Paradis pourri

En janvier 2017, une étonnante nouvelle surgit brièvement du flot de l’information permanente.

Les Siliconiens du Seasteading Institute et le gouvernement de la Polynésie française ont signé un accord pour coloniser les lagons de plateformes de survie high tech. Scientifiques et industriels, entrepreneurs et politiciens, les mêmes technocrates qui en 200 ans de « progrès » emballé ont ravagé la Terre, nous poussent maintenant à la migration vers une autre planète : la Mer. Ce qu’il en reste du moins, une fois qu’ils l’ont vidée de ses poissons et remplie de leurs déchets.
De l’eau à dessaler, des minerais, du pétrole, du vent, des courants pour faire tourner des myriades d’éoliennes et d’hydroliennes, des champs d’algues et des élevages piscicoles. Et enfin, un immense espace foncier – 70% de la surface planétaire – où construire des smart cities sur des polders et des plateformes marines. C’est à une nouvelle ruée vers l’or (« bleu »), que nous appellent aussi bien les richissimes libertariens du Seasteading Institute, que Jean-Luc Mélenchon, le chef de La France Insoumise et promoteur de la « planification écologique ».

Mais comment Tahiti, le paradis terrestre, s’est-il changé en bas-fond des enfers, en moins de 200 ans ? C’est ce que nous voyons dans « Paradis pourri. Smart islands en Polynésie », une enquête de Hors-Sol et Pièces et main d’œuvre.

A lire à cette adresse :
Ehttp://hors-sol.herbesfolles.org/wp-content/uploads/paradis_pourri.pdf

Extraits

Le Progrès a si bien ravagé une Terre surpeuplée que les technocrates, de Hollande à Hong Kong, préparent leur migration vers des villes flottantes. Les îles et atolls de Polynésie sont les premières victimes de cette catastrophe. Les plus dévastées, les premières noyées et peut-être aussi, les premières à être colonisées par des plateformes de survie high tech. C’est là, en effet, que les Siliconiens du Seasteading Institute prévoient d’établir d’ici 2020 la base avancée de leur habitat futur. S’offrant du même coup des possibilités d’expériences et de recherches transhumanistes pour survivre à un milieu dégradé par leurs activités. Ce n’est pas de la «science-fiction» mais la «road map», la feuille de route de conquistadors pragmatiques, habitués à vaincre et piller par tous les moyens.

Depuis des années les magnats de la high tech californienne annoncent leurs velléités de sécession, de rupture avec les États-Unis, et les États de cette planète. Leur plan : construire des villes flottantes dans les eaux internationales pour réaliser leur utopie dans laquelle aucune contrainte collective ne doit plus peser sur l’individu. En gros, une société sans État, débarrassée de l’impôt, des lois et règlements, des lourdeurs bureaucratiques, des comités d’éthique et autres autorisations de mise sur le marché. Un paradis libertarien pour technocrates tout-puissants. « Nous voulons la souveraineté des nations flottantes » déclare le «seavangelist» Joe Quirk, à la revue transhumaniste We Demain.

Cette utopie franchissait rarement l’Atlantique, confinée le plus souvent à la presse technolâtre, genre Wired aux États-Unis, et parfois à la presse économique. Mais voilà que le 13 janvier 2017 paraît dans la presse française, ce qui se présente comme un début de réalisation. Dans les eaux françaises de surcroît –enfin, polynésiennes. Ce jour-là, à San Francisco, Jean-Christophe Bouissou, ministre tahitien du logement, et diplômé en informatique de l’université de Graceland aux États-Unis, signe un protocole d’accord avec le Seasteading Institute.

Cet «institut» est une organisation «à but non lucratif» fondée en 2008 par le milliardaire transhumaniste Peter Thiel (PayPal, Facebook) et le petit-fils de l’économiste néo-libéral Milton Friedman, soutenue de proche en proche par Elon Musk (Tesla, SpaceX) ou encore Larry Page (Google). Un think tank qui mettrait en pratique son utopie techno-libertarienne.

