Le silence sur la radioactivité provoque des cancers
Depuis plusieurs dizaines d’années, une vague de cancers liée aux expositions à la radioactivité touche des salariés des télécoms. La direction a tu les risques. Pour que ces victimes et leurs familles soient indemnisées à la hauteur de ces silences et des négligences, un ingénieur et d’autres témoins racontent à Mediapart l’ampleur de ce scandale sanitaire, dont on ne connaît pas encore toutes les conséquences.
https://www.mediapart.fr/journal/france/010318/chez-orange-le-silence
Extraits
Depuis 50 ans, des dizaines de milliers de salariés des télécoms et leurs sous-traitants qui travaillent sur les lignes téléphoniques manipulent sans le savoir des parasurtenseurs radioactifs, bien que leur direction ait été alertée des risques encourus. Des syndicalistes, des victimes et des médecins ont fini par mettre au jour ce scandale sanitaire, rendu public par la revue Santé et Travail en 2013, et sur lequel Mediapart a recueilli de nouveaux témoignages. Un ancien ingénieur qui a travaillé dans le secteur, Jean-Michel Person, parle ainsi pour la première fois « dans l’espoir que les victimes et les familles obtiennent un jour justice ».
Dans les années 1970, cet homme est chercheur au Centre national d’études et des télécommunications de Lannion et dépose plusieurs brevets de parasurtenseurs à radioéléments. Ces petits tubes d’apparence inoffensive sont en réalité chargés de radioéléments (radium 226, polonium 210, tritium, prométhium 147), qui rayonnent (gamma, bêta) et émettent des gaz radioactifs cancérogènes (radon, air tritié).
L’industrie des télécoms les utilise depuis 1931, parce qu’ils sont censés améliorer la résistance et permettent d’éviter les accidents (incendie, électrocution, boule de feu), les coupures de courant et les dérangements.
Dans la décennie 70, Valéry Giscard d’Estaing accélère l’équipement du territoire par les PTT : tout le monde doit avoir le téléphone. La France compte seulement 4 millions d’abonnés en 1970. Quelque 20 millions en 1983.
Or chaque ligne d’abonné a besoin d’au moins quatre parafoudres. Deux sont en effet placés au départ des câbles électriques, dans le répartiteur du central téléphonique, une pièce sécurisée généralement située au rez-de-chaussée du bureau de poste communal (17 000 parafoudres dans un grand répartiteur, 3 000 dans un petit). Deux autres à l’arrivée, au plus près de l’abonné, dans les boîtiers accrochés sur des poteaux qui comptent 28 à 56 parafoudres.
Quelque 20 à 80 millions de parafoudres à radioéléments passent ainsi à cette époque entre les mains des agents, sans aucun avertissement sur l’effet cumulatif des doses. « Dès 1974, le CNET avait pourtant des inquiétudes concernant la sécurité des personnels », révèle Jean-Michel Person. Les brevets en ligne sur le site de l’INPI l’attestent.
Cette année-là, Jean-Michel Person signe un brevet commun avec le CEA (Commissariat à l’énergie atomique) pour des micro-parafoudres à gaz ionisants (voir sur le site de l’INPI). Il recommande l’usage du tritium sans interdire l’utilisation du radium. Puis en 1976, son collègue Jean Bohin décrit un « problème difficile de protection du personnel dans les endroits en stockage ou de concentration des composants neufs et de destruction des composants défectueux ».
« On avait besoin de matériel costaud, justifie Jean-Michel Person. Peut-être qu’on a été trop exigeants sur les seuils de résistance et que les fabricants les ont trop chargés en radioéléments. » Personne ne contrôle alors les stocks fournis par les fabricants français (Claude, Citel, Protel, Eltel), et les directions régionales ont toute latitude pour se fournir à l’étranger (Siemens et Cerberus notamment).
En 1977, la première association antinucléaire française, l’APRI (Association pour la protection contre les rayonnements ionisants), met en garde le ministère des télécommunications. L’administration prend l’affaire au sérieux. La Direction générale des télécommunications interdit l’usage des parafoudres à radioéléments, mais n’en préconise pas le retrait systématique et va écouler ses stocks.
En 1983, Jean-Michel Person quitte le CNET à la demande du ministère. Il est chargé de mettre en place les comités locaux d’hygiène et de sécurité. « Le problème des parafoudres a été évoqué, mais il n’avait pas de manifestations repérables sur la santé des gens. Nos sujets d’inquiétude concernaient surtout les blessures et les morts suite à des chutes au poteau. Quand vous tombez de 5 m de haut, c’est plus rapide qu’un cancer. Et puis on commençait à se préoccuper du désamiantage des bâtiments des PTT. »
« Amiante, arsenic, ondes électromagnétiques et créosote : on était exposés à tout un tas de saloperies, mais tout le monde s’en foutait », témoigne Jean-Pierre Duport, “lignard” (agent des lignes) de Riom-ès-Montagnes (Cantal). Fin 2005, on lui diagnostique un cancer de la thyroïde.
Au bout de dix ans, après un véritable parcours du combattant, il deviendra officiellement la troisième victime des parafoudres. Le tribunal de grande instance de Clermont-Ferrand établira qu’il a travaillé pendant 26 ans dans un environnement professionnel l’exposant aux rayonnements ionisants émis par les parasurtenseurs. Mais comme son taux d’incapacité permanente (IPP) est inférieur à 10 %, il ne perçoit aucune indemnisation.
