Charline Coguichard Baussard a fait parvenir une lettre ouverte particulièrement émouvante, qu’elle adresse aux élites décisionnaires de notre pays. Son père, Christian, agriculteur en Seine-Maritime, a mis fin à ses jours.
Lettre ouverte à
Messieurs Emmanuel Macron, Président de la République,
Édouard Philippe, Premier ministre,
Stéphane Travert, ministre de l’Agriculture,
Nicolas Hulot, ministre de la Transition Écologique et Solidaire,
et à l’ensemble de la population française.
Cher Président, Monsieur Macron,
cher Premier ministre, Monsieur Philippe,
cher ministre de l’Agriculture, Monsieur Travert,
cher ministre de la Transition Écologique et Solidaire, Monsieur Hulot,
cher peuple français,
Mon père a quitté ce monde au printemps, il est décédé des suites d’une maladie que l’on n’a pas su nommer et qui s’appelle la dépression. Certains diront simplement qu’il s’est suicidé.
Papa est né en 1959 de parents et de grands-parents agriculteurs dans un village de Seine-Maritime. Passionné depuis tout petit, il est devenu agriculteur à son tour. Il s’est donc installé avec ma Maman en 1981 sur une ferme de polyculture-élevage. Ils ont démarré, non sans mal, avec un troupeau de 50 vaches laitières de race Holstein et 52 hectares en location.
Dès leur installation, la vie n’a pas été simple mais ils vivaient. Ils ont alors eu leur premier enfant, un fils (quel bonheur !), mon frère, puis une fille (le choix du roi !) et une autre fille, moi-même. Quel bonheur d’avoir grandi à la ferme. Quel enfant ne rêve pas d’un terrain de jeu de cette taille, et au milieu des animaux en plus ? Je me souviens de nos virées à la mer, sur les plages du Nord où nous partions sitôt la traite du matin avec la glacière, puis nous rentrions pour la traite du soir. Une vie rythmée par la traite des vaches pendant 36 ans.
36 ans que mes parents se lèvent à 6 heures pour traire jusqu’à 70 vaches, et quittent le troupeau à 19h30, après la traite du soir, 36 ans à soigner un troupeau de vaches laitières, les génisses et les veaux, 36 ans à soigner leur alimentation, à gérer les vêlages (qui ne tombent pas toujours de 6 heures à 19 h 30 mais parfois en pleine nuit). 36 ans à cultiver les sols pour récolter la paille qui servira de litière aux vaches et ensiler le maïs qui servira à alimenter une partie du troupeau pendant l’hiver.
Ils se sont quand même accordé du repos : une semaine de vacances en club par an, à notre plus grand bonheur ! Je me demande maintenant quelle est la plus grande richesse d’un éleveur : son argent ou son temps ?
A la veille de mettre fin à ses jours, je discutais comme souvent avec mon Papa de l’état des cultures. Habitant dans le Loir-et-Cher, nous nous amusions souvent à comparer l’avancée des cultures qui est très différente entre mon département d’adoption et la Seine-Maritime où mes parents sont installés. En effet, la différence de climat entre les deux départements crée un écart de végétation de deux à trois semaines d’avance pour le Loir-et-Cher.
Ce jour-là, je lui racontais anodinement que la maladie avait atteint les céréales dans le Loir-et-Cher, comme tous les ans à la même époque. On voyait d’ailleurs les symptômes (les feuilles tâchées) du bord de la route. J’ai alors senti un agriculteur inquiet. Inquiet de devoir racheter des produits pour traiter une nouvelle fois ses céréales contre cette maladie qui allait bientôt arriver dans ses plaines. Et le cas échéant, si les traitements ne s’avéraient pas efficaces, quel sera l’impact sur son rendement ? Une plante malade est une plante qui perd en rendement de grain, ou qui est déclassée à la collecte. Et après une année comme celle passée, avec des rendements historiquement bas, et un prix du lait qui ne suffit même pas à payer les factures, il n’était pas prêt à revivre un tel désastre.
A cet instant, j’étais loin d’imaginer son acte désespéré…
A travers cette lettre, je m’adresse à vous, Monsieur le Président, Messieurs les ministres, cher peuple Français, pour vous expliquer que lorsque vous apercevez, lors de vos départs en week-end ou en vacances, ou simplement au travail, un agriculteur qui épand des produits phytosanitaires, ce n’est pas par plaisir. C’est aujourd’hui la seule solution, économiquement viable, qui lui est proposée pour soigner ses plantes, et assurer son revenu.
Cher Président de la République, cher Premier ministre, chers ministres de l’Agriculture et de la Transition Écologique et Solidaire, avoir pour objectif de réduire l’utilisation des produits phytosanitaires, c’est d’abord proposer aux agriculteurs des solutions de substitution pour soigner leurs plantes, leurs animaux, et assurer leur revenu, que dis-je, leur avenir. Alors oui, des solutions sont expérimentées ici et ailleurs, des exploitations agricoles valident leurs efficacités. Alors développons ces solutions, aidons les agriculteur à s’équiper de ces solutions, accompagnons les start-up dans leur développement pour faciliter l’accès à ces solutions. Les États Généraux de l’Alimentation lancés le 20 juillet sonnent comme un espoir, les défis ciblés par Monsieur le Premier ministre Eduardo Philippe sont justes. Le premier défi de ces États Généraux est désormais d’être emmené au bout.
Je vous écris aujourd’hui en tant que fille et sœur d’agriculteur, en tant que mère de famille et en tant que salariée d’un grand groupe de distribution en fournitures agricoles. Le développement de ces alternatives ne se fera pas sans la formation de ceux qui les vendent : les conseillers commerciaux / technico-commerciaux bien trop souvent motivés directement par les firmes elles-mêmes. Et si l’on veut rendre ce développement irréversible, le monde agricole a besoin de deux choses :
– Vivre de sa propre production : avoir un excédent brut d’exploitation suffisant et pérenne. Le revenu dégagé par les éleveurs laitiers est inexistant. C’est aujourd’hui un sacrifice d’une branche professionnelle entière qui est en train de se produire.
– Plus de reconnaissance sociale : peuple français, intéressez-vous à l’évolution du monde agricole plutôt qu’à ses clichés de mauvais goût issus de la télé-réalité, entre autres.
Il est temps que ces hommes et ces femmes ayant réussi à faire de leur passion un métier soient reconnus à leur juste valeur. Je vous écris cette lettre au nom de mon Papa, mais aussi au nom des agriculteurs qui sont toujours là, dans l’espoir qu’ils soient toujours là demain.
Enfin, je termine cette lettre par une question à vous tous, cher Président, chers ministres, cher Peuple Français : d’après-vous, pour quelle(s) raison(s) un homme vivant de sa passion, entouré de sa famille, de ses 5 petits-enfants peut en arriver à mettre fin à ses jours, n’ayant pas réussi à tenir les 5 dernières années qui le séparaient de la retraite ?
Je cherche encore la réponse.
http://www.wikiagri.fr/