» Monsanto papers » Deuxième partie
Stratégie d’influence
Une réponse qui laisse insatisfaits Hilal Elver et Baskut Tuncak, respectivement rapporteuse spéciale sur le droit à l’alimentation et rapporteur spécial sur les produits et déchets dangereux des Nations unies. » Nous appelons respectueusement l’OMS à expliquer comment exactement elle en est arrivée à -conclure que les liens des experts avec l’industrie ne représentaient aucun conflit d’intérêts,- -apparent ou potentiel, en fonction de ses propres règles « , ont réagi les deux experts, sollicités par Le Monde. » Des processus solides, clairs et transparents sur les conflits d’intérêts sont essentiels à l’intégrité du système « , précisent-ils, avant d’ » encourager « les organisations des Nations unies à les » réviser « .
De » graves allégations » existent sur » le fait que les industriels “achèteraient”des scientifiques pour qu’ils confirment leurs arguments « , avaient écrit les deux experts dans leur rapport sur le droit à l’alimentation. » Les efforts déployés par l’industrie des pesticides, insistait ce texte remis au Conseil des droits de l’homme des Nations unies en mars 2017, ont entravé les réformes et paralysé les initiatives visant à restreindre l’utilisation des pesticides à l’échelon mondial. «
Jeter le discrédit sur le CIRC, les experts de son groupe de travail, la qualité du travail scientifique qui a été mené : des » efforts » qui relèvent de l’importance stratégique, voire de la nécessité vitale pour Monsanto. A ses trousses, plusieurs cabinets d’avocats américains représentent victimes ou proches de victimes décédées d’un lymphome non hodgkinien (LNH), un cancer rare affectant les globules blancs, qu’ils attribuent à une exposition au glyphosate. Pour eux, la monographie 112 du CIRC constitue une pièce à conviction primordiale. Pour Monsanto, elle risque de peser sur les verdicts. Selon les documents légaux, le montant des dommages et intérêts à verser aux Etats-Unis aux 800 plaignants pourrait se chiffrer en milliards de dollars. D’autant que le nombre de demandeurs -devrait » probablement » atteindre 2 000 d’ici à la fin de l’année, estime Timothy Litzenburg, l’un des avocats pour le cabinet Miller.
Mémos confidentiels, tableaux garnis de chiffres ou briefs internes : en tout, 10 millions de pages arrachées aux cartons d’archives et aux entrailles des PC de Monsanto. C’est la quantité de documents que la firme a été contrainte de livrer à ce jour à la justice. Aux Etats-Unis, la procédure dite de » discovery « ( » découverte « ) autorise ce genre de raid dans la paperasse de l’adversaire.
De cette masse de documents scannés des » Monsanto papers « , révélés au compte-gouttes, affleure le plan de riposte de la multinationale. Comme ce document PowerPoint » confidentiel « du 11 mars 2015, dont les diapositives déroulent une stratégie d’influence sous la forme de » projets scientifiques « . Y est notamment évoquée une » évaluation complète du potentiel cancérigène » du glyphosatepar des » scientifiques crédibles « , » éventuellement via la formule d’un panel d’experts « . Ce sera chose faite.
En septembre 2016, une série de six articles paraît dans la revue Critical Reviews in Toxicology. Ils exonèrent le glyphosate. Mais la publication étant ouvertement » sponsorisée et soutenue par Monsanto « , le contraire eût-il été seulement possible ? Leurs auteurs : les seize membres du » panel d’experts « auxquels Monsanto a confiéla mission de » réexaminer la monographie du CIRC sur le glyphosate « . Leur recrutement a été délégué à Intertek, un cabinet spécialisé dans la production de matériau scientifique pour les entreprises en difficulté réglementaire ou judiciaire avec leurs produits. Monsanto et ses alliés feront également appel à Exponent et Gradient, deux autres cabinets de » défense de produits « .
