- Première trace sur la piste : LafargeHolcim
- Le Capitalisme du désastre
- « Messieurs… ce ne sont pas des Américains mais des Orientaux… »
- « Big Business avec Hitler »
- « De quoi Total est-elle la somme ? »
- Le Big Bang Atomique père de l’Apartheid
- Epilogue, déjà un mini-führer pour un nouveau cycle
« De quoi Total est-elle la somme ? »
Nous avons suffisamment avancé dans notre recherche historique sur l’esprit du capitalisme et son affinité élective avec les régimes autoritaires et organisations sanguinaires. A ce stade et pour ne point être accusé de nous complaire dans la torture psychologique en remuant le couteau dans la blessure narcissique du « monde libre », il nous était possible d’abréger les souffrances en passant directement à la conclusion avec les analyses précises d’Apoli Bertrand Kameni sur les origines de l’Apartheid comme « fille du de la révolution atomique ».
Malheureusement pour nous un improbable concours de circonstance nous oblige à ne pas faire l’impasse sur le livre d’Alain Deneault « De quoi Total est-elle la somme ? ». Il est en effet paru en 2017, l’année même où éclate et s’aggrave l’affaire LafargeHolcim.
Il se trouve qu’avec la procédure lancée contre le cimentier l’on apprend que d’autres grandes entreprises françaises étaient présentes en Syrie au temps de la gloire du Califat. A cette occasion, la presse nous informe qu’elles décidèrent de partir ; parmi elles : Total, notre grand fleuron national.
L’histoire ne nous dit pas si leur départ est le résultat de l’échec de négociations secrètes avec Daech. Mais peu importe, dans le contexte et en contraste avec LafargeHolcim, leur choix le quitter la Syrie a été considéré et même salué comme un acte vertueux.
Circonstance improbable et divine surprise, par ricochet Total se retrouve encensée et sacrée entreprise vertueuse de l’année 2017 ! Bien évidemment en France, le cocorico est possible car pour l’heureux automobiliste téléspectateur, Total c’est un ensemble de stations essence où selon la devise de la firme «Vous ne viendrez plus chez nous par hasard» ; ou encore, en plus jeune et dynamique mais moins subtile : «Énergisons la vie chaque jour».
Avant de suivre les analyses iconoclastes d’Alain Deneault, on peut dire, pour le départ de Syrie de Total, que l’entreprise avait d’autres chats à fouetter et beaucoup mieux à faire ailleurs. D’abord, au moment des faits, Total s’était inscrite sur l’axe Moscou-Téhéran avec deux méga projets gaziers. Ensuite la chute de Kadhafi en 2011 lui a ouvert un pont d’or noir en Lybie. Et surtout la carrure transnationale de Total et sa place respectable au sein des big five, l’empêche d’entrer dans de miteuses tractations de marchands de tapis avec une un gang autoproclamé Califat.
Mais revenons à la somme d’Alain Deneault puisque nous sommes sur la piste de l’esprit du capitalisme. Pourquoi un respectable philosophe est-il allé fourrer son nez dans un réseau hexagonal de pompe à essence ? Restons simple, la réponse tient peut-être dans l’étymologie ou l’une des missions premières de la philosophie : l’amour de sagesse et la recherche de la vérité. Signe des temps techniques et technologiques triomphants, il ne semble plus possible aujourd’hui de faire de la philosophie sans mettre les mains dans le cambouis. La vérité se cache dans la graisse noircie des engrenages et des roulements à billes et dans les forages pétroliers comme a pu le constater l’historien Jacques R Pauwells dans ses recherches sur la Blitzkrieg.
Si un philosophe trempe sa plume dans le pétrole, s’abaisse à nous faire découvrir les basses besognes et les mauvaises fréquentations d’une grande firme pétrolière, c’est que Total est emblématique du « Capital au 21e siècle » De ce point de vue, l’ouvrage d’Alain Deneault comme celui de Naomi Klein sont en effet doublement éclairant et énergisant car ce n’est pas dans l’assommoir de Thomas Piketty que l’on découvrira ce qu’est justement « Le Capital au 21e siècle ».
Il est vrai que, depuis son ascension au sein des « big five » mondial du pétrole, l’entreprise préoccupe et inspire au plus haut point les essayistes de toutes spécialités. Par ses agissements et ses mauvaises fréquentations assidus depuis l’après-guerre, Total, en plus de ses propres marées noires, fait couler beaucoup d’encre liée aux à-côtés de son corps de métier.
