Un livre de Catharine A. MacKinnon : le féminisme irréductible
Dans sa courte préface, Noëlle Lenoir parle, entre autres, de la violence, de l’inégalité et du cri des femmes, « Le cri des femmes, mêmes sous ses formes les plus radicales, n’est jamais inutile, et l’indifférence restera encore et toujours le pire ennemi de ceux et celles qui ne veulent pas voir perdurer un état de fait dont l’humanité s’est trop longtemps accommodée », des débats sur les droits civiques et la liberté d’expression, de l’actualité européenne d’une barbarie ciblée sur les femmes (guerres des Balkans) …
L’égalité des femmes est incompatible avec une définition de la liberté des hommes s’exerçant au dépens des femmes.
Noëlle Lenoir parle aussi de l’égalité de droit entre femmes et hommes et les inégalités de fait, de la régression des droits des femmes s’accompagnant du déni des droits à la sexualité et à la santé…
Dans sa préface à l’édition française de 2004, Catharine A. MacKinnon aborde l’inégalité de sexes, les formes d’inégalité de pouvoir, la violence contre les femmes comme partie intégrante de cette inégalité, le sexe de ceux auxquels la loi donne du pouvoir, le genre des lois, « l’inégalité de sexe se trouve au fondement même des normes juridiques », les abus sexuels permis par les lois qui les combattent, la pornographie et la misogynie dissimulées sous le droit à la liberté d’expression, « le racisme et le sexisme de la loi et de la société ne sont pas seulement étroitement imbriqués mais se constituent mutuellement à bien des égards », les violations humaines non sous l’angle de la morale mais des « dommages causés à la personne », les expériences de femmes bien précises, la suprématie masculine…
L’auteure pose la question « théorico-stratégique » des modifications possibles…
Avant de détailler certains points de ce recueil de conférences données dans les années 80, je souligne la très grande clarté et lisibilité de ces textes, le souffle du refus de la perpétuation des violences et des inégalités, la précision des énoncés et l’humour de l’auteure. Il n’est pas neutre que figure sur la première page « Pour Andrea Dworkin ».
Je précise qu’il ne s’agit pas d’un recueil de droit, même si le droit et la structure juridique institutionnelle étasunienne sera critiquée. La création juridique n’a pas la même histoire aux USA ou en France par exemple. Les normes juridiques ne sont pas semblables et donc leurs impacts sont différenciés. Domine cependant dans ces normes « modernes » l’abstraction et en particulier celle des êtres humains pensés en dehors de tous les rapports sociaux, de toutes les dominations, de toutes les inégalités. Il ne s’agit pas de nier les ferments subversifs de cette abstraction mais bien d’en souligner les contradictions et les effets – masquant à la fois les rapports de domination et par là-même les renforçant. Qu’en est-il donc du droit « égal » dans une société d’inégalité ?, « L’égalité abstraite ébranle l’inégalité réelle, mais en même temps elle la renforce »…
La présentation est titrée « L’art de l’impossible ». Catharine A. MacKinnon discute des efforts « pour changer la condition des femmes par le droit ou tout autre moyen disponible ». Elle explique la nature des textes, souvent des conférences publiques, et indique « je veux que vous m’entendiez au lieu de me lire ». A chacun-e aujourd’hui, trente ans plus tard, d’entendre cette féministe irréductible, à travers ses analyses ; ne pas en rester à la surface des choses mais bien pénétrer au cœur des rapports sociaux de sexe – mais pas seulement – pour comprendre les modalités des violences, en particulier sexuelles, exercées contre les femmes et comment les normes juridiques concourent au maintien du statu quo au bénéfice des hommes.
Les conférences « cherchent des réponses aux grandes questions que pose la subordination des femmes aux hommes ». L’auteure y aborde le genre « tout en étant une forme d’inégalité particulière, contribue, lui aussi, à l’incarnation et à l’expression sociale des inégalités de races et de classes, elles-mêmes profondément enracinées en lui ». Pour ma part, je parle de rapports sociaux et et de leur imbrication (en particulier, des rapports de classe, de sexe, de racisation) et de leurs contradictions. « le genre donne en partie leur signification aux races et aux classes tout en les divisant en deux, pendant que les particularités de celles-ci complètent et traversent le genre ». Comme je l’ai écrit récemment dans une autre note, la non-prise en compte de l’ensemble des rapports sociaux, de l’exploitation et des dominations, interdit de penser les conditions de mobilisation et d’auto-organisations des individu-e-s et des groupes sociaux concernés, rend illusoire la possibilité même de construction de solutions démocratiques et majoritaires à tous les échelons, ferme l’horizon des luttes tant locales que globales…
Catharine A. MacKinnon aborde la question du pouvoir, les formes de la suprématie masculine et présente les thèmes donnant unité à son livre :
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« Le premier de ces thèmes est l’analyse de la relation sociale entre les sexes, organisée de telle sorte que les hommes peuvent dominer les femmes et les femmes doivent se soumettre, que cette relation est sexuelle et qu’elle est, en fait, le « sexe ». »
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« Le deuxième thème est une critique de la conception du genre fondée sur la différence plutôt que sur la hiérarchie »
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« Le troisième thème montre comment en Amérique la pornographie est un des moyens essentiels de la mise en acte des deux dynamiques précédentes dans la vie quotidienne »
L’idée de la différence pour construire et maintenir la domination des hommes sur les femmes, pour donner force au genre « sous une description statique du genre comme partition d’ordre biologique, social, mythique, ou sémantique, gravée, inscrite ou inculquée par Dieu, la nature, la société (sans acteur défini), l’inconscient ou le cosmos » ; la pornographie, « une industrie et non une simple iconographie », la transformation de l’inégalité de sexe en sexualité ; il n’y a pas d’harmonie biologique à rétablir mais bien un « conflit social fondamental à résoudre », une question de pouvoir.
