Le Capitalisme du désastre
3- « Messieurs… ce ne sont pas des Américains mais des Orientaux… »
4- « Big Business avec Hitler »
5- « De quoi Total est-elle la somme ? »
6- Le Big Bang Atomique père de l’Apartheid
7- Epilogue, déjà un mini-führer pour un nouveau cycle
Le Capitalisme du désastre
Nous sommes à la recherche de l’esprit du capitalisme pour montrer qu’en définitive le choix de LafargeHolcim de traiter avec une entreprise criminelle, loin d’être une aberration, relève plutôt de la normalité dans le cadre des lois économiques du libéralisme fut-il devenu scientifique, néo- ou ultra-libéral. La France et les Etats-Unis, deux « grandes démocraties » vendent bien, sans mauvaise conscience, des armes redoutables aux Etats Islamistes et esclavagistes de la péninsule arabique et nul n’ignore l’usage qui en est fait au Yémen. Au vu et au su de tout le monde comme aux yeux officiels de l’ONU, le pays s’enfonce dans « terrible crise humanitaire ». Des populations civiles, des femmes et des enfants périssent sous des bombes « Made in France » ou « Made in USA » négociées au Salon Eurosatory, mais localement labélisées « halal » par un Etat islamiste… Le crime contre l’humanité ne semble pas perturber les acteurs officiels du commerce militaire et la presse en France s’en tient à la doctrine présentée par l’état-major. On ne voit pas quand ce massacre high-tech peut finir puisque l’affairisme ordinaire des marchands d’armes ne sort pas des principes économiques du libéralisme. Téléguidé du Pentagone, le roi d’Arabie Saoudite a revêtu les habits neufs d’un mini-führer moyen-oriental. Et comme chef suprême d’un Etat islamiste disposant d’un arsenal high-tech d’armement il s’offre un Guernica à Sanaa – la capitale du Yémen inscrite au patrimoine de l’humanité. En diminuant la focale pour un grand angle, on peut aussi voir dans ce divertissement ubuesque d’un monarque un lot de consolation en offrande à ceux qui s’étaient positionné sur le marché de la reconstruction en Syrie. On baigne en plein dans l’esprit du capitalisme du désastre comme va nous le monter Naomi Klein.
A sa mesure, la transnationale LafargeHolcim pouvait donc bien faire de même avec un autre Etat arborant les mêmes convictions religieuses. Mais voyons plus loin que l’exception culturelle française.
Après les ravages en Asie du tsunami de décembre 2004, un haut responsable de l’administration américaine a exprimé en public sa grande satisfaction, deux mots seulement : « merveilleuse opportunité ». L’Esprit du capitalisme est bien là. Deux cent cinquante mille personnes périrent, mais, aux yeux des décideurs politiques à Washington, le désastre humanitaire du raz de marée s’annonçait d’emblée comme une chance pour les milieux d’affaires étasuniens.
Piqué au vif par le cynisme tranquille de l’administration Bush, le sang de Naomi Klein ne fit qu’un tour et elle vit rouge. Dans un article de The Nation paru en mai 2005, la journaliste définissait l’émergence d’un nouveau type de capitalisme. « The Rise of Disaster Capitalism ». Quelques deux années plus tard, reprenant ses esprits à froid, elle faisait paraître son opus magnum « La Stratégie du Choc, la montée d’un capitalisme du désastre » où l’on découvrait que depuis le 11 septembre 1973, date du coup d’Etat de la CIA au Chili, la stratégie des Etats-Unis se fonde sur la terreur systématique et que les affaires pouvaient prospérer idéalement dans la sidération générale des désastres de tout type : guerres, coups d’Etat militaire, ou même catastrophes naturels. Le Chili était un cas d’école planifié comme à la parade. En quelques semaines, le pays, sous la houlette de Pinochet, agent local des basses besognes de Washington, se transforma en camp de concentration. Sous la terreur militaire, des centaines de milliers de Chiliens durent prendre le chemin de l’exil tandis que, sous la logique économique implacable de Milton Friedman et des Chicago-boys de son Ecole, la population chilienne était précipitée dans une misère noire pour de longues décennies. Le tableau était caricatural et le journaliste essayiste et dramaturge Sud-Américain Eduardo Galeano croqua d’un trait la mise en pratique au Chili de la théorie économique mûrie à la prestigieuse Ecole de Chicago : « pour la « liberté des prix » il fallait mettre les chiliens en prison » ; ce qui fut fait par l’armée avec une célérité inouïe. De quel sacrilège s’était rendu coupable Salvador Allende, aux yeux de Washington et des économistes américains ? Il était bien arrivé à la présidence du pays par la voie légale avec un processus électoral du même type qu’aux Etats-Unis, mais il avait eu l’idée, effectivement hétérodoxe, d’honorer l’une de ses promesses, la nationalisation des mines de cuivre. Sur le papier, dans les cours de géographie destinés aux enfants, le Chili était le premier producteur exportateur mondial de ce métal stratégique. Mais sur le terrain, les compagnies étasuniennes en étaient les réels propriétaires.
Sur ce modèle du choc, le livre proposait un tour du monde bien documenté pour montrer comment le complexe militaro-industriel étasunien procédait pour arriver à ses fins.