Alain Deneault nous remet en effet en mémoire quelques titres de livres et d’articles hautement suggestifs sur le passif de l’entreprise : « Total : le carburant de l’apartheid, 1986 », « Pipe-line secret, « apartheid, anatomie d’un crime d’Etat, 1989 », « Totale(e) impunité, les dessous d’une multinationale au-dessus de tout soupçon, 2010 ». Ainsi, en plus des standards universitaire, « La France et le Pétrole » de l’historien André Nouschi, de nombreux auteurs s’intéressent de près au passé et au présent peu glorieux du cas Total, une transnationale au-dessus des lois et qui selon Alain Deneault fait la loi deux fois : de fait et la fait écrire. La vérité se cache dans un magma de boue de sang et de cambouis, ce que Juan Pablo Pérez Alfonso, ministre des mines du Venezuela, nomma en son temps « l’excrément du diable ».
La somme du philosophe est monumentale, le procès à charge est instruit, les preuves sont accablantes, inscrites dans l’histoire : Total et l’apartheid, Total et ses travailleurs esclaves au Myanmar, Total et les crimes de la Françafrique, Total et la pollution dans le delta du Niger, Total et les paradis fiscaux, Total et les officines paramilitaires, Total en Alberta, Total dans l’Arctique à Yamal… mais Total totalement innocent ! Total plus blanc que blanc !
Après la reprise de l’épais dossier à charge, que peut bien dire de plus un philosophe sur la totale impunité de Total ? Catégoriser les méfaits, les classer : « Comploter, coloniser, collaborer, corrompre, conquérir, délocaliser, pressurer, polluer, vassaliser, nier, asservir et régir. Douze verbes permettent de résumer la façon qu’ont eue, au 20 siècle, des multinationales telles que Total de s’affranchir des régimes contraignants des Etats de droit afin de les contraindre, eux à leur tour, à un univers commercial les liant à l’échelle mondiale – page 413 ». Certes, mais encore ? Mettre un peu d’ordre dans les méandres magmatiques des méfaits de tous ordres permet de comprendre la complexe et fatale gravité ou perversité de la situation ; mais encore ? On approche de la structure du « Capital au 21e siècle ». Transnationales et Etats sont les deux faces et angles d’attaque du capital. Car dès le départ il n’y a jamais eu de confrontation mais collaboration. La complicité des Etats concerne aussi et avant tout lesdits « Etats de droit » avec, comme caricature de la transgression du droit, la 5e République et la Françafrique. La diplomatie secrète française et la prospection pétrolière se sont servies et construites mutuellement en Afrique puis ont grandi ensemble pour le rayonnement international de la France et de Total…
Mais en tant que philosophe, Alain Deneault ne peut pas se défausser derrière l’exubérance de son exposé. Il doit au moins satisfaire à la 11e thèse sur Feuerbach : « interpréter le monde » ; ne pas abandonner le lecteur complétement désorienté et submergé par le rouge sang et le noir pétrole de Total. Rappelons pour mémoire la dernière proposition programmatique de Karl Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, il s’agit maintenant de le transformer ». Après avoir classé et systématisé les pratiques condamnables de Total en regard sinon du droit international du moins de la morale, le philosophe s’autorise enfin un grand point d’orgue dans son domaine de compétence sous le titre : « Le totalitarisme pervers ». Le mot est lâché, les transnationales seraient au final la quintessence d’un totalitarisme qu’aucun tribunal de Nuremberg ou aucune Cour pénale internationale de La Haye ne pourrait condamner.
