Cinq belles réponses à une vilaine question

À propos du « débat sur l’identité nationale »

En soutien à Danièle Obono, qui subit aujourd’hui l’intégrisme francophile, et tout simplement le racisme, nous republions ce texte, qui revient notamment sur l’impossibilité, aujourd’hui, de clamer Vive la France, et la légitimité, a contrario, d’une réponse comme Nique la France.

Extraits d’un article de P. Tevenian paru sur lmsi.net

Au terme du « débat sur l’identité nationale » organisé par Éric Besson, l’heure est au bilan, non pas sur la nature de ladite identité nationale mais sur la signification d’un tel « débat », sa fonction, ses effets sociaux et enfin la réponse politique qu’il appelle. Si en effet une identité nationale doit aujourd’hui être interrogée, ce n’est pas une identité raciale, confessionnelle ou culturelle mais une identité politique. Non pas une identité immémoriale et éternelle (cet improbable « Occident judéo-chrétien » autour duquel on voudrait nous faire communier) mais une forme historique singulière. La question à se poser n’est pas « Qu’est-ce que la France ? » mais « Qu’est-ce, politiquement, que la France de 2010 ? » Non pas « Que sommes nous ? » mais « Que sommes nous devenus pour accepter d’être réduits à une nationalité ? ». Non pas « Comment promouvoir la fierté d’être français ? » mais « Pourquoi faudrait-il être fier d’être français ? Qui veut qu’on le soit, et pour quoi faire ? ».

Il n’y a bien évidemment aucune raison d’être fier d’être français, premièrement parce que nous ne sommes pour rien dans cette nationalité dont nous ne faisons qu’hériter ; deuxièmement parce que Pétain et Lacoste sont aussi français que Jean Moulin et Franz Fanon, parce qu’à côté des innombrables oeuvres artistiques, culturelles, sociales ou politiques admirables produites par des Français existent aussi des guerres, des oppressions, des bassesses et des lâchetés tout aussi innombrables et tout aussi françaises ; troisièmement parce que, de Samuel Beckett et Pablo Picasso à Missak Manouchian et Olga Bancik, des étrangers, de passage ou installés en France, ont eux aussi marqué positivement l’histoire du pays ; enfin parce que les Françai-se-s les plus admirables ont toujours été celles et ceux qui ont fait passer avant la nation leur appartenance à une autre communauté, transnationale : la communauté scientifique, celle des artistes, des musiciens, des philosophes, des antifascistes, des femmes, des prolétaires, des damnés de la terre, des nègres ou des créoles…

Une fois rappelées ces évidences, cinq leçons peuvent être tirées de cette séquence de « débat », que synthétisent cinq contre-mots d’ordre, apparus dans le mouvement social et la culture populaire ces dernières semaines, ces derniers mois ou ces dernières années.

1. « Nous ne débattrons pas ! »

Ce premier mot d’ordre est le titre d’une pétition lancée par le site Mediapart, et s’il est loin d’apporter une réponse suffisante, à la hauteur de la provocation bessoniste, il constitue en tout cas un préalable nécessaire. Toute autre posture (par exemple celle de responsables socialistes et d’intellectuels médiatiques comme Michel Onfray se réjouissant d’un débat « nécessaire » et opposant « leur France », un peu moins « fermée » ou un peu moins pétainiste, au nationalisme de Besson, Hortefeux ou Sarkozy ; ou celle de chercheurs dénonçant uniquement l’oubli de leur expertise dans la définition officielle de l’identité nationale, et l’absence de leurs livres dans la bibliographie du site gouvernemental) constitue déjà une capitulation devant l’inacceptable.

Inacceptable, ce débat l’est d’abord, indépendamment de sa thématique particulière, parce qu’est inacceptable, d’un strict point de vue démocratique, le principe même d’un débat public imposé par l’autorité étatique. Depuis quand la vie intellectuelle d’un pays doit-elle être rythmée par un agenda fixé par le chef de l’État ? Depuis quand un État, et plus précisément un État qui se veut démocratique et libéral, un État qui ne fait pas de son chef un « Danube de la pensée », s’octroie-t-il, en plus du droit de peser sur nos actes (par le biais de l’interdit et de la menace de sanction), celui de peser sur nos paroles et même sur nos pensées, nos opinions, nos sentiments et nos choix les plus intimes ? Besson s’inscrit de ce point de vue dans une lignée :

 une loi de 2003 rend désormais passible de prison le simple fait d’ « outrager » (par un sifflet ou un crachat) la Marseillaise ou le drapeau tricolore ;

 d’autres lois ou projets de loi s’occupent de la manière dont nous nous habillons (la loi de 2004 sur le voile, le projet de loi sur la burqa, sans compter les remontrances répétées d’élus comme Nadine Morano contre les casquettes à l’envers) ;

 on décide désormais quelle langue nous devons parler (Jacques-Alain Bénisti préconisait par exemple dans un rapport parlementaire l’interdiction de la langue d’origine dans les familles immigrées, tandis que Nadine Morano a récemment sommé les musulmans de renoncer au verlan) ;

 on dicte aux professeurs ce qu’ils doivent enseigner, et quand ils doivent le faire (imposition de la lettre de Guy Môquet aux professeurs d’histoire, tentative d’imposer le « parrainage d’un enfant juif déporté » à chaque élève de CM2).

