débats de théorie politique, et ses définitions restent imprécises et lacunaires au vu des transformations et complexifications rencontrées avec les régimes et formes de pouvoir contemporains.
La ‘dictature’ est en général associée à des régimes politiques ou des formes de gouvernement dans lesquels tout le pouvoir est concentré, sans restrictions, en une seule personne ou groupe de personnes ; il n’y a pas de séparation des pouvoirs, ni de libertés individuelles, de liberté des partis, de liberté d’expression, et parfois le concept a été vaguement défini comme ‘le contraire de la démocratie’.
Au Venezuela, le terme de ‘dictature’ a été utilisé et banalisé dans le jargon médiatique de façon superficielle, viscérale, moralisante et présenté comme pratiquement comme une spécificité vénézuélienne, à la différence des autres pays de la région, où il y aurait en théorie des régimes ‘démocratiques’.
La question est qu’au Venezuela il est aujourd’hui difficile de dire que le pouvoir est concentré sans restriction sur une seule personne ou un groupe de personnes, car il y a dans le pays une multiplicité d’acteurs, certes hiérarchisée, mais aussi fragmentée et volatile –surtout après la mort du président Chavez, et il existe divers blocs de pouvoir qui peuvent s’allier ou s’opposer et qui dépasse la dichotomie gouvernement-opposition.
Même si l’une des composantes importantes du gouvernement est militaire, et que des expressions d’autoritarisme et une certaine capacité de centralisation apparaissent, le panorama est très instable. Il n’y a pas de domination absolue du haut vers le bas et il existe une certaine parité entre les groupes de pouvoir en conflit. Mais le conflit pourrait s’étendre et rendre la situation encore plus chaotique.
Le fait que l’opposition vénézuélienne contrôle l’Assemblée nationale, qu’elle a gagnée massivement par la voie électorale, montre bien qu’il n’y a pas absence de séparation des pouvoirs mais plutôt conflit entre eux, jusqu’ici favorable à la combinaison Exécutif-judiciaire.
Plutôt que de parler d’un régime politique homogène, nous sommes face à un large ensemble de forces conflictuelles. Les métastases de la corruption font que l’exercice du pouvoir se décentralise encore davantage, ou bien rende sa centralisation difficile pour le Pouvoir constitué.
En revanche, ce qui a bien à voir avec le vieux concept romain de dictature, c’est que dans ce contexte, le Gouvernement national gouverne par décrets et mesures spéciales dans le cadre d’un ‘état d’exception ‘ déclaré, officialisé depuis le début 2016. Au nom de la lutte contre la guerre économique, la délinquance et les paramilitaires, les avancées subversives de l’opposition, on ignore les médiations institutionnelles et les processus démocratiques. Particulièrement graves sont les politiques de sécurité comme l’Opération de libération du peuple (OLP) qui constituent des interventions de choc directes des corps de sécurité de l’Etat en différents territoires du pays (villes, campagnes, quartiers périphériques), pour ‘combattre la pègre’ qui se soldent à chaque fois par un nombre polémique de morts ; le blocage du referendum révocatoire ; la suspension des élections des gouverneurs en 2016 sans que l’on ne sache à ce jour quand elles auront lieu ; la répression croissante et les débordements policiers face au mécontentement social lié à la situation du pays ; et des processus de militarisation en augmentation, notamment dans les zones frontières et celles qui ont été déclarées ‘de ressources naturelles stratégiques’.
Telle est la carte politique, qui, ajoutée aux différentes formes d’intervention étrangère, constitue la situation de guerre de faible intensité qui traverse pratiquement tous les domaines de la vie quotidienne des Vénézuéliens. Tel est le cadre dans lequel s’exercent les libertés individuelles, l’opposition et la pluralité des partis, la convocation et réalisation de manifestations, l’expression de la dissidence et des critiques dans les medias, entre autres formes de ladite démocratie au Venezuela.
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