Nous n’avons pas le bagage culturel suffisant pour convoquer Hannah Arendt et juger de l’utilité philosophique ou historique à définir un nouveau stade ou type de totalitarisme qu’incarnerait l’inattaquable Total avec sa morgue internationale bourrée de cadavres. Contentons-nous à notre humble niveau, puisque le mot est lâché par une autorité universitaire, de mettre un contenu technico-anthropologique à ce « totalitarisme pervers ». Si Total trône au-dessus de tout, « über alles », dans une totale impunité, c’est que l’entreprise dispose à son service de ce que la civilisation industrielle produit de mieux dans ses universités et grandes écoles. Les sciences et les élites à haut niveau d’études sont l’élixir de jouvence pour le renforcement et le renouvellement perpétuel du Capitale au 21e siècle. La maxime chère à Christophe de Margerie, l’ex-patron très médiatique de Total, décédé ou suicidé dans un accident d’avion en 2014, exprime une vérité historique sur la monté en puissance des transnationales « Total ne fait pas de politique »
En effet, à chacun son job, Total pompe du pétrole, arrose et corrompt ses collaborateurs locaux pour pomper en paix encore plus le pétrole. Dans ce cycle, les décideurs et cadres supérieurs de l’entreprise se consacrent à leur strict domaine de compétence universitaire et professionnelle, l’élite s’exprime dans le meilleur des monde possible, tout le monde à son poste : les dirigeants dirigent, les géologues font de la géologie, prospectent et forent, les chimistes de la chimie, les ingénieurs de l’ingénierie, les commerciaux du commerce, les économistes des statistiques, les avocats du droit, les fabriquant d’image édulcorent des images d’Epinal… Des dizaines de compétences scientifiques, techniques et artistiques s’unissent pour que Total soit Total. Rien de tout cela n’entre dans la catégorie politique et encore moins du crime. Les bons élèves des grandes écoles ont un bon job chez Total. Par contre reste la lutte des classes mais, par l’énormité même des transnationales, elle est devenue quantité négligeable. Le conflit social lui aussi est technicisé, la gestion musclée de la ressource humaine locale ou la chasse à l’homme sur les populations autochtones, bref la stratégie du choc est laissée en sous-traitance aux juntes et clans familiaux censés représenter l’autorité étatique reconnue par la communauté internationale. Ainsi, comme les autres grandes transnationales, Total reste (presque) totalement immaculé trônant au-dessus de la mêlée. C’est la structure autoritaire hiérarchisée et géo-localisée de la division du travail caractérisant Le Capital au 21e siècle. Les Etats ne sont là que pour ça. Ils votent des lois ad hoc, multiplient les « états d’urgences », peaufinent des « lois-travail » et parfois comme en France cassent, si nécessaire, le code du travail, pour atteindre l’idéal de la République bananière. Ils délivrent des permis à la demande et par ce fait circonscrivent dans le droit les activités extractives. Pour le grand domaine de déploiement de la « Françafrique » on sait avec les recherches et les « dossiers noirs » de l’association Survie que les chefs d’Etat africains doivent régulièrement montrer patte blanche à Paris-Total pour perpétuer leur règne et palper les royalties du pétrole… Signe des temps, en France, on a pu voir en 2008 – 2010 un ministre de l’écologie distribuer à tour de bras des concessions et permis de forer pour les gaz de schiste, sans se soucier le moins du monde des conséquences humaines et environnementales de ses paraphes. Ainsi libéré par cette sous-traitance expéditive faisant fi du droit, l’esprit du capitalisme devient pur esprit d’entreprise planant très haut au-dessus des vivants.
Pour Le Capital au 21e siècle, dopé en salves aux sciences et techniques, les autorités publiques se réduisent pour le pire à n’être plus que des Etats compradores des transnationales. Désormais ces dits Etats souverains (de droit ou de non-droit) excellent dans les fonctions de garde-chiourme sur les populations locales et de gardiennage des sites miniers et pétroliers pour la liberté des transnationales. Sans le moindre sens des réalités, ils votent sur demande les lois ad hoc pour que les activités extractives se fassent dans la stricte légalité. Qu’ils se déclarent de droit ou pas, les Etats, et même les assemblages d’Etats comme la Communauté européenne, n’échappent pas à ce rapport de vassalité face au fantastique concentré d’expertises scientifiques et techniques représenté aujourd’hui par les multinationales. Pour ce microcosme oligarchique la bonne santé instantanée du monde se mesure aux cotations en bourse des transnationales. En regard de ce pôle d’excellence universel, le reste se réduit à pas grand-chose et les Etats s’en chargent : le résidu de lutte des classes, les chasses à l’homme dans les populations autochtones, la mise à disposition d’une main d’œuvre précarisée, laminée et soumise, les états d’urgence, les lois-travails voire les codes noirs sur le modèle du 3e Reich ou de l’apartheid, relèvent effectivement de la souveraineté des Etats. Quelle que soit la situation, la confrontation entre le pôle d’expertises scientifiques représenté par les transnationales et le monde réel des peuples autochtones est rarement idyllique. On retrouve toujours le modèle économique de l’école de Chicago croqué par Eduardo Galeano : pour la liberté des transnationales il faut aplanir le résidu de lutte des classes ou mettre en fuite les populations locales.
Fin de la 5ème partie ; Jean-Marc Sérékian ; Janvier2018