Dans sa présentation, l’auteure parle donc de sexualité, de la violence sexuelle comme pratique sexuelle, de la jouissance des hommes et de leurs actes sexuels, des abus sexuels comme forme de terreur, de l’éventualité du viol comme une caractéristique de la vie courante des femmes, de système de domination pérenne…
Elle poursuit avec le genre, les frontières tracées par l’inégalité, « L’inégalité est concrète et détermine une disparité », la place du droit consistant à faire « sans cesse comme si le genre était véritablement un problème de différence, au lieu de considérer la différence de genre est construite à partir de la différence que construit le genre » ou dit autrement « La différence est la définition que le système de genre donne du genre, la domination qu’il dénie, ce qui devrait déjà suffire à la rendre suspecte », les visions non étriquées pour parler de 53% de la population…
Catharine A. MacKinnon aborde la pornographie, ce qu’elle dit, ce que Linda Lovelace en dit dans Ordeal, le succès ahurissant du film Deep Throat et ses conséquences pour les femmes, « Quand une femme devient « l’expression » d’un pornographe, l’atteinte à sa personne est de la sexualité, donc la vérité », la politique de la question pornographique, le droit et ses relations à la pornographie, le régime de la suprématie masculine, les « frissons sexy », la non égalité de la « liberté sexuelle », l’abstraction libérale et le fantasme de neutralité, la voix du féminisme…
« En temps que femmes, nous avons été privées non seulement de termes qui nous soient propres pour parler de nos vies, mais de vies à vivre qui nous soient propres »
Des conférences, entre autres, sur la théorie de l’égalité fondée sur la notion d’identité et de différence, le pouvoir, « Ils regardent le pouvoir sans jamais le voir et en ne voyant que lui », l’érotisation de la domination et de la soumission, les constructions sociales, la baise, la soit-disant neutralité de norme de fait raciste et sexiste, la suprématie masculine, le viol, la sexualité et la violence, l’obsession hétérosexuelle « la pénétration du pénis dans le vagin », la sexualité socialement construite et structure de pouvoir, le droit à l’avortement, la masculinité comme norme implicite « pour mesurer l’égalité de sexe dans la loi sur les discriminations », le harcèlement sexuel, la dignité et l’intégrité corporelle des femmes, la pornographie, le juridisme, la sexualité vendue comme « un divertissement », Playboy, le libéralisme appliqué aux êtres humains, « L’accès de cet homme à la sexualité de cette femme est appelé liberté, pour lui comme pour elle », le premier amendement, le public et le privé, « La frontière entre public et privé ne passe pas au même endroit pour les femmes et les hommes », les droits civiques et la liberté d’expression, le monde fictif d’égalité présumée, l’érotisation de la hiérarchie, la sexualisation de l’inégalité, le sexuellement explicite qui subordonne les femmes, le principe de neutralité et le « séparé mais égal » signifiant « égal », la pornographie et le silence, « la pornographie n’est pas, pour les femmes, de l’expression, mais qu’elle est leur silence », le biologisme sous-jacent, le pouvoir et l’absence de pouvoir, la politique et la politique sexuelle, l’attente des femmes…
Au delà d’appréciations de détail, un point central dans les analyses de l’auteure me semble très discutable. « La sexualité est au féminisme ce que le travail est au marxisme ». Sans dénier la place de la sexualité, il me semble que c’est bien le travail – dans la définition qu’en donne Danièle Kergoat « la production du vivre » qui vertèbre l’exploitation et les dominations dans le système capitaliste mondial moderne. Certaines auteures incluent la sexualité dans cette production du vivre ou parlent de « travail du sexe ». Je reste très circonspect sur cette notion.
Quelles que soient les positions adoptées sur ce sujet, cela ne modifie en rien la pertinence des analyses de Catharine A. MacKinnon.
Nous sommes ici dans le cœur matériel – dont les traductions juridiques – du genre, loin des actuelles discussions sur les « identités » et leurs troubles possibles. Je ne peux que regretter que les travaux d’Andrea Dworkin cités par l’auteure ne soient toujours pas disponibles en langue française.
Un livre important pour toustes.
« Soyez plus radicales que quiconque à l’égard de l’inconnu, car les réponses aux questions qui n’ont jamais été posées sont probablement celles dont nous avons le plus besoin »
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