Ce n’est pas seulement la production d’électricité qui pose problème, c’est son utilisation (et tout le reste)
& : Les médias alternatifs sont-ils vraiment alternatifs ?
La scène médiatique francophone— il en va de même dans beaucoup d’autres langues— s’est alourdie, au cours des dernières années, avec l’avènement d’une multitude de médias se proclamant « alternatifs », « indépendants », ou « libres ». Leur création relève le plus souvent d’une volonté de fournir aux populations des informations supposément différentes, plus justes, concernant le monde dans lequel nous vivons.
Basta !, pour prendre un exemple, se présente comme « un média indépendant centré sur l’actualité économique, sociale et environnementale » qui « contribue à donner une visibilité aux enjeux écologiques, aux actions citoyennes, aux revendications sociales, aux mouvements de solidarité et aux alternatives mises en œuvre ». « Basta ! est un appel qui suscite une résistance. Une résistance qui doit se traduire par un engagement en faveur d’une autre société ».
Le problème, c’est que, bien souvent, s’il est vrai que les perspectives qu’ils présentent sont un peu plus ouvertes que celles des médias de masse, entre autres, parce qu’ils ne sont pas (entièrement) contrôlés par et dépendants des intérêts financiers dominants (qu’ils n’appartiennent pas directement à tel ou tel riche capitaliste), elles en demeurent finalement assez proches. Et ce, parce que le contrôle du contenu des médias ne s’exerce pas seulement par les finances mais qu’il dépend aussi du moule culturel dans lequel ont été formés les individus qui créent ces médias indépendants/alternatifs/libres. En d’autres termes, il ne suffit pas de ne pas appartenir aux intérêts financiers dominants pour proposer une perspective qui diffère des leurs. La colonisation culturelle — le conditionnement — est bien plus insidieuse que cela. Pour le comprendre, il suffit de considérer la manière dont les médias soi-disant indépendants/alternatifs/libres traitent le sujet des énergies dites « renouvelables » (la production d’électricité), un sujet crucial pour la société dans laquelle nous vivons.
Les médias de masse soutiennent entièrement le déploiement des énergies dites « renouvelables ». Ils ont embrassé le mythe du « développement durable » dès sa création. Ils encensent la moindre innovation « verte » (qui ne l’est presque jamais en vérité) et diffusent triomphalement et frénétiquement le mythe du salut écologique par la technologie. À les croire, Las Vegas est « une ville propre » (BFM), le Costa Rica est un « paradis vert » (France TV), la Scandinavie est un « modèle d’écologie » (Le Monde), San Francisco est une « ville multi-écologique » (France TV Info), etc. Du côté des médias soi-disant indépendants/alternatifs/libres, à quelques insignifiantes nuances près, on retrouve les mêmes affirmations (d’où l’intérêt plus que discutable de ces médias). Deux possibilités : soit ces affirmations sont justes, soit les employés et les dirigeants de ces deux types de médias sont aussi conditionnés les uns que les autres par une même culture qui ne comprend rien aux réalités écologiques de la planète. Je penche pour la deuxième proposition.
Illustrons. Basta ! a récemment publié un article intitulé « Des petits barrages hydroélectriques, écolos et rentables, pour produire une électricité de proximité » (rédigé par Sonia du magazine Lutopik).
Dans l’article, on peut lire que : « Ercisol, une société à statuts coopératifs, a décidé d’investir dans ces énergies renouvelables de proximité et de réhabiliter plusieurs barrages dans les Vosges, tout en limitant au maximum les contraintes pesant sur l’environnement des rivières. Un seul de ces barrages peut alimenter en électricité un village de quelques centaines d’habitants. »
Le premier bémol, qui est de taille, c’est que l’impact d’un barrage sur une rivière ou un cours d’eau n’est jamais négligeable. Demandez aux pêcheurs, la plupart le savent bien. Étudiez n’importe lequel des barrages d’Ercisol (ou d’Enercoop), et vous découvrirez tout un panel d’impacts significatifs sur les cours d’eau : des perturbations de la vie aquatique, des perturbations du charriage des sédiments, des perturbations du débit, des perturbations de la biodiversité, etc. (bien que les constructeurs de barrages affirment toujours que leurs systèmes de passes permettent aux poissons de vivre comme si de rien n’était, ce qui est évidemment faux). Sachant que les cours d’eau de France ont été vidés de la vie foisonnante qu’ils abritaient auparavant (où sont les millions de saumons qui les peuplaient ? Les esturgeons d’Europe ? Les anguilles communes ?) et que leurs débits ont d’ores et déjà été altérés par les milliers de barrages construits, par divers canalisations, endiguements, et autres artificialisations. En d’autres termes, étant donné l’état lamentable des cours d’eau, l’idée de les perturber davantage (ne serait-ce qu’un petit peu) est tout sauf judicieuse.