Selon Joe Quirk, « c’est le gouvernement de Polynésie française qui nous a contactés. Nous y sommes allés en septembre 2016. En janvier, nous avons trouvé un accord pour un cadre de gouvernance concernant les îles flottantes. Quand Jean-Christophe Bouissou est retourné en Polynésie, il a expliqué aux médias locaux que l’archipel était une «frontière bleue» et que la technologie aiderait à s’adapter à la montée des eaux.»

Comme on n’était pas dans le bureau, on ignore qui a vraiment initié l’affaire. Il se peut que le Seasteading Institute veuille en laisser le prestige au gouvernement local afin de prévenir toute accusation de colonialisme. Depuis l’ère de Gaston Flosse, le gouvernement polynésien traîne une tenace odeur de corruption. Il se peut aussi que le gouvernement polynésien soit bel et bien à l’initiative de cet accord ; il vaudrait alors la peine de se demander par quels canaux lui est venu pareille idée, et de s’intéresser à la personnalité de Jean-Christophe Bouissou et de ses autres promoteurs.

Concrètement, le Seasteading Institute aurait «trois obligations vis-à-vis du peuple polynésien : dresser un rapport d’évaluation économique, préparer un rapport d’impact environnemental et travailler sur une législation d’ici la fin de l’année. Nous espérons être sur le terrain dès 2018, pour avoir, en 2020, de belles et solides îles flottantes. Il y en aura deux ou trois, d’environ 25 mètres de large. Le plan actuel –mais ce plan peut changer– c’est une plateforme avec des appartements, une autre avec des maisons familiales et une  troisième avec un pôle de recherche sur les technologies bleues. Les sociétés qui ont présenté leurs idées au gouvernement polynésien innovent dans différents domaines : production de biogaz, réseaux électriques intelligents, fibres de construction ou des robots sous-marins… Le coût du projet irait de 10 à 50 millions de dollars.»

On voit la souplesse de ces «obligations» et de ce plan modifiable. En fait, il s’agit d’installer une base maritime dans les eaux polynésiennes, de verrouiller d’urgence l’accord sur le plan légal (« d’ici la fin de l’année»), et puis business as usual, d’exploiter les ressources et opportunités, comme aux Bermudes, paradis fiscal, au Congo, au Nigeria, paradis miniers, en arrosant la chefferie pour qu’elle maintienne l’ordre et la façade locale.

«Nous voulons que les Polynésiens soient fiers, mais aussi favoriser l’entrepreneuriat et créer de l’emploi, grâce à une économie bleue miniature qui fonctionne.»

Le diable est bourré de bonnes intentions. Quand on veut racler un pays à l’os, toujours invoquer le respect des indigènes et des motifs philanthropiques –l’emploi, la prospérité- le reste s’ensuit. «La Polynésie contrôle une partie de l’océan Pacifique aussi grande que l’Europe de l’Ouest. C’est tout un continent aquatique à découvrir. Nous irons en haute mer par étapes.»

Dûment briefée par Julien Bouissou, la presse locale s’emballe pour le projet : « »L’ère aquatique » débutera-t-elle au Fenua ?» s’impatiente La Dépêche de Tahiti, qui demande leur avis aux candidats à la présidentielle française. Côté polynésien, le gouvernement rappelle son engagement à «tout mettre en œuvre en faveur de la préservation du patrimoine naturel et culturel polynésien» menacé par le réchauffement climatique et la montée des eaux. Un tiers de ce territoire risquant de disparaître d’ici la fin du siècle, le Seast eading présente «une opportunité pour développer de nouveaux espaces de vie sur la mer.» L’autre «opportunité» réside bien sûr dans l’afflux de bureaux de recherche en nouvelles technologies, énergies renouvelables et «économie bleue». Ces «nouvelles activités économiques» «fixeraient» les diplômés polynésiens et ouvriraient un avenir à des îles miséreuses malgré le tourisme, et aussi à cause de lui. Sans compter les perspectives de commissions, avantages et cadeaux, s’abattant sur les élus et les hauts fonctionnaires polynésiens, afin d’optimiser les relations.