Le naufrage de l’écologie politique

À sa naissance, l’écologie politique avait pour haute ambition de « prendre en charge les défaillances du socialisme » (Philippe Lebreton) et d’ »amélior[er] la condition humaine » en s’appuyant sur « les connaissances apportées par l’écologie » (Pierre-Jean Dessertine). Depuis, beaucoup d’eau sale et de gel douche Ushuaïa ont coulé sous les ponts, mais René Dumont a toujours raison.

L’écologie politique à son nadir pourrait se définir comme une marée noire idéologique consécutive au non-respect des normes de transport d’un socialisme exigeant. À sa naissance, elle avait pour haute ambition de « prendre en charge les défaillances du socialisme »[1] et d’« amélior[er] la condition humaine » en s’appuyant sur « les connaissances apportées par l’écologie »[2]. Depuis, beaucoup d’eau sale et de gel douche Ushuaïa ont coulé sous les ponts. Pour lever toute ambiguïté, on fera mieux de substituer écologisme à écologie politique et l’on désignera par écologie l’ensemble des discours scientifiques qui traitent de la cogestion de la maison Terre.

Dans la foulée du méga sommet de Rio de 1992, l’écologie a vu ses thèmes imprégner peu à peu tout le nuancier politique sans que l’écologisme parvienne à dépasser le

gabarit lilliputien de la force d’appoint, de la caution long-termiste des fragiles coalitions nées de la crise. L’écologie pensait pouvoir attraper le pouvoir au lasso et c’est le pouvoir qui l’a prise à sa glu. Il faut dire que des termes tels que « durable », « recyclage » ou « circularité » tintent familièrement aux oreilles des accapareurs et des transfuges de la chose publique, passés maîtres dans l’art de durer, de se recycler, de remployer en boucle leurs idéaux proclamés la main sur le cœur et mis sous le boisseau à la première occasion d’avancement. Si l’écologie a fait des émules, c’est d’abord parmi ces gens-là. Dès lors, faut-il s’étonner que de jeunes socialistes français, bloqués dans leur parcours par l’espèce surprotégée des mammouths du mitterrandisme, se soient rabattus sur l’écologie politique dans l’espoir d’y faire carrière, sous couvert d’y ressourcer leurs principes ?

L’écologisme a commencé à faire parler de lui dans les années 1970 et son chantre d’alors était le Français René Dumont (1904-2001), un agronome proche du PSU (Parti socialiste unifié) engagé dans toutes les luttes fondamentales en –isme (tiers-mondisme, anticapitalisme, pacifisme, mondialisme, etc.), même si ces –isme marquent en général un rétrécissement du concept qu’ils hébergent. Dumont n’était pas de ces Verts-galants venus du Parti radical de gauche, comme le tout-puissant sénateur Jean-Vincent Placé, mais un brise-lame de la gauche radicale. Radical, il l’était, comme candidat à l’élection présidentielle de 1974, quand il en appelait à une « mobilisation générale de survie », reformulée dans cette alternative restée célèbre : « À vous de choisir – l’écologie ou la mort. »[3] Radical, il l’était encore, et même davantage, quelques mois avant de quitter notre vallée d’alarmes, quand il descendait droit à la racine du mal : « Le libéralisme économique, c’est la liberté de tuer. » Entretemps, son Mouvement écologique était devenu le Mouvement d’écologie politique (1979-80), puis Les Verts (1984), et avait accepté de négocier avec des assassins en liberté.

Dumont ne rejetait pas tant un modèle que sa matérialisation en société dont les obligations empêchent de faire société. Il appuyait là où ça fait mal collectivement, touchait au mythe de la croissance (le candidat Giscard d’Estaing, sourd aux avertissements lancés par le Club de Rome en 1972, le servait ad nauseam à chaque meeting) comme à celui de l’automobile (Dumont préconisait l’arrêt de la construction des autoroutes et le bridage des moteurs à 4CV maximum). Au lieu de prendre les citoyens pour des enfants et de leur présenter, enveloppée d’un sourire et d’un boniment, la gélule de l’horreur libérale, il les considérait comme des individus majeurs, quoique pas encore vaccinés, et leur demandait de regarder à deux fois avant d’acquiescer à la fausse évidence du « moins pire des systèmes ». Il n’hésitait pas à inverser les lieux communs par lesquels le capitalisme libéral continue de justifier la marchandisation du réel. Par exemple, il affirmait que les investissements sociaux (crèches, hôpitaux…), cible privilégiée des fossoyeurs de l’entraide organisée, sont « les plus productifs de tous » ; il dénonçait également la « course au gigantisme industriel »[4], dont les immenses fermes éoliennes offshores sont les derniers avatars donquichottesques.