Le deuxième bémol, encore plus grave, relève de l’utilisation de l’électricité produite. Avant d’y venir, rappelons que la production en masse de panneaux solaires, tout comme la production en masse d’éoliennes, d’hydroliennes, et autres appareils à produire de l’énergie soi-disant « verte », génèrent des destructions écologiques encore plus importantes, qu’elles sont autant de catastrophes supplémentaires pour la planète, qui s’ajoutent aux (et dépendent des) catastrophes que sont la production d’énergie à partir des combustibles fossiles et à partir du nucléaire (Cf. : « L’étrange logique derrière la quête d’énergies ‘renouvelables’ »).
Que les usines Nike se recouvrent de panneaux solaires ne change en rien le fait qu’elles exploitent des milliers de travailleurs et qu’elles utilisent massivement des « ressources naturelles » de manière insoutenable, afin de produire des vêtements hors de prix (vendus dans des centres commerciaux qui, même recouverts de panneaux solaires, demeurent de très bons exemples du caractère anti-écologique et inégalitaire de l’ensemble de la civilisation industrielle). Que les usines où sont fabriqués les iPhones d’Apple se recouvrent de panneaux solaires ne change en rien le fait qu’elles exploitent des milliers de travailleurs, qu’elles utilisent massivement des « ressources naturelles » (dont les extractions détruisent le monde naturel et nécessitent également l’exploitation de milliers de travailleurs dont des enfants, comme au Congo où sont extraits, entre autres, le cobalt et le coltan) de manière insoutenable. Que vous rouliez dans une voiture électrique avec batterie au lithium, et donc très certainement au cobalt, ne change en rien le fait que votre voiture a dû être fabriquée dans une usine, qui utilise massivement des « ressources naturelles » de manière insoutenable, qui exploite un certain nombre de travailleurs, et relève d’un modèle de société inégalitaire et insoutenable. Que la toiture d’une usine de camions Ford (comme de celle Wayne, dans le Michigan, aux USA) se recouvre de panneaux solaires ne change pas le fait que cette usine produit des camions (et tout écologiste qui se respecte devrait savoir que les camions sont tout sauf essentiels à la santé des écosystèmes), en exploitant travailleurs et matières premières (de manière insoutenable dans les deux cas). Que six usines de Renault ou que l’usine espagnole de General Motors, à Saragosse se recouvrent de panneaux solaires ne change en rien le fait que Renault et General Motors participent, avec Ford, du secteur particulièrement nuisible qu’est l’industrie automobile.
L’industrie automobile n’est d’ailleurs pas la seule à surexploiter des ressources renouvelables et non-renouvelables. Aucune industrie n’est écologiquement soutenable (nous pourrions examiner le cas de l’industrie de la pêche, de l’industrie des cosmétiques, de l’industrie des jeux vidéo, de l’industrie informatique, mais je pense que vous saisissez). Toute industrie basé sur la surexploitation de ressources non-renouvelables (ou, d’ailleurs, sur la surexploitation de ressources renouvelables) est insoutenable par définition. Toutes les industries étant basées sur la surexploitation de ressources non-renouvelables (et, d’ailleurs, sur la surexploitation de ressources renouvelables), toutes sont insoutenables.
Pour la même raison, que la constellation d’appareils électriques — produits en masse au détriment des écosystèmes et de la santé du monde naturel (auquel ils nuiront davantage une fois mis au rebut), et dont nous avons été rendus dépendants par les choix des classes dirigeantes de la civilisation industrielle d’appuyer un développement technologique irréfléchi et incessant — que nous utilisons, soit alimentée par la combustion de charbon ou par la destruction des rivières et des cours d’eau ne change fondamentalement pas grand-chose. Il faut une certaine dose d’ignorance ou de mauvaise foi pour affirmer que son alimentation en hydroélectricité (même « citoyenne ») relève de la « résistance écologique », ainsi que l’affirme Basta !.
Celui qui accorde plus d’importance à la vie des rivières et des cours d’eau qu’au rechargement d’un téléphone portable ou qu’à l’alimentation d’appareils électriques en tous genres devrait militer contre les barrages (ou, mieux encore, les dynamiter). Cela mériterait véritablement le qualificatif de « résistance écologique ».
