De l’exploitation du caoutchouc au business du soja
L’Amazonie revient à la une du débat national et international par le biais d’un film documentaire qui montre l’exploitation prédatrice de l’Amazonie et les menaces de l’agrobusiness aux patrimoines humain et culturel dans l’État du Para au Brésil.
La plus grande forêt tropicale du monde, siège de divers écosystèmes complexes, biome unique au monde, s’étend sur neuf pays d’Amérique du sud: Bolivie, Brésil, Colombie, Équateur, Guyane Anglaise, Guyane Française, Pérou, Suriname et Venezuela, avec une superficie de huit millions de kilomètres carrés, environ. Dans la partie brésilienne de ce territoire, plus particulièrement dans le territoire de l’État du Para, on remarque qu’une scène se répète : le son bucolique de la végétation est interrompu à intervalles réguliers par un tracteur de 500 CV qui fait pleuvoir des pesticides sur un champ de soja. Le poison se dissipe dans l’air, irritant les narines des habitants qui vivent près des surfaces cultivées et contaminant les plantations faites par les familles autochtones. Tous les détails qui font partie de ce tableau angoissant se trouvent dans le documentaire Beyond Fordlândia. Ce film montre les coups entre le marché et l’Amazonie depuis les aventures de la production du caoutchouc jusqu’à la plantation contemporaine du soja, pièce maîtresse de l’agrobusiness brésilien : une histoire dont la trajectoire doit être changée.
Bref historique
Il y a 90 ans, sous l’autorité du président de l’époque Washington Luís et du gouverneur Dionisio Bentes, l’Assemblée Législative de l’État du Para approuva la concession d’une surface d’environ un million d’hectares (10.000 km²), située à 820 km de la capitale, Bélem, à Henry Ford, le père de la première ligne de production de voitures des temps modernes. Cet entrepreneur américain avait une idée ambitieuse, comme d’autres à son époque : celle d’apporter la civilisation à l’intérieur de la forêt amazonienne en plantant 800 mille hectares d’hévéas et en créant une ville entière pour produire du caoutchouc sur les berges de la rivière Tapajós, l’un des principaux affluents de l’Amazonas. Pour la production de pneus, Ford avait besoin de pouvoir garantir la matière première qui représentait près de 30% du coût de ses voitures ; et l’idée que le marché soit contrôlé par les anglais qui produisaient des arbres à caoutchouc dans leurs colonies orientales ne lui plaisait pas. Il convient de rappeler que des graines amazoniennes – près de 70 mille – furent objets de contrebande et emportées en Angleterre ; et de là, jusqu’en Inde et en Nouvelle Zélande, par le britannique Henry Wickham. En quelques années, la production mondiale de caoutchouc s’est déplacée vers les colonies britanniques, laissant la vallée amazonienne jadis luxueuse dans l’obsolescence et l’oubli.
La préoccupation de Ford était cette interruption de plus de 60 ans de culture d’hévéa en Amazonie qui approvisionnèrent les géants de l’industrie de l’époque. Ford, influencé par la fascination de l’ère du caoutchouc, caractéristique de l’imaginaire étranger, pensait pouvoir rompre avec la dépendance par rapport au marché anglais. Introduire une chaîne productive d’arbres à caoutchouc dans la forêt, et une structure de traitement du latex, garantirait l’autosuffisance espérée. Le propriétaire de la plus grande richesse du monde à son époque tenta, durant 18 ans, de subjuguer la forêt sauvage pour atteindre son objectif. Cependant, il fut vaincu. Dans leur milieu naturel, les hévéas se répandaient sur de grandes étendues de forêt et étaient protégées par la diversité d’espèces végétales de la forêt aux alentours. Lorsque plantés dans des terres défrichées et proches les uns des autres, ils furent des proies faciles pour les champignons, qui, peu à peu, consommèrent le projet de cet entrepreneur nord-américain.
Fordlândia : mémoire revisitée
Marcos Colon, chercheur au Centre d’Études d’Histoire, Culture et Environnement de l’INEAA (Institut Nelson Terra Barth d’Études Environnementales Avancées) de l’Université de Wisconsin-Madison, va s’intéresser à l’histoire de Fordlândia en se penchant sur le principal objet de son étude : la thèse de doctorat de Mário de Andrade qui aborde la représentation de l’Amazonie dans la littérature brésilienne du XXème siècle. Dans l’un de ses chapitres, “L’apprentis touriste”, ce moderniste mentionne l’entreprise gigantesque de Ford près de la ville de Santarém (dans l’État du Para). La curiosité du chercheur amena celui-ci à se rendre plusieurs fois dans ce district ; et, parallèlement à sa thèse, il commença un projet de film dont le titre est Beyond Fordlândia.
Outre le contexte historique, le film mesure les aspects environnementaux et humains apparus après les incursions du grand capital dans la forêt amazonienne. Colon a vu dans ce film une occasion de rechercher les altérations subies par les activités économiques dans la région depuis 1927, année où Ford a installé son entreprise dans le Para. Le film essaie de montrer la relation entre le passé du caoutchouc et la scène contemporaine de l’agrobusiness en Amazonie. Les populations rurales, urbaines, amérindiennes, femmes et hommes ont un lien culturel et historique avec la région, lien qui est gravement menacé par ce modèle économique prédateur.
