À Notre-Dame-des-Landes comme ailleurs, seul un territoire en lutte peut s’y opposer
Agriculteurs et agricultrices, membres de comités de soutien à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes contre l’aéroport, depuis 2012, nous nous apprêtons à venir le 10 février au rassemblement à Notre-Dame-des-Landes pour fêter l’abandon du projet d’aéroport et pour continuer à maintenir ensemble le rapport de force nécessaire à la vie de la ZAD face à l’État et son administration.
Deux questions qu’on se pose dans nos fermes
Ces dernières semaines, depuis l’abandon du projet, collectivement nous lisons, regardons, écoutons des informations qui nous arrivent de la ZAD. Un aspect nous a marqué : on lit et entend, venant de différentes composantes du mouvement, que la ZAD va pouvoir devenir une zone de vie et agricole expérimentale selon les uns ou une zone agricole enfin normale selon les autres. Dans les deux cas, nous qui nous battons dans nos fermes pour nous opposer aux réglementations et normes créés par la cogestion agricole – administration/industrie/syndicats visant délibérément à l’élimination de l’activité agricole autonome et donc à notre élimination puisque nos vies y sont profondément liées – nous sommes choqués et nous nous interrogeons.
Pourquoi, dans le premier cas, ceux et celles qui portent les activités agricoles de la ZAD, quelles qu’elles soient (historiques ou plus récentes) et ceux et celles qui vivent à la ZAD ne poursuivent-ils pas, avec le mouvement d’opposition entre autre à l’aéroport, la lutte contre la normalisation industrielle agricole ? Cette lutte s’étend actuellement dans les campagnes. Pourquoi devraient-ils s’en extraire en s’intégrant à une bulle expérimentale, environnementale et sociale prochainement cogérée avec l’administration ? La cogestion que nous connaissons depuis longtemps dans le milieu agricole conduit, et c’est son but, à discréditer et à faire apparaître comme inutile ou dangereux ceux qui luttent. Elle cherche à étouffer les conflits et à affaiblir, entre autre à NDDL, le mouvement social existant qui maintient jusque-là avec succès un rapport de force avec l’État.
Pourquoi dans la deuxième hypothèse retrouver la normalité agricole, que nous connaissons bien pour la subir au quotidien ? Alors même que nous constatons que nos activités sont en train de perdre tout leur sens, tous leurs bras et toutes leurs capacités à nous permettre de vivre quelque part en s’éloignant de l’industrie. Et cela sous l’accélération depuis 20 ans de l’emprise du contrôle normatif et réglementaire agricole. D’autant que nous constatons dans les discussions que nous organisons qu’elle se généralise et a le même effet dans toutes les activités primaires.
Qui peut penser que l’activité agricole de nos jours – habillée des fameux slogans et clichés sur « les terres nourricières », « la beauté du métier », « la qualité des terroirs français », « les petites fermes plutôt que les grosses », « la vente directe règle tous les problèmes », « l’agriculture française bien plus sûre », » les cultures ou élevages vivriers, chacun pour soi, c’est la joie » ou « l’agriculture qui innove et s’adapte aux changements du monde et en sera l’avenir »– serait en soi, un projet politique émancipateur ? Puisque la réalité du rapport réglementaire et industriel imposée à toutes les fermes, des plus grosses aux plus petites, mêmes vivrières, avec ou sans subventions, nous fait ressentir dans nos chairs que ce n’est que de la propagande commerciale ou militante pour rassurer les bénévoles, les consommateurs urbains ignorants ou les ruraux au mode de vie hors sol et améliorer la balance commerciale des Etats et d’une partie des producteurs, gros ou petits, qui acceptent de laisser leurs voisins disparaitre.
Ce que nous refusons de donner aux capitalistes et à l’État
Vous avez, avec l’aide de nos comités de soutien régulièrement présents à la ZAD, réussi à créer un rapport de force qui a permis de maintenir, de créer ou de recréer l’envie de la vie agricole hors des réglementations, des normes, des contrôles pour pouvoir commencer à en vivre en commun quelque part en comprenant cet endroit. Cela a été possible parce que vous n’étiez pas seuls et surtout en lutte.
La vie agricole commune, pour exister tout au long de l’histoire, n’a été possible que par une lutte perpétuelle, c’est une de ses conditions.