Dans les années 2000 l’actualité internationale était particulièrement riche en désastres humanitaires et par conséquent en « merveilleuses opportunités » pour les milieux d’affaires américains. Coup sur coup et encore sur coup : « Shock & Awe », « choc et effroi », 2003 invasion de l’Irak, 2004 tsunami au Sri Lanka, 2005 ouragan Katrina à La Nouvelle-Orléans… Et à chaque fois le même cri de joie, sans retenu, sans décence, l’expression explicite enthousiaste de l’esprit du capitalisme se faisait entendre comme une bénédiction : « merveilleuse opportunité », « occasion en or », « de superbes occasions s’offrent à nous » ; dans le même temps les investisseurs étasuniens survoltés s’abattaient comme des bandes de pillards sur les pays et régions dévastés. Sous la fausse bannière de « La Reconstruction », les engins de chantiers déferlaient comme des chars pour parachever les dévastations de la catastrophe primitive et crée ainsi sur la table rase une « Nouvelle Jérusalem » terrestre des temps capitalistes aux profits des entreprises nord-américaines.
Dans le cadre de la théorie économique de Milton Friedman, la chute des Tours jumelles, le spectaculaire évènement Hollywoodien du 11 septembre 2001, doit lui aussi être mis dans la liste des « merveilleuses opportunités ». Mais en plus, il faut le considéré dans sa spécificité véritablement providentielle. Et pour le coup il est bien venu du ciel. Il y a eu le « choc et l’effroi » puis « La Reconstruction », mais en plus, bonté divine, s’enclencha la réaction en chaine sans fin de la « guerre (sainte) contre le terrorisme ». L’Amérique affairiste redécouvrait l’Amérique, le filon prolifique et le cycle perpétuel du World-War-Web-Business pour le nouveau siècle.
Des esprits critiques ont pu faire remarquer (à juste titre) que l’assemblage « capitalisme du désastre » est un « pléonasme ». Mais dans la Société du Spectacle dessinée, animée et scénarisée par Hollywood et Walt Disney, où le mensonge est devenu une immense industrie affichant un chiffre d’affaire à plusieurs dizaines de milliards de dollars, il n’est peut-être pas tout à fait inutile d’expliciter la nature foncière du capitalisme : un désastre.
Là où Naomi se trompe quelque peu c’est dans sa date de début pour définir ce nouvel ordre économique. Il faudrait au moins le faire remonter à la boucherie de la Grande Guerre qui fut pour les milieux d’affaires, la haute finance, la grande industrie et les compagnies pétrolières l’une des plus « merveilleuse opportunité » de l’histoire contemporaine.
Mais pour quiconque connaît l’histoire du monde occidental, il est clair que, dès la montée en puissance des marchands banquiers vers la fin du Moyen Age, le capitalisme était déjà un désastre total, à la fois humanitaire et environnemental. Dès cette époque en effet les activités minières sous le contrôle des riches marchands rencontraient les besoins militaires insatiables des Etats pour la plus grande prospérité des affaires.
Rappelons en passant que le bon vieux Karl Marx avait indirectement décrit et conceptualisé la stratégie du choc et le désastre organisé en révélant « le secret de l’accumulation primitive du capital ». L’expropriation féroce des paysans dans l’Angleterre des 15-16e siècles fut en l’occurrence par ses conséquences humaines dans les campagnes un véritable tsunami et un tremblement de terre. Des milliers de fermes, bourgs et villages furent rayés de la carte d’Angleterre sous la déferlante des moutons, tandis que les paysans chassés de leur terre se transformaient en vagabonds, premiers migrants économiques de l’ère moderne. Peu avant ces temps de misère et de terreur sanguinaire, l’Angleterre était une petite nation de paysans libres et prospères. Moins de cinq millions d’âmes peuplaient le royaume, pour la plupart invisibles, dispersés dans l’espace rural… Puis survint comme un cataclysme le début du capitalisme. L’élite anglaise venait de décider son entrée dans le marché commun européen de la laine et des draps dominé en ce temps-là sur le continent par les manufactures de Flandre. Il fallut pour cela anéantir les terres arables, chasser les paysans pour faire le maximum de la place aux pacages. Face aux conséquences humanitaires et environnementales de cette première stratégie du choc, les chroniqueurs de l’époque exprimèrent leur effroi. Thomas More, l’auteur de « L’Utopie », témoin oculaire de la réaction en chaine du désastre exprima la situation par un paradoxe : « les moutons dévoraient les hommes ». Mais aussi dès cette époque il en comprit la nature et la décrivit dans sa brutale logique mercantile.
Ce qui change radicalement aux 20e et 21e siècles c’est l’avènement des sciences et techniques à l’origine de la seconde révolution industrielle. Depuis, en effet, le désastre de l’accumulation du capital est devenu véritablement spectaculaire, planétaire, irrésistiblement mené sur un train d’enfer. Désormais visible dans sa réalité irréversible à la surface de la Terre, les scientifiques désignent ce nouveau déluge sous le terme savant d’Anthropocène.
Fin de la deuxième partie ; Jean-Marc Sérékian ; Janvier 2018