17 octobre

Dans les têtes, c’est la journée mondiale du refus de la misère. On la fête depuis 1987. On peut être sûr que pour beaucoup d’entre nous, on n’y pense plus dès le lendemain.

17 octobre : c’est la répression des Algériens désarmés en 1961 désobéissant au couvre-feu discriminatoire qui leur était imposé est maintenant connue. Chiffre officiel : trois morts ; chiffre plus proche de la réalité : plus de 150 morts.

Cela fait penser au 11 septembre : on rappelle souvent qu’en 2001 il s’est passé quelque chose aux USA. On oublie de rappeler que le 11 septembre 1983, au Chili, le président Allende a été assassiné et le Chili se lance dans la dictature !

Ici on noie les Algériens – 17 octobre 1961

Alors qu’en France, on souligne ces jours-ci le massacre survenu il y a 56 ans, la République tarde encore à reconnaître la responsabilité d’État dans ces crimes d’une violence et d’une barbarie sans précédent dans l’histoire contemporaine de l’Europe occidentale. Avec «Ici on noie les Algériens – 17 octobre 1961», Yasmina Adi revient sur cet épisode traumatique.

Le documentaire sur Tënk jusqu’au 12 décembre :

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L’article complet sur le blog de TENK

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Extraits du blog de Gilles Manceron

  Les historiens ont longtemps considéré comme une « énigme » la violence de la répression d’octobre 1961. Pierre Vidal-Naquet, en 2000, la plaçait « parmi les énigmes les plus étranges que pose à l’historien et à l’honnête homme la guerre d’Algérie ». Il pointait que c’est justement, après l’ouverture, le 20 mai 1961, des négociations d’Évian entre le gouvernement français et le FLN, quand chacun savait que la guerre allait se terminer par l’indépendance de l’Algérie, que cette guerre « atteint à Paris son pic de violence[1] ».

Les hypothèses exprimées à ce sujet par Jean-Luc Einaudi m’avaient déjà conduit en 2011, dans Le 17 octobre des Algériens. La triple occultation d’un massacre[2], à avancer que la solution de cette énigme résidait dans l’existence au sein même du gouvernement du désaccord du premier ministre, Michel Debré, avec la politique algérienne du général de Gaulle. Debré n’avait plus aucune prise sur le dossier algérien et conservait la responsabilité du maintien de l’ordre en France, et, quand, en août 1961, suite aux concessions du président sur la question du Sahara, un accord avec le FLN devenait rapidement possible, il s’est agi pour lui de lancer, a contrario de la politique de sortie du conflit choisie par le Général, une guerre à outrance contre la fédération de France du FLN. Un ensemble d’indices conduisaient à cette explication.

Mais, en 2017, les notes de Louis Terrenoire, l’un des ministres qui soutenaient totalement la politique du général de Gaulle pour la reconnaissance de l’indépendance de l’Algérie, publiées dans un ouvrage émouvant de sa fille, Marie-Odile Terrenoire, Voyage intime au milieu de mémoires à vif. Le 17 octobre 1961[3], confirment ces présomptions, et, on peut le dire, délivrent, pour de bon, la clé de cette énigme.  

Louis Terrenoire, en tant que ministre de l’information depuis le 5 février 1960, prenait régulièrement des notes au conseil des ministres, et, de surcroît, comme il avait pris l’habitude de le faire depuis 1947, tenait un Journal où il laissait libre cours à ses réflexions personnelles. Né en 1899, hostile en 1938 aux accords de Munich, il était entré en clandestinité après l’armistice de juin 1940, avait été secrétaire du Conseil national de la Résistance (CNR), puis arrêté et torturé par la Gestapo (il y perdit un œil), il fut déporté dans le camp de Kempten, dépendant de Dachau. Il a raconté comment « gaullistes, chrétiens, communistes et inclassables » y avaient réussi à constituer « un front uni face à la pire adversité[4] ». C’est là qu’il a connu Edmond Michelet, chrétien comme lui, qui restera son ami.