“Rien de ce qui vient du soja, de l’industrie du soja, n’est utilisé par les habitants d’ici. Rien. Un agriculteur qui fait du soja a quatre tracteurs, chacun conduit par deux personnes. C’est tout. Le reste ne fait que regarder cette terre à perte de vue…”, raconte Avelino Campos, habitant de Belterra qui regrette également la disparition du juriti, un oiseau typique de cette région, empoisonné par les pesticides pulvérisés sur les champs de soja. La préservation de la vie et de la culture locales devient un outil de préservation de l’Amazonie, car ce qui reste des activités des cycles du caoutchouc et du soja est une mémoire honteuse des temps du boom.
La reprise de la destruction de la forêt amazonienne
Le moratoire sur le soja, signé en 2006, était un accord entre société civile, industrie et gouvernement qui visait à éliminer le déboisement de la chaîne de production de l’Amazonie. Ce moratoire a été renouvelé pour une durée indéterminée par la ministre de l’Environnement de l’époque, la biologiste Izabella Teixeira, sous le gouvernement Dilma Rousseff. La fin prématurée du mandat de Dilma Rousseff par le biais de la procédure contestée de destitution orchestrée par certains groupes du Congrès et du marché maintenant agroupés autour de Michel Temer, a renforcé des secteurs comme celui du banc ruraliste, outre celui du banc évangélique et le fameux “large centre” de la Chambre des Députés.
La recrudescence des conflits fonciers
Dans un tableau de mouvements institutionnels controversés, les politiques de développement avec protection environnementale, fruits de nombreuses années de lutte en défense de l’Amazonie et pour un autre développement, sont menacées de rétrograder. Il suffit d’observer les attaques à la législation environnementale et aux Unités de Conservation, outre les plans non conventionnels d’exploitation de gaz, les modifications du Code de l’Exploitation Minière, les politiques pro-agrobusiness et de pêche, et les attaques aux droits des populations amérindiennes et des autres peuples traditionnels. Toutes les procédures administratives de démarcation de Terres Indigènes, d’attribution du titre de quilombo (village de descendants d’esclaves africains qui s’étaient enfuis) et de création de colonies de paysans par la Réforme Agraire et d’Unités de Conservation se trouvent paralysées. Dans le même temps, les projets de loi qui légalisent l’appropriation indue de terres s’accélèrent. Tout cela provoque la recrudescence de la violence et des assassinats pour cause de conflits de terres qui étaient graves sous le gouvernement de Dilma Rousseff et sont pires sous celui de Michel Temer.
La production dirigée par Colon n’est pas la première à dénoncer les pressions du marché et la connivence des gouvernements avec la prédation de tout un biome. Diverses séries et documentaires dépeignent les assauts du caoutchouc et de l’agrobusiness. “Le Soja, au nom du progrès” (Greenpeace, 2006, 40 min.), “Amazônia – heranças de uma utopia” (Ricardo Favilla et Alexandre Valenti, 2006, 90 min.), “Fordlandia” (Marinho Andrade et Daniel Augusto, 2008, 49 min.) sont parmi les titres qui abordent cette thématique.
L’anthropologue Selda Vale da Costa, de l’Université Fédérale d’Amazonas, montre combien ces films sont importants pour rapporter et dénoncer l’histoire du déboisement et de la production de soja dans la région.
“Un documentaire n’est pas l’expression de la réalité, mais une construction faite à partir du dit et du non-dit. Dans le film Beyond Fordlândia, en particulier, la vérité qui se trouve dans les documents de Ford et celle des témoignages de chercheurs, d’activistes et d’habitants sont confrontées et nous apportent un autre regard, plus critique, différent de celui qui part des éloges à l’entreprenariat fordiste ou à l’agrobusiness, comme levier pour un tel développement”, estime Selda Vale da Costa, professeur du programme de master « Société et culture en Amazonie ».
Le documentaire Beyond Fordlandia a été lancé officiellement au Brésil le 14 novembre, à la session du 7ème Festival Filmambiente, où il a été suivi d’un débat avec Marcus Barros, médecin et Colon, le réalisateur dont la motivation a été de sensibiliser l’axe sud-est du pays sur le type d’atrocité qui se passe peu à peu dans le nord du pays.
La prochaine destination du film est le Rachel Carson Center for Environment and Society, à Munique. Sur l’invitation de cette institution, le réalisateur du film participera à la projection et au débat sur Beyond Fordlândia le 11 décembre, avec la participation du professeur du Département d’Espagnol et de Portugais de l’Université de Wisconsin-Madison, Kata Beilin, ainsi que de l’historien Antoine Acker, de l’Université de Zurique. Le médiateur du débat sera le directeur du Rachel Carson Center, le professeur Christof Mauch. Il y aura encore un débat le lendemain au ZIAS (Centre d’Études Interaméricaines) de l’Université d’Innsbrück, sur l’invitation du professeur Martin Coy. La production dispute les sélections de plusieurs festivals dont pour dénoncer les agressions de l’agrobusiness à la région et renforcer l’alerte sur la préservation de l’Amazonie. L’expression est très connue dans le débat public national, et la pression tend à refroidir après les premières manchettes. Le film a fait partie d’événements sur la discussion – qui se fait chaque fois plus contondante – du modèle de développement en Amazonie et de la façon dont ce modèle affecte les écosystèmes et toute une dynamique de vie humaine qui est déjà sur place.
Trailer # 1 – https://vimeo.com/239074969
Trailer # 2 – https://vimeo.com/228403339
Trailer # 3 – https://vimeo.com/228403450
mediapart.fr