Travail forcé, pesticides et pression, la face cachée des produits durables chez Lidl
Après un an de mobilisation pour dénoncer les atteintes aux droits de l’homme et à l’environnement chez les producteurs d’ananas (Costa-Rica) et de bananes (Equateur) fournissant les enseignes allemandes, les ONG ActionAid et Oxfam ont reçu une réponse peu satisfaisante de Lidl. L’occasion de revenir sur la situation et de renouveler l’appel à agir.
Fuite en avant
Le 18 mai dernier, Lidl France a réagi dans un tweet lapidaire à l’incessante action de l’ONG française ActionAid-Peuples solidaires pour dénoncer les conditions de travail des producteurs sud-américains des fruits vendus par l’enseigne. A la suite de l’action de militants des droits de l’homme lors d’un match de handball de la ligue nationale – surnommée Lidl Star Ligue, en raison du sponsoring de l’enseigne d’origine allemande – l’entreprise a déclaré s’être « engagée » en ne vendant plus de bananes provenant d’Equateur.
L’ONG, qui « agit pour les droits et contre la pauvreté dans le monde », a immédiatement réagi dans un communiqué, dénonçant la réaction de Lidl. Se défendant d’avoir demandé la cessation de l’approvisionnement en Equateur, l’association regrette une décision qui « risque surtout de mettre en difficulté les travailleurs et travailleuses ». Plutôt qu’un retrait brutal qui ressemble à une fuite de ses responsabilités, l’enseigne aurait dû mettre en place une politique d’entreprise visant à « éviter, prévenir ou atténuer les conséquences néfastes de leurs activités sur les droits humains ».
Les fruits de la discorde
Qu’est-il reproché à Lidl au juste ? L’histoire remonte à juillet dernier, quand l’association Oxfam Allemagne publiait un rapport d’enquête explosif sur les conditions de travail des travailleurs dans les exploitations productrices de bananes en Equateur et d’ananas au Costa Rica. L’enquête, menée directement dans 7 plantations avec des interviews de plus de 200 travailleurs, en appelait directement aux grandes enseignes allemandes se fournissant dans ces pays (Lidl, Rewe, Edeka et Aldi) pour faire cesser les injustices qu’elle décrit. Lidl étant aussi implanté en France, le rapport avait été repris par ActionAid pour faire pression sur la filiale française, notamment grâce à une campagne vidéo et un web-documentaire approfondi, titré « Le juste fruit ! ».
Revenons sur le rapport d’Oxfam. Très rigoureux, celui-ci s’appuie sur deux études de cas pour décrire l’injustice de la situation des travailleurs dans les plantations. Le premier point abordé est celui des pesticides : dans une des plantations visitées, celle de Palmar, 83 travailleurs sur les 100 interrogés indiquaient devoir travailler pendant l’épandage par avion de pesticides sur les champs, « au risque d’être licenciés en cas de plainte ». La pratique, illégale puisqu’un délai de 8 heures doit normalement être respecté, est particulièrement dangereuse au vu des pesticides utilisés : oxamyl, paraquat, mancozeb ou encore glyphosate, autant de noms tristement réputés pour leur nocivité. Les conséquences sont inévitables : une étude autrichienne, citée par le rapport, a démontré que les travailleurs « souffraient de maladies gastro-intestinales dans des proportions six à huit fois supérieures à ceux employés par des plantations biologiques » ; sans parler des risques accrus, mais plus difficiles à prouver, de cancers et de maladies respiratoires.
Deuxième volet dénoncé par le rapport : le respect du droit du travail dans les plantations. Sont pointées du doigt : des irrégularités de paiement des salaires (non-respect du salaire minimum, pas de retraite, pas de couverture maladie), de parité (travailleuses payées en moyenne 30% moins que les hommes) ou encore de respect des syndicats (jusqu’à 97% des travailleurs indiquent ne pas avoir le droit à un syndicat). Le rapport est émaillé de témoignages d’anciens employés, comme Isidrio Ochoa, qui raconte son expérience avortée de constitution d’un syndicat, qui lui a coûté son emploi ; « je t’aurais », lui a écrit son ancien patron quand il a témoigné de son expérience lors d’une conférence au Pérou.
Enfin, le rapport dépeint des conditions de travail – et de vie – extrêmement précaires et difficiles : un travail de 5h du matin à 17h pour le salaire minimum, pas de couverture santé en cas de grossesse ou de maladie, pas de contrat de travail écrit. En conséquences, les familles de travailleurs vivent dans des conditions précaires, manquant de meubles, d’eau courante et de diversité alimentaire : « lorsque tu es pauvre, tu dois manger ce que tu peux te permettre », raconte un témoin, dénonçant l’augmentation des prix.
Pourtant, la plupart des plantations sont certifiées par un label, que ce soit la certification Rainforest Alliance (92% des bananes de Lidl en Allemagne portent la grenouille verte) ou un label équivalent conçu par WWF. Ces étiquettes sont exploitées pour les enseignes pour renvoyer une image responsable, dénoncée comme du « greenwashing » par le rapport d’Oxfam. En effet, si le label Rainforest Alliance établit quelques principes rudimentaires (pas de travail d’enfants, obligation de payer le salaire minimum et de fournir une protection aux travailleurs), ce n’est pas un label biologique (pas d’interdiction sur l’usage de pesticides comme le glyphosate), ni un label de commerce équitable (comme Faitrade/Max Havelaar qui garantit un prix minimum d’achat et le versement d’une prime de développement).