Le « débat » bessoniste constitue l’aboutissement de cette ingérence étatique : ce sont maintenant nos sujets de discussion qui se décident au sommet de l’État – et ce faisant, celui-ci s’autorise à intervenir y compris sur quelque chose d’aussi intime (en tout cas selon les principes officiels du libéralisme politique) que nos sentiments et nos objets d’amour : le but avoué de l’opération est de faire vivre le « sentiment national » et de faire « aimer la France » !

Depuis quand l’État s’autorise-t-il une telle ingérence jusqu’au plus intime de nos consciences ? En un sens depuis toujours. Ce serait en effet idéaliser le passé que de croire qu’il a existé un jour une complète autonomie de la société civile : il est évident que la liberté d’expression et l’autonomie de la sphère intellectuelle sont des acquis démocratiques tout relatifs, que les formes de contrôle et de censure étatique qui ont été historiquement abolies ont pour une part été remplacées par une intrication non moins perverse entre pouvoir politique et groupes économiques, et que la connivence de plus en plus patente entre classe dirigeante et grands médias se traduit par une imposition assez forte de l’agenda gouvernemental comme programme du 20h et donc comme « sujet du moment » pour le débat intellectuel, les repas de famille et les discussions de bistro ou de machine à café. Mais cette intrication connaît précisément avec le sarkozisme un caractère extrême et décomplexé, jusqu’à assumer à nouveau des formes de contrôle étatique qu’on croyait révolues.

Et justement parce qu’elle prend une forme aussi violente et caricaturale, l’offensive bessoniste vient, après l’affaire du voile, l’affaire Guy Môquet ou le l’affaire Bénisti, nous rappeler utilement une vérité qu’on avait pu oublier : les libéraux ne sont pas si libéraux que ça ! Le libéralisme économique s’accompagne rarement du libéralisme politique qu’il prétend porter et sur lequel il fonde une bonne part de son prestige. Parce que l’ordre capitaliste provoque nécessairement des injustices et donc des révoltes, l’autorité qui administre cet ordre a, comme tout État, besoin d’endormir ou de formater les consciences par le biais de ce que Louis Althusser appelait des appareils idéologiques d’État – et le « débat » actuel est l’un de ces appareils.

2. « Tous ensemble ! »

Une autre raison de ne pas débattre est qu’il est inacceptable que soient imposés ce débat-là, ces catégories-là (l’identité, la nation) et ces enjeux-là (la fierté d’une identité, l’amour d’une nation), alors que l’urgence sociale est à d’autres débats – et bien plus : à d’autres combats – structurés par d’autres enjeux (l’égalité, la justice sociale) et d’autres catégories (la classe, le genre, le stigmate raciste ou homophobe). L’opération obéit à une logique implacable : la recherche d’une identité a pour fonction première d’évacuer la demande d’égalité, tandis que la dimension nationale évacue la dimension sociale. Il s’agit en somme d’occuper tout le terrain idéologique et médiatique afin d’écarter ou d’étouffer d’autres questions – les vraies de notre point de vue – qui se posent, ou plus précisément que tentent de poser des acteurs sociaux de plus en plus nombreux, avec les moyens qui sont les leurs et qui ne sont ni des débats en préfecture ni des prime time Besson-Le Pen chez Arlette Chabot : la grève, la manifestation, l’émeute – ou cette émeute électorale que fut le vote « non » au referendum européen de 2005.

Cette stratégie est elle aussi très classique – au moins aussi vieille que le capitalisme, sans doute davantage. Pour reprendre une formule de Saïd Bouamama, il s’agit, en produisant des affects d’amour (de la patrie) et de haine (de « l’étranger »), d’ « unir ceux qui pourraient s’opposer » (les petits blancs exploités et leurs exploiteurs blancs) tout en « divisant ceux qui pourraient s’unir » (les exploités blancs et non-blancs, français et étrangers, musulmans et non-musulmans). C’était déjà l’une des fonctions de l’antisémitisme de la droite extrême de l’entre deux guerres, tel que l’analysait Sartre : la commune détestation du Juif était le moyen pour les maîtres de communier avec leurs serviteurs. Le même marché de dupes est aujourd’hui proposé par la coalition d’extrême droite plurielle qui nous gouverne , autour d’un nouveau bouc-émissaire : « l’Arabo-musulman ». Et c’est parce qu’une part importante du peuple de gauche accepte ce marché de dupes que la division l’emporte et que des mobilisations sociales contre les licenciements, la précarisation du travail et le démantèlement des services publics ont tant de mal à s’imposer.

