État policier et loi de sécurité
« Depuis l’état d’urgence, il est devenu normal d’aller en prison pour ce qu’on pourrait faire, et non pour ce qu’on a fait »
Dans nos parcours de militant·es ou dans notre vie quotidienne, on a de plus en plus souvent affaire à la police et à la justice. Les avocat·es peuvent alors se révéler d’important⋅es allié·es. Mais nous avons rarement le temps de discuter pour leur demander quel regard ils et elles portent sur leur métier. Jef Klak a mis autour de la table cinq avocat·es pénalistes du barreau de Paris, pour nous aider à y voir plus clair dans la période d’état d’urgence que nous venons de traverser et dans celle d’état d’urgence permanent où nous entrons.
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Table ronde avec cinq avocats
Extraits
Avez-vous l’impression de pouvoir travailler pour plus de justice, ou certaines affaires vous donnent-elles parfois envie de tout arrêter ?
Martin Méchin : Beaucoup d’affaires m’ont dégoûté, mais en me donnant l’envie de me battre encore plus. J’ai souvent l’impression de perdre mon temps, et de ne servir à rien, c’est vrai. Mais on le sait d’avance. Par exemple, cet après-midi, je savais que la détention provisoire de mon client serait prolongée, et que je ne servirais à rien. Mais je joue le jeu, d’abord parce que c’est une question de dignité. Le mec a besoin qu’on parle pour lui, qu’on le défende. C’était important que le juge entende ce que j’avais à lui dire. Mais parfois, même si tu crois vraiment en ce que tu plaides et que les juges t’écoutent, tu te rends compte qu’en fait, le juge se plie aux réquisitions du procureur. Et là, tu te dis « j’ai vraiment pissé dans un violon ». Ça arrive à tous les avocats de sentir que si on n’avait pas été là, ça aurait été la même chose. J’ai défendu des accusés qui avaient avoué en long, en large et en travers, et à la fin ils se prennent la même peine que s’ils n’avaient pas « joué le jeu ». Ils ne comprennent pas, se demandent pourquoi ils ont parlé, pourquoi ils se sont fatigués à tout raconter. Ça ne me donne pas envie d’arrêter le métier, ça me donne envie de les faire chier encore plus, les juges. De ne jamais les lâcher.
Alice Becker : La clémence ou la sévérité de la peine ne sont que très rarement fonction de la qualité de la plaidoirie. On a besoin à chaque fois de se rassurer sur son utilité, en quoi on a pu servir dans le délibéré qui a été rendu.
Martin : Si je devais faire un pourcentage à vue de nez, je dirais que dans 70 % des cas, je ne sers à rien, dans 25 % j’ai été utile, et 5 % des fois, j’ai renversé la vapeur. Et je suis sans doute optimiste.
Raphaël Kempf : Je me rappelle de mes premières affaires, où l’on m’envoyait plaider des affaires perdues d’avance, je faisais mon possible pour rassurer les clients : « Vous n’avez pas baissé la tête, vous vous êtes défendus, on a dit ce qu’on avait à dire. » C’est une question de dignité qui est en jeu, assez forte.
Pour moi, mon pire souvenir, c’est toujours la dernière audience… Ces derniers temps, c’est difficile. Martin disait qu’il fallait toujours faire chier les juges, et c’est un truc vraiment important. J’ai appris que tu ne pouvais rien obtenir de la justice si tu ne les faisais pas chier. Si tu arrives uniquement en disant « Mon client est gentil », tu n’obtiendras rien.
Aïnoha Pascual : On n’a pas la possibilité de mettre en œuvre les moyens, le temps ni l’argent, qu’on devrait pour chacun. Ce n’est pas comme dans les films, où l’on a l’impression que l’avocat ne pense plus qu’à son affaire H-24, et va chercher la petite bête. C’est idéal, je rêverais de pouvoir faire ça mais, concrètement, c’est impossible. Ce n’est pas un reproche que je fais aux avocats, mais à l’institution même, à la façon dont est organisé notre métier et la justice.