Nous vivons actuellement dans les campagnes, dans les fermes, des situations catastrophiques. Harcèlement réglementaire, normatif et judiciaire, contrôles administratifs avec des gendarmes à répétition, saisies de troupeaux, interdictions de vente sur les marchés pour non-respect des normes administratives, sanctions pour refus de contrôle, internements forcés dans le cadre des « protocoles suicide »… Du coup plus de 10 000 fermes disparaissent chaque année laissant derrière elles des ruines, des vies de salariés ou des morts et bien sur des sociétés agricoles qui s’agrandissent en employant des opérateurs. Les suicides se multiplient ces deux dernières années, étouffés par les médias et l’administration. Plus de 1 000 par an (3 fois plus que dans toutes les autres catégories professionnelles). Parce qu’on ne se détache pas, on ne se reconvertit pas, d’une vie agricole. Ce n’est pas un emploi. C’est une vie. Et c’est celle-là que nous refusons de donner aux capitalistes et à l’Etat.
Les États alliés de l’industrie achèvent d’éliminer les dernières résistances, parcelles de vies paysannes, pour achever leur travail de concentration productive capitaliste. Ils s’y prennent, depuis 20 ans grâce aux conseils de l’OMC, de manière habile et efficace. Et cela sous couvert de normes sanitaires et environnementales trompeuses, de réglementations soit disant protectrices des populations et de la planète qui sont le miroir aux alouettes d’une prétendu qualité des aliments. Ce qui permet de passer sous silence l’industrialisation forcée à laquelle elles participent activement. Allez voir le merveilleux modèle allemand d’agriculture écologique où plus un animal ne vit dehors, où s’alignent des kilomètres de bâtiments agricoles gérés par des technologies écolo et où travaillent quelques opérateurs. En France, depuis 60 ans, dans les campagnes, l’élimination de 90 % des agriculteurs a été planifiée et cogérée par l’État/l’industrie/les syndicats.
Ne croyez pas que cette pression administrative et industrielle n’atteint que les systèmes agricoles enchaînés aux banques et aux coopératives. Toutes les fermes la subissent et en meurent ou s’y plient, subvention à la clef ou pas. Des secteurs commerciaux pour petites fermes avec un rapport industriel au vivant se multiplient.
Jérôme Laronze, éleveur en Saône-et-Loire, qui s’opposait à ces réglementations les dénonçait ainsi : « l’hyper-administration n’apporte rien aux agriculteurs sinon de l’humiliation et des brimades. Cela ne rapporte qu’aux marchands et aux intermédiaires. Mon cas est anecdotique, mais il illustre l’ultra réglementation qui conduit à une destruction des paysans. » ; « Les syndicats soutiennent la paysannerie comme la corde soutient le pendu. » Il est mort le 20 mai 2017 sous les balles des gendarmes.
C’est le même combat, la suite indissociable de la lutte contre l’aéroport
L’isolement des fermes et la cogestion syndicats/État du monde agricole ont, depuis 50 ans, étouffé les luttes agricoles opposées à cette élimination des vies qui étaient auparavant hors des filières économiques dans la plupart des campagnes.
À Notre-Dame-des-Landes, vous n’étiez pas isolés jusque-là parce que vous étiez en lutte. Ce qui est la seule possibilité de faire exister des communautés dans notre époque. Vous avez jusque-là refusé la cogestion avec l’État, malgré vos divergences, face à la nécessité d’enrayer leur démocratie industrielle. Vous avez engagé le conflit. Ne le lâchons pas. La nécessité reste la même pour enrayer la normalisation agricole. C’est le même combat, la suite indissociable de la lutte contre l’aéroport.
Ne nous laissez pas, nous, agriculteurs et agricultrices d’autres campagnes, seul-es à continuer cette lutte. Nous avons besoin de vous comme vous de nous pour amplifier le rapport de force. Ce pour quoi on se bat dans nos fermes, vous avez commencé à le gagner à la ZAD. Ne l’abandonnons pas. Ne prenons pas le risque de le perdre, de perdre la vigueur, l’expérience, les pratiques du mouvement existant. Ce serait aussi nous appuyer sur la tête dans nos luttes agricoles plus isolées.