Comme Michelet, il partageait pleinement le choix du général de Gaulle, annoncé en septembre 1959, un an après son élection comme président de la République, de mettre fin à la guerre d’Algérie par l’« autodétermination ». Pour le premier président du GPRA, Ferhat Abbas : « À partir de l’offre d’autodétermination par le chef de l’État français, le problème algérien est virtuellement réglé. Dès lors que le général de Gaulle, au nom de la France, reconnaît aux Algériens le libre choix de leur destin, il admet par là même leur droit à l’indépendance[5]. » De Gaulle avait précisé son choix dans sa conférence de presse du 4 novembre 1960 où il a parlé d’une « République algérienne » et de négociations avec le FLN, puis dans celle du 11 avril 1961 où il a dit que la « République algérienne » serait un État « souverain au-dedans et au-dehors ».

Louis Terrenoire savait que ce choix était ancien : « C’est le 18 mai 1955 que le général me parla, pour la première fois, de l’avenir de l’Algérie. “Nous sommes en présence, me dit-il, d’un mouvement général dans le monde, d’une vague qui emportera les peuples vers l’émancipation. Il y a des imbéciles qui ne veulent pas le comprendre ; ce n’est pas la peine de leur en parler[6] » Il cite en exergue de son livre De Gaulle et l’Algérie, témoignage pour l’histoire, cette phrase du Général d’avril 1955 à l’écrivain algérien Jean Amrouche : « L’Algérie sera émancipée. Ce sera long. Il y aura de la casse. Beaucoup de casse. Vous aurez beaucoup à souffrir. Quant à moi, je ne parlerai que le jour où je serai en situation de faire ce que j’aurai dit. »

Quand de Gaulle a annoncé en septembre 1959 sa politique algérienne, Terrenoire a applaudi : « La proposition d’autodétermination était saluée par le monde comme un acte de grand courage, qui ramenait la France sur la voie, tracée jadis par elle, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. » Il a déclaré le 20 novembre 1960 à Alençon : « Un immense mouvement de décolonisation a commencé à travers l’univers que rien ni personne n’a le pouvoir d’arrêter » et le Général l’en a félicité et lui a dit que cela traduisait sa propre pensée. Au moment du putsch des généraux, Terrenoire a écrit qu’on assistait « au sursaut d’un colonialisme menacé par l’émancipation d’un peuple dominé. »

Après l’échec du putsch d’Alger, l’ouverture des négociations entre la France et le GPRA à Évian annonçaient la fin de la guerre. Mohammed Harbi, qui présidait la commission d’experts auprès du GPRA, écrit dans ses Mémoires : « Plus que le cessez-le-feu ou la proclamation de l’indépendance, l’arrivée à Genève ce 18 mai 1961 fut l’un des plus beaux jours de ma vie. Nous étions arrivés à bon port[7]. » Dès lors, des délégués du FLN discutaient ouvertement, sur le territoire français, avec des représentants officiels de la France, des militaires français étaient chargés de leur protection pour qu’ils ne soient pas pris pour cible par les ultras de l’OAS. Le cessez-le-feu unilatéral d’un mois que la France avait proclamé, de Gaulle décida, contre son avis de premier ministre, dira Michel Debré[8], de le prolonger jusqu’au 2 août.

Debré, qui avait soutenu l’arrivée au pouvoir du Général en 1958 en pensant qu’il défendrait jusqu’au bout l’Algérie française, n’était pas favorable à sa politique algérienne, approuvée pourtant par la grande majorité des opinions françaises et algériennes. Après de premières divergences dès la fin de l’année 1959, ce fut un net désaccord à la fin de 1960, aggravé par la décision du Général d’accepter, en août 1961, la souveraineté algérienne sur le Sahara. Debré lui a présenté le 18 août sa démission, qu’il a refusée. Il lui avait retiré la responsabilité du dossier algérien en créant, en février 1960, un Comité des affaires algériennes qu’il présidait lui-même, puis en attribuant ce dossier en novembre à Louis Joxe, ministre d’État aux Affaires algériennes, sous son autorité directe. Mais, lors de la création du Comité des affaires algériennes, Michel Debré lui avait demandé de préciser que le maintien de l’ordre en France resterait sous sa responsabilité. En 1960 et 1961, il a organisé plusieurs conseils restreints de sécurité à Matignon qui ont mis en œuvre sous son autorité divers dispositifs dans la région parisienne en s’appuyant sur le préfet de police, Maurice Papon.