Martin : Si tu es bien payé, comme dans les gros cabinets pour riches, tu peux passer beaucoup de temps et démonter plus souvent le dossier de l’accusation. Mais pour nous qui sommes indépendants, la plupart des dossiers sont ceux de manifestants ou de petits délinquants.
Raphaël : D’autant plus que l’on doit plaider dans de nombreux cas de comparution immédiate, où il faut défendre le client tout de suite : vingt minutes pour prendre le dossier et l’étudier, et en avant ! Et ça n’a rien d’exceptionnel : à Paris, tous les jours, il y a une trentaine de dossiers de comparution immédiate.
Alice : Lorsque je reçois un dossier en urgence, comme en comparution immédiate, je sais que je n’aurai jamais le temps de le lire ligne à ligne. Avec l’expérience, je feuillette le dossier et je sais sur quels éléments je dois concentrer mon attention. Jeune avocate, je bloquais sur des choses insignifiantes. Et de la même façon, aujourd’hui, je répugne à donner le dossier au client, parce qu’il va se focaliser sur des points de détails dont le juge n’a que faire. Il va prendre la parole pour dire qu’il s’est passé ceci et cela, et que ça lui semble le nœud de l’affaire. Avec l’expérience, on essaie plutôt de deviner sur quoi le juge va tiquer et quel sera l’enjeu du débat, pour cibler les choses importantes sur lesquelles il faut s’arrêter et être plus efficaces.
Aïnoha : Mais l’efficacité par rapport à quoi ? Nous avons trop tendance à nous mettre dans la position de sachant, or il peut arriver qu’une fois de temps en temps nous passions à côté de quelque chose. Si on avait le temps de donner le dossier à chaque client et de se coltiner son retour, peut-être cela s’avérerait-il salutaire dans certaines affaires.
Martin : Habituellement, je dis à mes clients : ça dépend de ce que vous voulez. Soit on fait un procès dans lequel vous gueulez, et vous allez en manger plein la figure, mais vous serez fiers de vous. Soit vous essayez de vous en sortir au mieux avec les armes qu’on a décidées pour vous.
Alice : Nous, on est juste une voix. Le client décide. S’il veut faire le canard [c’est à dire avouer et s’excuser, ndlr], c’est son choix. Si toutes les preuves et les charges l’accablent, des caméras, trois témoins, des messages incriminants sur son téléphone, etc., la relaxe ne tient pas. L’avocat lui conseillera sans doute d’avouer en espérant une peine moins lourde, mais s’il veut persévérer et qu’on plaide la relaxe, on cherchera toutes les astuces dans le dossier qui viennent accréditer la thèse que la personne veut soutenir.
Est-ce que l’augmentation de la répression due à l’état d’urgence a changé votre métier ?
Matteo Bonaglia : Il faudrait commencer par bien définir ce qu’est l’état d’urgence : cela n’implique pas nécessairement une augmentation de la répression, mais incontestablement des formes nouvelles dans le dispositif de contrôle et de répression administratif et policier. Dans ce sens, oui, je trouve que l’état d’urgence change notre métier
Raphaël : Au pénal, une personne est attaquée parce qu’elle est suspectée d’avoir commis un acte contraire à la loi. Dans le cadre de l’état d’urgence, une personne est poursuivie parce qu’on suppose qu’elle pourrait faire quelque chose, qu’elle pourrait être dangereuse. Elle sera alors sujette à une mesure de contrainte comme une assignation à résidence ou une interdiction de manifester qui, techniquement parlant, n’est pas une sanction, même si c’est ressenti comme ça. Pour la justice, c’est une mesure préventive de police administrative.
Ce n’est pas parce qu’un comportement ne ressort pas du Code pénal qu’il échappe totalement à la répression. L’état d’urgence pousse en cela une logique qui lui préexistait. Par exemple : depuis une loi européenne de 2012, le fait d’être sans papier n’est pas directement puni par la loi, mais des dispositifs pénaux continuent de sanctionner des comportements qui y sont liés, comme l’aide au séjour, l’entrée irrégulière sur le territoire, etc. Autre exemple : en France, la prostitution en tant que telle n’est pas punie par la loi, mais on poursuit le proxénétisme, qui peut parfois se réduire au fait d’aider une amie qui se prostitue. Le Code pénal ne punit donc pas seulement le mac qui s’en met plein les poches, mais aussi des prostituées qui s’entraident pour faire leur travail.