Dans le document PowerPoint de gestion de crise, il est aussi question de publier un -article sur le CIRC lui-même : » Comment il a été formé, comment il fonctionne, n’a pas évolué au fil du temps. Ils sont archaïques et -désormais inutiles. « Le scientifique évoqué pour l’écrire n’a, depuis, rien publié sur la question. Un article correspondant en tous points à ce cahier des charges hostile paraît en revanche en octobre 2016 dans une revue mineure. Le système de classification du CIRC, » devenu obsolète « , » ne sert les intérêts ni de la science ni de la société « , écrivent les dix auteurs. » C’est ainsi que la viande transformée peut se retrouver dans la même catégorie que le gaz moutarde. « L’approche du CIRC, assènent-ils, est à l’origine de » peurs sanitaires, de coûts économiques inutiles, de la perte de produits bénéfiques, de l’adoption de stratégies plus coûteuses pour la santé, du -détournement des financements publics vers de la recherche inutile « .
Un ton très inhabituel pour une revue scientifique. C’est peut-être parce que Regulatory Toxicology and Pharmacology est une publication un peu particulière. Non seulement son comité éditorial compte pléthore d’industriels et de consultants, mais son -rédacteur en chef, Gio Gori, est une figure -historique de l’industrie du tabac. Propriété du puissant groupe d’édition scientifique -Elsevier, c’est la revue officielle d’une – » société » prétendument savante, l’International Society of Regulatory Toxicology & Pharmacology (ISRTP). Aucune information n’étant disponible sur son site Internet, et ni M. Gori, ni l’ISRTP, ni Elsevier n’ayant répondu aux sollicitations du Monde, il n’a pas même été possible d’en identifier les responsables. Ses sources de financement, encore moins. Cependant, la dernière fois que l’ISRTP publiait la liste de ses sponsors, en 2008, elle en listait six. Parmi eux : Monsanto.
» Artefacts historiques «
Quant aux dix auteurs de l’article eux-mêmes, certains ont travaillé ou travaillent pour le groupe suisse Syngenta, membre de la » glyphosate task force « constituée par les industriels qui commercialisent des produits à base de glyphosate. D’autres sont consultants privés. Ces derniers, des scientifiques exerçant dans le milieu académique, participent aux activités de l’ILSI, l’organisation de lobbying scientifique. Parmi eux : Samuel Cohen, professeur d’oncologie à l’université du Nébraska, Alan Boobis, le coprésident du JMPR, et Angelo Moretto, le rapporteur du même JMPR…
Ces trois-là n’en restent pas là. Quelques mois plus tard, ils publient sur Genetic -Literacy Project – ce site de propagande qui avait relayé les attaques personnelles contre Christopher Portier – un texte appelant cette fois à » l’abolition » du CIRC. L’agence est accusée d’exciter la » chimiophobie « du public. S’il n’est pas réformé, écrivent-ils, le CIRC » devrait être relégué au musée de la -réglementation auquel il appartient, auprès d’autres artefacts historiques comme la Ford modèle T, l’avion biplan et le téléphone à -cadran « .
Dans le milieu scientifique, les usages veulent que l’auteur qui rédige le premier jet d’un texte prend en charge le suivi des modifications jusqu’aux dernières corrections. -Lequel d’entre eux a écrit ces deux textes – celui publié dans la revue scientifique et l’autre, publié sur le site Genetic Literacy -Project ? » Je ne m’en souviens pas « , répond Alan Boobis qui, interrogé par Le Monde, met en avant un » long processus » de rédaction et de » peaufinage tout au fil de l’année. «
Le propos relève » un peu de la stratégie du choc « , reconnaît M. Boobis. Une raison de publier sur ce site ? M. Boobis admet que -Genetic Literacy Project n’est pas réputé pour sa rigueur, mais explique que le texte a été -refusé par une revue scientifique. Leurs -arguments sont identiques à ceux de -Monsanto et de ses alliés ? » Nous sommes maintenant dans une situation singulière, où la moindre association avec l’industrie est -immédiatement considérée comme un indice de partialité, de corruption, de facteur de -confusion, de distortion et de que sais-je -encore « , rétorque M. Boobis.
Est-ce l’ » abolition » du CIRC que Monsanto souhaite ? Aux questions du Monde, la firme n’a pas souhaité répondre.
Stéphane Foucart et Stéphane Horel ; le monde
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La justice américaine a déclassifié des correspondances internes de la firme. Dès 1999, cette dernière s’inquiétait du potentiel mutagène du glyphosate.
Un article du 18 mars :