De Gaulle, qui était la cible en 1961 de tentatives d’assassinats venant de l’OAS et aux prises avec une opposition « Algérie française » au sein même de sa majorité, savait son premier ministre en désaccord avec lui mais, ne voulant pas qu’il le quitte avant la signature des accords, il a du se résoudre à lui faire d’importantes concessions. Il a cédé, le 6 mai 1961, à sa demande de remplacer le ministre de l’Intérieur, Pierre Chatenet, ancien conseiller de Pierre Mendès-France, qui désapprouvait les méthodes du préfet de police : « Je sens l’insuffisance de Chatenet en ce qui concerne la police », écrivait Debré en décembre au général de Gaulle[9]. Il avait obtenu son remplacement — au prétexte de sa mauvaise santé… —, par Roger Frey, ancien responsable du RPF, proche de Jacques Soustelle, qui partageait son hostilité à l’indépendance algérienne. Et, le 23 août 1961, il obtient le départ du ministre de la Justice, Edmond Michelet.

L’éviction d’Edmond Michelet

Michelet, du même âge que Terrenoire, s’était engagé dans la Résistance dès juin 1940 et investi particulièrement dans l’aide aux Juifs et aux réfugiés allemands antinazis. Arrêté en 1943 et déporté, il a poursuivi son combat au camp de Dachau. Dès 1957, il rejetait l’idée d’intégration de l’Algérie à la France et affirmait l’existence de deux peuples, français et algérien. Nommé ministre de la Justice en 1959, il était fondamentalement hostile, comme proche de Témoignage chrétien et ancien résistant déporté, à l’usage de la torture et refusait la répression injuste des Algériens favorables à l’indépendance. Soutenue par sa directrice de l’administration pénitentiaire, Simone Veil, il avait accepté que les détenus du FLN sortent du statut de « droit commun » et obtenu qu’aucune exécution capitale n’ait plus lieu. Et il avait pris des mesures améliorant leurs conditions de détention, avec l’accord du Général, mais en cachette de Matignon qu’elles scandalisaient. Debré écrivait en décembre 1959 à Michelet : « Les lieux de détention deviennent des camps de repos et surtout des camps de propagande[10] » ; plus tard : « Je rougis de honte devant l’absence de discipline des établissements pénitentiaires[11]. » Nulle absence de discipline, en réalité, mais Michelet laissait délibérément le FLN organiser la vie dans les camps et les prisons. Michel Debré avait fait mettre sur écoute les membres de son cabinet et l’avait obligé à se débarrasser, au printemps 1960, de deux d’entre eux qu’il avait chargés, écrit Terrenoire, d’une mission — voulue par le général de Gaulle — auprès des responsables du FLN « arrêtés illégitimement en plein ciel et incarcérés soit à la prison de la Santé, soit au fort de l’Ile de Ré, d’être mis au courant, préalablement, du discours promoteur de la politique d’autodétermination, le 16 septembre 1959 ». Debré reprochait aussi à Michelet de « protéger » Paul Teitgen, qui avait dénoncé la torture et les exécutions sommaires lors de la Bataille d’Alger ; de refuser de poursuivre Simone de Beauvoir pour une « libre opinion » publiée dans Le Monde du 2 juin 1960, de ne pas prendre de sanctions contre Gisèle Halimi pour avoir aussi publié un « article scandaleux », ni contre les autres « avocats félons » qui défendaient les militants du FLN. Quand le premier ministre obtient son remplacement par Bernard Chenot, Louis Terrenoire écrit qu’Edmond Michelet a été « limogé » et remplacé par quelqu’un qui prendrait, selon les vœux de Michel Debré, « le contre-pied des positions d’Edmond Michelet[12] ». Une fois ce départ obtenu, la répression extrajudiciaire et les violences orchestrées par Maurice Papon ont pu, dès le début de septembre 1961, se donner libre cours, avec une censure croissante de l’information et l’assurance que les plaintes déposées par des Algériens seraient enterrées.