Le texte qui suit est un extrait du Manifeste des chimpanzés du futur contre le transhumanisme (Éditions Service compris), rédigé par les anti-industriels de Pièces et Main d’œuvre. Un très bon livre (même si nous ne partageons par l’intégralité de leur argumentaire) que vous pouvez vous procurer en suivant ce lien.
A lire intégralement sur : http://partage-le.com/2017/10/8018/
Extraits
VIII. FACE AUX DÉCONSTRUCTEURS DE L’HUMAIN
Quand on me présente quelque chose comme un progrès, je me demande avant tout s’il nous rend plus humains ou moins humains.
GEORGE ORWELL
Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment la haine de l’humain s’est-elle banalisée dans les consciences au point de rendre envisageable un futur posthumain ? En dix ans, le transhumanisme est passé des films de science-fiction aux pages « Technologie » des magazines. Pourquoi ceux qui sont supposés cultiver l’esprit critique dans les milieux intellectuels, médiatiques ou militants choisissent-ils au mieux d’ignorer l’agenda de la technocratie, au pire d’y souscrire ? C’est un fait : les inhumains ont l’approbation, tacite ou assumée, de ceux qui sont censés penser et rares sont les protestations.
À l’automne 2011, tandis que nous publions notre enquête contre Clinatec, laboratoire grenoblois de l’homme-machine, paraît le numéro 75 de la revue Chimères (fondée par Gilles Deleuze et Félix Guattari), titré « Devenir-hybride ». Cette concordance des temps révèle une fracture au sein de la gauche critique, radicale ou libertaire. Une fracture entre « techno-progressistes » et « bioconservateurs » selon la typologie transhumaniste, entre humains d’origine animale et inhumains d’avenir machinal selon la nôtre. Pour le dire simplement : les défenseurs de l’humain ne trouvent que peu d’alliés dans l’ancien camp de l’émancipation politique. Toute à sa traque des conservateurs et des réactionnaires, la gauche progressiste accompagne et motorise la marche en avant techno-sociétale, quitte à sacrifier les Chimpanzés du futur. Orwell en savait quelque chose :
Il est logique de fermer les yeux sur la tyrannie et les massacres une fois posé que le progrès est inéluctable. Si chaque époque est forcément meilleure que la précédente, alors toutes les folies et tous les crimes qui font avancer le processus historique peuvent être justifiés.
De l’inhumanisme postmoderne
Le numéro « Devenir-hybride » de Chimères s’ouvre sur un manifeste en faveur de l’homme-machine. La « revue des schizoanalyses » invite, contre le discours sur les « craintes et […] raidissements dans un monde post-humain où les technologies sont hors de contrôle », à suivre les pas de Michel Foucault, Gilles Deleuze et Félix Guattari pour envisager les nouvelles formes d’hybridation comme des voies d’accès à un corps non plus « prison » ou « tombeau », mais « plateau », région d’intensité continue, qui ne se laisse pas arrêter par des frontières extérieures, (celles de la « nature » ou de l’« organisme ») mais qui procède pair modulations, vibrations et variations d’intensité.
A l’heure de la convergence des technologies, quand sortent des laboratoires les dispositifs concrets d’hybridation du vivant et de l’inerte, les héritiers des théoriciens de la déconstruction voient enfin se matérialiser leurs fantasmes fusionnels. Ce n’est pas seulement que ces penseurs sont de leur temps, c’est que leurs idées sont partout, en dépit de leurs prétentions pseudo-subversives.
Les idées ont des conséquences matérielles. Une génération de maîtres à penser, dans l’élan du structuralisme, a martelé l’urgence de « réduire en cendres le mythe philosophique (théorique) de l’homme » (Althusser, 1965), assurant avec Foucault [qu’]il n’y a pas à s’émouvoir particulièrement de la fin de l’homme : elle n’est que le cas particulier, ou si vous voulez une des formes visibles d’un décès beaucoup plus général. Je n’entends pas par cela la mort de Dieu, mais celle du Sujet, du Sujet majuscule, du sujet comme origine et fondement du Savoir, de la Liberté, du Langage et de l’Histoire.
Si l’on pense ce que l’on écrit, et si l’on approuve ces mots, on n’a pas à s’émouvoir particulièrement de l’avènement du posthumain ni de l’intelligence artificielle, ni d’ailleurs des menaces écologiques du techno-capitalisme. À la différence d’un Günther Anders, les post-structuralistes ne se sont jamais inquiétés des risques de disparition de l’homme. Il est cohérent que l’exécuteur testamentaire de Foucault, François Ewald, pourfende le principe de précaution.
