Trois ans après !
Certains y avaient reconnu une marque de courage, d’autres celle de la précipitation. Le 8 janvier 2015, dans un contexte délicat fait de réelles souffrances mêlées à l’injonction politico-médiatique à l’unité, se nourrissant du spectacle de l’émotion, nous publiions Nous ne sommes pas tous Charlie. Quelques semaines après, nous en faisions un dossier dans notre journal, Tous Charlie, plus complexe.
Peu de temps entre les morts et les mots. C’est que Charlie en disait beaucoup sur l’état de nos « démocraties »; les faits avaient quelque chose de la continuité. Depuis, peu de choses ont changé.
En attendant, nous brandissions les armes de la plume, cherchant les moyens de sortir de ce bourbier, si c’est encore possible, et d’unir les actes aux mots, par le seul levier possible: celui de la force du collectif.
Nous partageons aujourd’hui ce dossier avec vous, ayant attendu quelques jours après les commémorations officielles, ces journées qui font oublier tout le reste de l’année et éteignent la pensée, et qui ne firent en 2018 que confirmer ce que nous disions alors après les rassemblements de janvier 2015 en France : « Au risque de déplaire, nous ne voyons pas là un signe d’une rupture avec l’ordre dominant. Si tel était le cas, si vraiment cette masse était l’équivalent d’une collectivité muée par des principes humanistes, nous serions devant une période révolutionnaire historique, que nous attendons. »
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Tous Charlie ? Plus complexe…
Peu après l’attaque contre le journal Charlie Hebdo, la Ministre française de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Najat Vallaud-Belkacem, répondait à une question d’un député. Elle commençait ainsi son allocution à l’Assemblée : « Le 7 janvier dernier, sitôt la stupeur et l’horreur passées, les enseignants de toute la France ont très vite compris que l’école serait en première ligne pour réagir face à ces attentats, pour expliquer aux élèves l’inexplicable, et pour gérer leurs émotions et leurs réactions. Et dans la foulée, je leur ai en effet adressé une lettre leur demandant non seulement de faire respecter la minute de silence le lendemain, mais aussi de créer des espaces d’échanges et de dialogue. Ils l’ont fait, je les en remercie ».
Ils ont obtempéré, elle les en remercie. Mais la Ministre annonce vite le plus important, à savoir le non-respect de l’injonction gouvernementale, constituant le prétexte au déploiement de l’action politique : « Ça ne s’est pas toujours bien passé. Des incidents ont eu lieu, ils sont même nombreux et ils sont graves et aucun d’entre eux ne doit être traité à la légère. Et aucun d’entre eux ne sera traité à la légère. Vous me demandez combien nous sont remontés ? Je vais vous répondre. S’agissant de la minute de silence elle-même, c’est une centaine d’incidents qui nous ont été remontés ». A cela, le pouvoir a demandé plus de vigilance, mais « une nouvelle centaine d’événements et d’incidents nous ont été remontés. » Inacceptable donc, les sujets n’ont pas compris… Et celle qui juste avant évoquait la nécessité de « créer des espaces d’échanges et de dialogue », nous fait comprendre que l’ordre et « le respect » priment sur ceux-ci. L’échange et le dialogue, ce sont des mots vides qu’ils n’utilisent que quand ils savent qu’ils ne devront pas les mettre en œuvre. Après la défiance qui est pour eux intolérable, ils sautent l’étape de la compréhension et du dialogue pour rejoindre celle qu’ils attendaient depuis le début : la répression. Elle ajoute donc que, parmi les élèves récalcitrants, « une quarantaine ont d’ailleurs été transmis aux services de police, de gendarmerie, de justice, parce que pour certains il s’agissait même d’apologie du terrorisme. Nous ne pouvons pas laisser passer cela. » Et de revenir sur le rôle de l’école tout en reprenant aveuglément cet oxymore répression/dialogue : « L’école est en première ligne, elle sera ferme pour sanctionner, pour créer du dialogue éducatif, y compris avec les parents car les parents sont des acteurs de la coéducation », contradiction qui démontre en filigrane les véritables intentions de l’oratrice, et des ectoplasmes réunis de l’Assemblée qui s’y reconnurent tous et l’applaudirent sauvagement.
Mais voilà la perle de son discours, celle qui énonce tout, exalte ce qu’est le plus souvent pour ceux qui nous gouvernent, la liberté d’expression : « L’école est en première ligne aussi pour répondre à une autre question car même là où il n’y a pas eu d’incidents il y a eu de trop nombreux questionnements de la part des élèves, et nous avons tous entendu les « oui je soutiens Charlie, mais… », Les deux poids deux mesures. « Pourquoi défendre la liberté d’expression ici et pas là ? » Ces questions nous sont insupportables, surtout lorsqu’on les entend à l’école qui est chargée de transmettre des valeurs ».
Ne pas répondre aux « mauvaises » questions des élèves. L’ordre est donné. La messe est dite. Et les croisés lancés à l’assaut, non pas seulement contre ceux qui refuseraient, mais aussi contre tous ceux qui ne feraient que douter et questionner les « valeurs » de la République… Le doute vous habite ? « Coupable ! » Vous n’aviez qu’à « penser » ce qu’on vous avait dit de penser. Et donc ne pas penser…
Du dialogue, Madame la Ministre ? Non, ce n’est qu’un jeu de langage : des actes, pour empêcher la pensée de s’exprimer ! « Je mobilise l’ensemble de la communauté éducative pour que nous ne répondions pas que par des discours mais par des actes forts ». Le discours n’est plus « l’expression verbale de la pensée » de chacune des parties, mais le conformisme pré-établi par celle qui prédomine, avec laquelle la pensée de l’autre ne peut que concorder.
Les enfants et adolescents qui font « l’apologie du terrorisme » sont-ils d’une autre espèce, Madame Vallaud-Belkacem ? Pourtant, répondre par la répression à leur liberté d’expression, c’est refuser de comprendre ce qui les motive à agir ainsi, donc les considérer comme uniques responsables de ce qu’ils sont (logique libérale), et les aider à devenir ceux-là mêmes que vous disiez combattre : les terroristes !
Il y a peu de déclaration officielle qui illustre aussi bien la récupération post-trauma et les implications concrètes qu’elles induiront. La dérive totalitaire démocratique, l’interdiction de penser, ont commencé : accrochez-vous ! Les arrestations et mises en examen d’adultes mais aussi de mineurs, ne cessent plus depuis l’affaire Charlie. Le pouvoir reprend du galon, les journalistes se gargarisent avec leur « liberté d’expression ». Pendant ce temps, les affaires continuent…
Nous avons voulu, dans ce dossier, montrer ce que la liberté d’expression était réellement pour nous, non pas celle que l’on brandit comme un slogan et que les politiciens et grands médias instrumentalisent pour mieux se protéger, mais celle qui ne se dit pas mais s’exerce. Nous sommes gavés de leur duplicité, de leur récupération des questionnements et de la colère légitimes ; les rassemblements ont été symbolisés par les médias comme l’expression suprême de l’unanimité d’un individu-foule, faisant oublier les conflits qui transpercent nos sociétés occidentales et la domination passée et présente sur laquelle elles reposent. Nous ne nions donc pas la souffrance, nous ne la raillons pas plus, mais expliquons qu’elle nous écarte d’une certaine vérité, dont peut-être celle que le principal terroriste n’est pas toujours celui qu’on croit.
kairospresse.be/article/tous-charlie-plus-complexe
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