À cette stratégie de diversion et de division, la réponse adéquate est le toujours actuel « Tous ensemble », qui nous rappelle la nécessité d’un rassemblement, avec nos différences identitaires (notamment nationales, ethniques, culturelles, religieuses), autour d’intérêts communs (en l’occurrence de classe). Il s’agit en somme de tenir bon sur l’un des fondamentaux du mouvement ouvrier : l’idée que le « travailleur français » dont se réclame Sarkozy a davantage en commun avec son collègue de travail ou son voisin de palier étranger et/ou africain et/ou musulman et/ou sans-papiers qu’avec Éric Besson, Laurence Parisot ou n’importe quel patron ou actionnaire franco-français et catho-laïque :

« Les ouvriers n’ont pas de patrie. La nationalité du travailleur n’est pas française, anglaise, allemande, elle est le travail, le libre esclavage, le trafic de soi-même. Son gouvernement n’est pas français, anglais, allemand, c’est le capital. L’air qu’il respire n’est pas l’air français, anglais, allemand, c’est l’air des usines. » 

3. « Nique la France ! »

Ce troisième slogan émane de la culture populaire et n’a pas encore acquis ses lettres de noblesse politique. On peut le regretter, car il a le mérite incontestable de congédier aussi fermement qu’il se doit la diversion nationaliste que nous venons de décrire, tout en affirmant de manière radicale l’attachement à un acquis démocratique essentiel : la liberté d’expression, qui implique un droit inaliénable à l’impolitesse et à l’antipatriotisme. Niquer la France est en somme un défi salutaire, un acte de résistance au mac-carthysme made in France de Besson et consorts qui tend à pourchasser l’anti-France comme Mac Carthy pourchassait les « activités anti-américaines ».

Niquer la France, c’est aussi refuser le devoir d’hypercorrection que l’idéologie assimilationniste impose aux immigrés et aux non-blancs – un devoir que le sinistre Éric Raoult a récemment voulu réaffirmer en appelant la romancière Marie Ndiaye à « l’obligation de réserve ».  Niquer la France, et le faire tous ensemble, c’est en d’autres termes rappeler que l’antipatriotisme ne doit pas être le privilège d’un Brassens ou d’un Renaud.

Plutôt donc que de s’égaliser par le bas en s’alignant sur l’hypercorrection de l’immigré modèle, il est urgent de reconquérir une liberté de ton, une autonomie de pensée et un droit égal à l’irrévérence, en se solidarisant avec celles et ceux qui, alors qu’ils sont les premières cibles de la chasse aux sorcières, ont le courage de l’hérésie. Ce chantier, un groupe de rap, la ZEP (Zone d’Expression Populaire) vient magnifiquement de l’ouvrir avec son hymne « Nique la France », écrit par Saïdou alias « Dias » du MAP (Ministère des Affaires populaires) et scandé par deux « vieux issus de la souche », Busta Robert et MC Jean-Pierre.

Enfin, le caractère ordurier de la formule rompt opportunément avec la psychologisation et la rhétorique bisounours des brutes xénophobes qui nous gouvernent, avec leur valorisation de « l’amour » et du « sentiment national », et avec leur diabolisation de « la haine » des « jeunes de banlieue ». Une « haine » dont la dimension politique et la légitimité, scandaleusement déniée, doit être prise au sérieux.

4. « Non à l’intégration par le jambon ! »

Il existe, pour souligner les méfaits de ce faux débat, une métaphore convenue : ce débat est un « écran de fumée » qui empêche de voir les vrais problèmes. L’idée est pertinente, nous venons de le voir, mais à condition de souligner ce que trop de militants de gauche oublient lorsqu’ils ont recours à cette métaphore : la fumée en question ne fait pas seulement écran, elle est aussi toxique et irrespirable – et elle empoisonne la vie de certains (étrangers, non-blancs, postcoloniaux, musulmans) plus que d’autres. Comme d’autres faux débats (sur l’immigration, l’insécurité, le voile et plus largement l’Islam) auxquels il est intimement lié, le « débat sur l’identité nationale » ne doit donc pas seulement être esquivé au profit d’un recentrage sur des questions sociales comme le chômage ou la précarité : il doit aussi être pris au sérieux et combattu en tant qu’offensive politique contre une fraction particulière de la classe ouvrière, soumettant ladite fraction à un surcroît de pression et d’oppression.

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5. « Nos identités ne sont pas nationales ! »