Allons encore plus loin, nous n’avons pas encore trouvé notre CsO [NdA : Corps sans organes], pas assez défait notre moi. […] Le plan de consistance ignore […] toute différence entre l’artificiel et le naturel. […] Il n’y a pas de biosphère, de noosphère, il n’y a partout qu’une seule, et même Mécanosphère, clament Deleuze et Guattari, publicitaires enjoués de la dissolution des individus dans le technotope. Et Lacan d’enfoncer l’électrode, en assurant que la psyché n’a pas d’ancrage biologique et que
Le monde symbolique, c’est le monde de la machine.
Le psychanalyste qui a fasciné une génération d’intellectuels et de militants de gauche devenus les maîtres de l’heure a dicté le discours transhumaniste qu’un Marc Roux régurgite aujourd’hui, vaticinant sur une pensée consciente qui serait non plus […] le produit du vivant, mais le produit d’elle-même. Elle pourrait alors s’émanciper en grande partie de la fragilité du vivant biologique originel.
Les auteurs qui, de longue date, ont célébré les « Devenirs non humains de l’homme » ont labouré les consciences pour les inhumains.
Propulsée par son succès sur les campus américains, cette French Theory envahit le pouvoir politique, médiatique et universitaire aussi bien que les milieux contestataires, associatifs ou « radicaux ». Sciences humaines et cercles militants se gargarisent d’hybridation, de multiplicité, d’indifférenciation, de déconstruction. Jacques Derrida, forgeant, ce dernier terme, veut adapter en français le mot heideggerien de Destruktion. Il choisit déconstruction, explique-t-il, en raison de sa « portée “machinique”. Cette association me parut très heureuse ». On ne saurait mieux dire.
Selon ce nouveau paradigme, l’homme est une vue de l’esprit (mais de quel esprit ? Et logé où ?), une construction, et l’individu, une illusion, comme toute réalité. Nul ne peut prétendre penser et agir par lui-même. Il faut, disent les postmodernes, déconstruire les grands récits et la métaphysique, le langage, l’identité, et avant tout le sujet autonome hérité des Lumières, afin de lutter « contre toutes les formes de domination » issues d’une vision universaliste occidentale, bourgeoise et colonisatrice dudit sujet. La féministe foucaldienne américaine Judith Butler propose donc pour en finir rien de moins que la reconstruction de la réalité, la reconstruction de l’humain.
Arroseurs arrosés, les mêmes s’indignent aujourd’hui, en toute hypocrisie, des « faits alternatifs » et de la « post-vérité » des partisans de Donald Trump, des prêches religieux et des lobbyistes industriels. Qui leur a enseigné qu’il n’y avait pas de vérité ?
À l’opposé de la pensée libertaire des Ellul et Charbonneau qu’ils ignorent, les théoriciens post- structuralistes adaptent les fondements conceptuels du « paradigme cybernétique » dominant. Comme le montre Céline Lafontaine, celui-ci oriente désormais à la fois la recherche scientifique et les sciences humaines et sociales vers un monde entièrement objectivé, quantifiable, technicisé. La pensée étant un pur processus informationnel (traitement des données, rétroaction), la subjectivité n’existe pas plus que le for intérieur.
Dans la foulée de la biologie moléculaire, la « deuxième cybernétique » développée dans les années 1950 décrit l’homme comme un système auto-organisateur complexe, dénué d’autonomie et de libre arbitre. Au contraire, dit le biologiste Henri Atlan — futur promoteur de l’utérus artificiel —, le vouloir se situe dans nos cellules, au niveau très précisément de leurs interactions avec tous les facteurs aléatoires de l’environnement. C’est là que l’avenir se construit […]. Ce sont les choses qui parlent et absent à travers nous comme à travers d’autres systèmes ;
On entend ici l’écho de Foucault :
Avant toute existence humaine, il y aurait déjà un savoir, un système que nous redécouvrons. Notre pensée, notre vie, notre manière d’être […] font partie de la même organisation systématique et donc relèvent des mêmes catégories que le monde scientifique et technique.
La chose qui parle et agit à travers les chercheurs et les philosophes postmodernes, c’est le réductionnisme et le relativisme. L’individu est réductible à l’information qu’échangent ses cellules avec son environnement, sa subjectivité à des états adaptatifs et des appartenances variables, l’humanité à un agrégat d’entités éparses, porteuses de « micro-récits » (Lyotard). Tout est affaire d’agencement des « briques de base », comme pour les technologies convergentes : le nanomonde posthumain matérialise la pensée postmoderne.
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