Les « renouvelables » se développent assez rapidement depuis des décennies, sans qu’aucune des structures fondamentalement problématiques — industrialisme et expansionnisme anti-écologiques, dispositions inégalitaires, etc. — de la société industrielle n’en soit perturbée. Sans qu’aucune des prémisses culturelles toxiques — idéologie du progrès, productivisme, suprémacisme humain, etc. — de la civilisation industrielle ne soit remise en question.
La question du bien-fondé de la production d’électricité, de son importance, de savoir si elle est cruciale ou non à la survie humaine, de savoir si elle est compatible ou non (même en étant soi-disant « renouvelable », ou « propre », ou « verte ») avec la bonne santé des écosystèmes, n’est presque jamais posée par les médias alternatifs/libres/indépendants. Au contraire, ceux-là s’enthousiasment du déploiement des technologies dites vertes.
D’ailleurs, dans un article intitulé « Ils s’associent pour produire de l’énergie renouvelable — et ça marche ! », publié par Reporterre en février 2017, on retrouve une autre illustration du fait que les médias alternatifs/libres/indépendants ne sont pas si alternatifs/libres/indépendants que cela : l’apologie de la « création d’emploi ». Reprendre cet impératif idéologique fondamentalement absurde et toxique, et le repeindre en vert, quelle alternative, n’est-ce pas.
Encore une fois, à leurs yeux, la « résistance écologique » consiste, pour des citoyens, à exploiter eux-mêmes le monde naturel à l’aide d’une multitude de petits barrages qui nuiront aux cours d’eau, ou de l’installation de centrales solaires ou de parcs éoliens « citoyens » (possédés par les citoyens, et non pas par une grosse corporation, bien que les panneaux et les éoliennes soient fabriqués par des grosses corporations, bien évidemment). C’est-à-dire que la « résistance écologique », c’est quand ce n’est plus EDF qui nuit aux cours d’eau en y installant un énorme barrage, mais les citoyens eux-mêmes à l’aide de plein de petites centrales. C’est quand ce n’est plus Total qui installe une grande centrale composée de milliers de panneaux solaires fabriqués en usine grâce à l’extraction (tout sauf écologique) de ressources non-renouvelables, mais quand ce sont les citoyens eux-mêmes qui s’en chargent. C’est quand l’électricité qui alimente les appareils informatico-électroménagers (dont la production en masse est, rappelons-le encore, une catastrophe écologique) vendus par les multinationales n’est plus produite par la combustion du charbon, ou par des barrages appartenant à EDF, ou par des centrales solaires appartenant à Total, mais par des « centrales citoyennes ».
Tandis que les médias de masse soutiennent la société industrielle telle qu’elle a été créée et telle qu’elle se développe, la plupart des médias indépendants/alternatifs/libres soutiennent une société industrielle qu’ils imaginent légèrement plus verte, et plus démocratique, mais qui, en réalité, demeure tout aussi nuisible, écologiquement non-viable, et qui, finalement, n’est qu’une chimère.
Ce qui nous amène à un autre problème fondamental du « mouvement écologiste » : sa fragmentation en groupes contradictoires. Il n’existe pas de « mouvement écologiste » aux objectifs cohérents et clairement définis. La formation d’un tel mouvement nécessite un diagnostic honnête et une analyse profonde (radicale) de la situation. Rien ne changera tant que les médias supposément d’opposition (alternatifs/libres/indépendants) et traitant de l’écologie refuseront de (re-)poser des questions fondamentales comme :
Qu’est-ce que l’écologie ? Quel est son objectif ? S’agit-il d’un mouvement de défense du monde naturel, de ses biomes, de ses biotopes et de ses espèces vivantes, ou d’un mouvement militant pour une société industrielle un peu moins destructrice des équilibres biologiques et des espèces vivantes (si tant est que cela soit possible) ? S’agit-il d’un mouvement de défense des biocénoses ou d’un mouvement centré sur le verdissement d’un mode de vie extractiviste relativement confortable, matériellement, pour les hommes ? D’un mouvement qui lutte pour défendre rivières et cours d’eau ou d’un mouvement qui les endigue dans l’objectif de générer de l’hydroélectricité afin d’alimenter les appareils électriques (et futurs déchets toxiques) fabriqués à la chaîne en usine, produits d’une civilisation par ailleurs entièrement insoutenable ?
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