Ce dernier point mène l’association à insister sur la responsabilité des enseignes de grande distribution : bien sûr, les victimes ne sont pas leurs employés directs, mais c’est leur politique de prix et de marketing qui provoque la situation. Sur des produits comme l’ananas ou la banane, les discounteurs que sont Lidl ou Aldi (en Allemagne) pratiquent des prix très agressifs : un kilo de banane, importé de l’autre bout du monde, coûte souvent moins cher qu’un kilo de pommes de la région. En conséquence, le prix à l’importation chute (-0,45€ pour l’ananas entre 2002 et 2014), tout comme les bénéfices des producteurs, et le salaire des travailleurs. La part de ces derniers est pourtant déjà bien faible : environ 7 % du prix d’une banane revient au travailleur, contre 41% pour le supermarché.
Demandes d’Oxfam
En conclusion de l’enquête, Oxfam établit une série de requêtes pour remédier à cette situation, reprises par ActionAid pour Lidl France. En premier lieu, les ONG demandent aux enseignes impliquées de travailler avec leurs fournisseurs pour améliorer les conditions de travail (respect des standards des labels, suppression des pesticides dangereux), en commençant par payer un prix plus juste pour les fruits (en guise de référence, le rapport suggère les prix de la filière commerce équitable). Enfin, les militants demandent plus de transparence sur les efforts des entreprises, avec l’implication des syndicats et des ONG concernées dans les initiatives. Les enseignes sont aussi encouragées à rejoindre le Forum mondial de la banane (FMB), une association de producteurs, syndicats, ONG et politiques pour l’amélioration de la filière.
Un appel est également lancé aux Etats (producteurs et consommateurs) pour la création d’une législation obligeant tous les acteurs à la vigilance quant aux conditions de travail des travailleurs de la filière. Enfin, l’ONG s’adresse aux consommateurs qui entretiennent la situation en consommant ces ananas et ces bananes de la colère : nous sommes le sommet de la chaîne alimentaire, et notre avis est primordial ; en consommant des produits issus du commerce équitable, et en faisant entendre sa voix sur le sujet, la société civile pèse plus lourd encore que le législateur.
Quand le commerce est équitable
A quelques centaines de kilomètres de l’Equateur, au Panama, se tient un exemple de production vertueuse. La coopérative Coobana, fondée en 1991, est érigée en modèle par ActionAid dans son documentaire : rassemblant 500 travailleurs, elle produit aussi des bananes, mais dans des conditions radicalement différentes (pas de pesticides dangereux, ouvriers protégés par des tabliers et des gants, contrôles fréquents du label).
Les producteurs, protégés par le label Fairtrade/Max Havelaar, vendent les caisses de fruits à un prix fixé par le gouvernement, et perçoivent par caisse 1$ supplémentaire : cette « prime de développement » sert à financer des projets d’amélioration de la vie des travailleurs. Sont cités la construction d’un collecteur d’eau de pluie, la création d’une boutique aux prix inférieurs aux magasins locaux, ou enfin le financement d’études en parallèle du travail dans la plantation.
Progrès récents en France
N’oublions pas que le point de départ de l’étude d’Oxfam est le marché allemand. En France, Lidl mis à part, la situation est probablement différente, et une autre étude serait nécessaire pour tirer un parallèle. En termes de législation, un progrès très récent est à noter (qui n’est peut-être pas étranger à la réaction tardive de Lidl France) : le 27 mars dernier a été promulguée la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre.
Derrière ce titre à rallonge se cache une loi obligeant les entreprises de plus de 5 000 salariés (seulement 150 structures concernées en France, mais c’est un début) à un « devoir de vigilance » quant aux atteintes aux droits humains provoquées par leurs activités (mais aussi celles de leurs sous-traitants et fournisseurs). Salué par Amnesty International, ce texte offre aux victimes de ces atteintes un cadre pour porter plainte, et demande à chaque entreprise de publier annuellement un rapport pour « évaluer et prévenir les impacts négatifs qu’ont leurs activités sur l’environnement et les droits humains ».
Cette réforme, jugée « historique » par certains, fera, espérons-le, école dans le reste de l’Europe et notamment en Allemagne, obligeant Lidl, Edeka ou encore Aldi à prendre leurs responsabilités. On regrettera cependant la faiblesse du texte définitif : suite à une saisie du Conseil constitutionnel, la menace d’une amende (jusqu’à 30 millions d’euros) a été retirée ; de plus, le texte manque de propositions concrètes et pédagogiques pour inciter les entreprises à balayer devant leur porte : « la proposition de loi est ainsi susceptible de créer une certaine insécurité juridique pour les entreprises au lieu d’énoncer des directives claires (…) pour respecter les droits humains dans leurs activités », regrette l’avocat Stéphane Brabant dans une tribune du Monde.
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