Lorsqu’on compare le programme de René Dumont au programme de ceux qui, de nos jours, s’en réclament et l’ont lu en biais, on mesure toute la distance qu’il y a du vert franc au verdâtre. L’écologisme de Dumont interrogeait le pourquoi, comme l’annonçait sans ambages le sous-titre de son manifeste électoral : « Pour une autre civilisation », alors que l’écologisme de ses successeurs n’interroge que le comment (P.-J. Dessertine). L’écologisme a commis l’erreur de conditionner l’engagement à la conquête du pouvoir. Dans sa forme partisane vassalisée, il n’est plus guère intéressant. Les signaux qu’il envoie ne sont bien reçus que des spéculateurs de l’économie verte et des zébulons rifkiniens de l’économie « sociale et solidaire ». Dans sa forme non partisane ou transpartisane, l’écologisme ne se vit plus actuellement que de deux manières plus ou moins coordonnées : la piraterie (Sea Shepherd, Greenpeace) et la mobilisation citoyenne façon caillou dans la sandale de la haute administration des privilèges (Sivens, Notre-Dame-des-Landes, Bure, etc.). Donner l’exemple, c’est déjà faire de la politique. Le parcours de René Dumont est, à ce titre, éminemment politique. Il apporte la preuve qu’un problème bien posé, s’il vous aliène le siècle, vous constitue en référent pour les siècles suivants.

Le distinguo écologie/écologisme peut paraître oiseux ; de même, l’expression « écologie politique » peut paraître redondante. Pourtant, l’écologie, à ses prémices, au XIXe siècle, n’était pas perçue comme un instrument politique, bien qu’elle entretînt des rapports avec la politique. La conscience écologique, mise en réseau des savoirs sur la nature[5], est d’abord apparue chez les savants, des savants qui ne prônaient ni ne pratiquaient la « frugalité heureuse » chère à Pierre Rhabi. Le raisonnement de ces Messieurs était le suivant : la destruction d’un environnement naturel signifie la destruction de connaissances, holocauste insupportable à tout esprit scientifique ; or, la nature sera d’autant mieux défendue qu’elle est mieux connue ; par conséquent, lorsque sont découverts de nouveaux territoires, la tâche du politique doit consister à faire passer le savant avant le pionnier. Notons que les savants de l’époque étaient soit des autodidactes, soit des fonctionnaires. Ils servaient la Science sur leurs propres deniers ou sur les deniers publics, ce qui réduisait considérablement les risques de conflits d’intérêts. L’entrée en politique de certains savants comme René Dumont tient sans doute au fait qu’avec le développement industriel et l’accroissement des moyens de prédation, les arbitrages de l’État ont de plus en plus favorisé le pionnier au détriment du savant.
Notes
[1] Philippe Lebreton, 1978.
[2] Pierre-Jean Dessertine, « L’impuissance écologiste : le pourquoi et le comment ».
[3] L’alternative dérive du titre de son premier livre écologiste : L’Utopie ou la mort, Paris, Seuil, 1973. L’écologie serait donc l’autre nom d’une utopie, c’est-à-dire d’un non-lieu. Dumont avait compris que si l’écologie faisait son entrée dans l’histoire, il fallait craindre qu’elle n’en sortît très vite en s’instituant en parti et que son volontarisme ne se muât d’un coup en pragmatisme real-politicien.
[4] René Dumont, Manifeste électoral, 1974.
[5] C’est le projet encyclopédique défini par Alexander von Humboldt dans Cosmos : essai d’une description physique du monde (1847-1859) : « Je pense que ceux qu’un long et intime commerce avec la nature a pénétrés du sentiment de sa grandeur, qui, dans ce commerce salutaire, ont fortifié à la fois leur caractère et leur esprit, ne sauraient s’affliger de la voir de mieux en mieux connue, de voir s’étendre incessamment l’horizon des idées comme celui des faits. […] Un livre où l’on essaie de réunir tout ce qui, à une époque donnée, a été découvert dans les espaces célestes, à la surface du globe, et à la faible distance où il nous est permis de lire dans ses profondeurs, peut, si je ne me trompe, quels que soient les progrès futurs de la science, offrir encore quelque intérêt, s’il a réussi à retracer avec vivacité une partie au moins de ce que l’esprit de l’homme aperçoit de général, de constant, d’éternel, parmi les apparentes fluctuations des phénomènes de l’univers. »

Blog de Bertrand Rouzies sur mediapart