Matteo : Tout le problème est de savoir ce qu’on entend par sanction. Une assignation à résidence, par exemple, n’est pas considérée comme telle par le droit, mais c’est bien le sentiment de punition qui affecte celui qui la subit. La mesure peut ainsi lui interdire de quitter un village de cinquante habitants pendant un an, l’obliger à pointer plusieurs fois par jour au commissariat, sans même que cette personne n’ait été condamnée et sans qu’il lui soit possible de faire efficacement valoir ses moyens de défense. C’est davantage une mesure de privation de liberté qu’une mesure préventive de sûreté, et la logique pénale s’étend ainsi, sur ses bordures.
Martin : Dans le cadre pénal traditionnel, quand une personne est placée sous contrôle judiciaire avec obligation de pointer au commissariat, le fait de s’en dispenser ne constitue pas un délit. Le juge pourra révoquer le contrôle judiciaire, pour placer la personne en détention provisoire, mais le défaut de pointage n’est pas une infraction en tant que telle. Dans le cadre des décisions administratives, c’est un tout autre schéma. Il m’arrive de défendre des supporters ultras du PSG, avec des mesures administratives comme l’interdiction de stade, ou bien des obligations d’aller pointer au commissariat lors de chaque match du PSG. S’ils ne respectent pas cette obligation, cela devient un délit, et ils se retrouvent devant le tribunal correctionnel. On voit bien qu’une mesure initialement administrative peut être tellement sévère et absurde qu’elle se fond dans le pénal. Surtout que ces obligations de pointer ne sont généralement pas prescrites pour avoir commis un acte délictueux, mais pour avoir été présent à un endroit où des actes répréhensibles ont été commis : si tu y es et que tu es fiché comme pouvant potentiellement y avoir participé, tu écopes de la mesure administrative. La mesure est décidée par le préfet, sans passer par un jugement. Il est possible de contester et de demander un jugement, mais en attendant, la mesure est prise.
Raphaël : Et les gens se retrouvent enfermés. Même si c’est de la préventive, cela reste de la prison. Donc, on peut dire que depuis l’état d’urgence, il est devenu normal d’aller en prison pour ce qu’on pourrait faire, et non pour ce qu’on a fait.
Matteo : Selon la conception libérale classique, tout ce qui n’est pas interdit est permis. Aujourd’hui, nous sommes passés dans une doctrine prescriptive. Ce n’est pas « Il est interdit de marcher sur la pelouse », et à chacun de voir où et comment il marche, c’est « Il faut marcher comme ceci sur le chemin ». Nous vivons la régression d’un État de droit, certes imparfait, qui se mue en un État policier, avec une discipline prescrite des comportements des citoyens. Cela se double de mesures qui ne sont pas prises par un juge du siège, censé garantir le minimum de libertés, car appelé à juger sur la base de preuves après la commission d’une infraction, mais par les préfets et les services de renseignement, à titre préventif. Donc sans procédure ni débat contradictoire, et sans séparation des pouvoirs : le préfet, c’est la voix directe du gouvernement. Les pouvoirs du judiciaire passent donc dans les mains de l’exécutif, sous couvert de prévention du risque.
Alice : Et à cela s’ajoute une moralisation des conduites : on va contrôler ton quotidien. Les fouilles de sacs et palpations pour « mesures de contrôle » sont devenues monnaie courante dans les lieux publics ou les magasins. Alors que ce n’est absolument pas permis par la loi, qui assimile la fouille des sacs à une perquisition et impose le respect d’une procédure précise. La violation de la loi par les agents de l’État ou de sécurité, sur ce point, est quotidienne, sans que cela pose problème. Si le droit était appliqué, il serait en certaines occasions protecteur, mais ce n’est pas le cas. Et cette longue habituation aux fouilles permanentes depuis Vigipirate (un dispositif d’« exception » en place depuis 1991 !) a permis de faire accepter la même chose à l’entrée des manifestations, et de se retrouver avec des procès pour port d’armes contre des gens qui avaient un tire-bouchon sur eux !
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