Primes agricoles ou pas, vous serez soumis aux contrôles administratifs qui tentent d’entraîner nos activités vers un rapport industriel ou vers l’interdiction. Dans quelques temps, si ils sentent que la négociation est possible, ils vous demanderont que vos activités soient déclarées ; les animaux enregistrés et munis de leurs papiers d’identité, bouclés et vaccinés et pas mélangés avec d’autres troupeaux ; leurs naissances, déplacements ou mort devront être déclarés dans les 7 jours ; vos cultures seront répertoriées ; vos revenus ou déficits contrôlés ; les semences certifiées ; les haies, arbres isolés ou ruisseaux photographiés et mesurés ; vos étables, fromageries, tueries, conserveries, cuisines, véhicules devront être agréés ; vos fromages, légumes ou viandes analysés, tracés, étiqueté
s ; vos énervements verbaux, révoltes, signalés, évalués puis internés.
Petit à petit le temps, le regard, les liens aux animaux, aux plantes, aux proches, aux voisins avec lesquels vous vivez tous les jours deviendront, sous la constante pression, doucement et nécessairement comptables, gérés, frustrants et salissant, culpabilisant comme dans beaucoup d’autres aspects de la vie industrielle. Vous découvrirez, ou vous le savez déjà, que vous vouliez ou pas vous plier à toutes ces normes, que la vie agricole est depuis 60 ans parmi les plus administrées, orientées, contrôlées et réprimées qu’il soit. Une vie tout autant contrainte, harcelée et dirigée qu’elle l’est dans les banlieues des grandes villes. Au fond des pâtures et de la forêt, l’État a pris place.
La loi voudra toujours s’imposer, vie expérimentale ou pas
Ne laissons pas l’État et leurs représentants détruire, contrôler ou agréer vos cabanes, maisons, granges, étables, cuisines… les évaluer, les trier entre celles qui sont intégrables ou pas, bénéficiant d’une dérogation, expérimentale ou inacceptable, leur donner des statuts entre propriétés, locations, squats ou permettant une installation agricole, outils pédagogiques pour les stagiaires, touristes, utiles pour les chercheurs mais aussi tenter de définir les zones possibles ou non de leurs implantations (dans une démarche de concertation et de partenariat avec les représentants de la zone afin d’établir un schéma environnementale de protection et de développement durable du territoire évidemment), tenter de normaliser ou de folkloriser leurs architectures, dessiner des micro-frontières, micro statuts entre les habitant-es. L’État n’est pas légitime pour s’imposer comme intermédiaire dans les choix et relations de vie commune, voisinage, habitats ou activités, il en est le plus grand destructeur. Nous vivons trop souvent ces tensions où les conflits sont réglés par les lois et l’argent plutôt qu’entre les personnes concernées pour savoir que ces règlements, normes exacerbent les conflits le plus souvent en créant des morales, rôles, médiations et représentations qui nous empêchent de nous comprendre et de créer société.
Nous sommes la société, l’Etat en est le parasite. En tant qu’agriculteurs et agricultrices nous savons cela qui est marqué dans nos chairs et dans l’histoire de nos familles et de nos proches.
Ce n’est pas le danger d’expulsion mené par les gardes mobiles venus de l’extérieur, face auquel on peut tenter de résister collectivement, qui vous menacera. Mais la pression des voisins qui s’inquiètent pour leur tranquillité, leurs affaires ou leur légitimité vis-à-vis de l’administration. Ce seront eux, parfois anciens compagnons ou compagnes de lutte qui vous menaceront à cause de votre proximité ou de vos choix illégaux. Ce sera moins spectaculaire qu’une tentative d’expulsion. Le petit courrier arrivera poliment à votre nom avec les injonctions de mise aux normes, puis les sanctions tomberont individuellement dans la discrétion administrative. Les possibilités de réactions collectives seront limitées par la peur des autres, désormais pris et dépendant-es des mêmes mailles réglementaires que vous. Ils vous conseilleront d’abord avec attention. Vous proposeront de vous aider à vous mettre aux normes. Puis ils vous isoleront ou vous dénonceront pour ne pas créer de soucis à toute la zone et à la structure juridique qui la gère. Zone expérimentale ou pas, la loi veut s’imposer en force ou insidieusement. Toujours…
Ces situations dont nous recevons les récits ou face auxquelles nous tentons de nous opposer, arrivent tous les jours à des dizaines de fermes qui se croyaient hors d’atteinte ou bien cachées.
Il n’y a que des territoires qui se maintiennent en lutte ou des réseaux qui se soutiennent qui peuvent créer le courage, les moyens matériels et le rapport de force pour s’opposer massivement et durablement à cette élimination de la vie agricole autonome.
Nous nous battons individuellement par endroits, collectivement ailleurs, en réseau partout, en tous les cas là où nous habitons, là où nous avons construit des attachements nécessaires à la vie agricole qui tente de s’écarter du rapport industriel. Nous vous appelons à continuer ou à nous rejoindre dans cette lutte, dans ce rapport de force que nous construisons pour vous commencer à sortir de la normalisation, individuellement ou collectivement ou avant qu’elle vous convainque, vous attire, vous rassure ou vous contraigne… puis vous écrase. Il n’y a rien à gagner dans nos vies, activités et luttes, surtout à court terme à la ZAD, à répondre à leur chantage, qui n’est qu’un leurre. Il n’y a pas de place au bout pour des activités libres. Individuellement nous sommes souvent contraints à ce chantage et aux contorsions, collectivement il y a beaucoup plus à tenter, affirmer et à défendre.
C’est maintenant que le mouvement qui s’est opposé à l’aéroport peut affirmer qu’il portait aussi cette lutte pour des vies agricoles non administrées, non contrôlées, s’éloignant de l’industrie. Si ce mouvement est cohérent et s’il ne se berce pas d’illusions du type agriculture « alternative », « 4.0 », « innovante », « responsable », « raisonnée », « durable », « bio » source de vie… pour le renouvellement industriel (50 % du marché bio appartient déjà aux groupes industriels depuis quelques mois), alors il doit s’emparer de la nécessité de faire vivre des vies et des activités primaires autonomes hors des normes en les revendiquant et en nous organisant pour les rendre inarrachables de la ZAD. Des activités qui nous permettent de vivre en commun et de combattre le capitalisme. Ou bien alors ce mouvement fracturé va-t-il préférer par facilité ou naïveté, se contenter, se plier doucement face à la pacification étatique ou céder aux calculs de ceux et celles qui voudraient s’approprier l’avenir de la zone ou s’attrister de ceux et celles qui se comportent en victimes sans s’être préparés à la confrontation suivante, conduisant cette lutte à avoir engendré une zone expérimentale pour le capitalisme agricole de demain ? S’il faut négocier à un moment cela ne peut être sans un rapport de force préalablement préparé, partagé avec le mouvement large qui a permis de gagner les premières batailles.
Ne pas lâcher ce qui est gagné, accentuer le rapport de force
Nous appelons les comités de soutien à ne pas se laisser endormir par cette victoire, réelle et dont il nous faut nous nourrir, mais qu’on nous brandit sous condition de normalisation expérimentale afin d’étouffer notre lutte en chemin. Celle-ci doit continuer à s’ancrer en accentuant, avec le plus grand nombre, la lutte là où elle a gagné une belle bataille et ne pas immédiatement chercher à négocier la place de certain-es ou à rechercher une autre zone de lutte, au risque majeur de devenir perpétuellement soit administré soit hors-sol.
Nous faisons la proposition aux comités de soutien et à tous et toutes les habitant-es de la ZAD de maintenir le rapport de force avec l’État et les organismes qui préparent l’avenir de la ZAD contre le mouvement en lutte, en manifestant leur colère :
devant, dans, autour des Directions départementales de la cohésion sociale et de la protection des populations (sic) (« DDCSPP ») représentant du ministère de l’Agriculture qui tentent de nous broyer et de normaliser à la ZAD comme dans nos fermes;
devant, dans, autour des Mutualités sociale agricole (« MSA ») qui organisent le traitement social de cette normalisation/élimination agricole ;
devant, dans, autour des chambres d’agriculture qui sont les courroies de transmission dans les fermes de ces politiques et qui veulent dépecer et se nourrir de la ZAD, cracher sur notre mouvement.
Ils ont tué Jérome Laronze, le 20 mai 2017.
Des agriculteurs et agricultrices du collectif contre les normes