Depuis 1970, les télécoms ont enfreint toutes les règles de radioprotection
Le cancer de Jean-Pierre Duport est le premier d’une longue série. L’année suivant sa découverte, en 2006, douze autres personnes déclarent des cancers (quatre techniciens, cinq retraités et trois postiers). Onze décèdent dans les années qui suivent. Les représentants du personnel s’interrogent, ils viennent de constituer un CHSCT et se familiarisent tout juste avec les procédures. Ce n’est qu’en 2008 qu’ils font le lien entre les cancers et les parafoudres, dont presque personne ne soupçonne la dangerosité.
« On patinait, jusqu’au jour où on a sollicité le toxicologue Henri Pézerat qui avait révélé le scandale de l’amiante », raconte Franck Refouvelet, membre du CHSCT de l’UI Auvergne et lanceur d’alerte. Pézerat remarque que les cancers des agents de Riom-ès-Montagnes touchent des organes radiosensibles : thyroïde, cerveau, vessie, prostate, poumon et os. Il met les syndicalistes sur la piste des parafoudres radioactifs. Il les prévient que le dossier a déjà été étouffé par la direction et leur recommande de contacter le Dr Christian Torrès, un médecin du travail de France Télécom basé à Lyon.
« J’ai découvert la dangerosité des parafoudres en 1998, lorsqu’une dizaine d’employées d’une agence de la Croix-Rousse ont déclaré des cancers du sein », raconte Christian Torrès. Le médecin est alors chargé d’identifier tous les polluants avec lesquels les salariées ont été en contact au cours de leur vie professionnelle, et découvre les rayonnements ionisants émis par les parafoudres.
Au cours de son enquête, il apprend qu’en 1995 la CFDT de Saint-Nazaire a porté plainte contre X pour empoisonnement à la suite du décès de cinq jeunes lignards, emportés par des cancers fulgurants. Le plus jeune, Thierry Taxin, est mort en 1989 à 31 ans d’un cancer des testicules, Christian Mitton en 1991 d’une tumeur au cerveau à 33 ans, Patrick Ollive en 1992 d’un mésothéliome à 34 ans, Luc Guibert d’un cancer du poumon en 1993 à 36 ans, Christophe Fraboul d’une tumeur au cerveau en 1995 à 37 ans. Le syndicat constate aussi la multiplication d’autres cancers (prostate, sein) dans les équipes.
Les syndicalistes se rendent compte de l’exposition systématique à l’amiante et aux rayonnements ionisants. La médiatisation provoque des témoignages spontanés d’agents malades, incriminant les parafoudres. Dans une série de courriers, le responsable santé et sécurité France Télécom du secteur nantais, Jean-Pierre Adam, prévient sa hiérarchie, notamment Marc Mougel, responsable national des questions de santé au travail, toujours en poste, et va assez loin dans le dossier avant de jeter l’éponge. En 1998, il écrit : « Ce dossier gêne et dérange plus qu’il n’intéresse. »
Cette année-là, France Télécom commande une étude épidémiologique à l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) sur l’incidence des cancers parmi les effectifs. L’étude est publiée en 2003. Elle note qu’entre 1970 et 1996, 1 650 lignards sont morts du cancer, sur un effectif de 34 305 personnes. Les chercheurs concluent que la consommation de tabac et d’alcool ne peut pas être le seul lien de causalité expliquant cette surmortalité par cancer, mais elle n’incrimine aucun toxique en particulier.
En 2001 France Télécom préconise le retrait lors des opérations de maintenance, mais comme les PTT auparavant, et comme Orange par la suite, l’entreprise assure alors que la manipulation des parafoudres est inoffensive pour la santé des personnels. Elle s’appuie notamment sur des mesures de l’OPRI (Office de protection contre les rayonnements ionisants) : « L’exposition externe pour les personnes se tenant à proximité est négligeable. L’exposition interne par inhalation peut exister, il suffit de la manipuler équipé d’un masque à poussière et de gants », assure l’OPRI en 1997.
En Auvergne, le CHSCT entame cependant un bras de fer difficile avec la direction : expertise, votes, communiqués de presse. En 2010, un agrégat de 29 cancers apparaît à Béziers et Bédarieux (Hérault). Des cadres et des agents qui travaillaient dans des bureaux au-dessus du répartiteur sont malades. Cette année-là, les toxicologues du Giscop 93 démontrent que les salariés de Riom-ès-Montagnes ont été exposés à sept cancérogènes mortels, dont les rayonnements ionisants sont une constante. En Haute-Loire, l’inspection du travail met en demeure Orange de dépolluer le réseau. La décision fait tache d’huile et s’étend à toute l’Auvergne.
Entre 2011 et 2017, dix volontaires, dont les syndicalistes lanceurs d’alerte, récoltent minutieusement 200 000 parafoudres radioactifs, qu’ils entreposent dans des fûts en plastique. Au total, 1,4 tonne d’objets toxiques. Lors de cette opération, les syndicalistes d’Auvergne trouvent une quinzaine de parafoudres radioactifs en moyenne dans les boîtiers accrochés sur les poteaux. La mobilisation du comité d’hygiène et de sécurité (CHSCT) de l’UI Auvergne oblige Orange à enfin lancer un plan de retrait massif en 2015.
« Le plan de dépose de parafoudres suit les prescriptions de l’Autorité de Sûreté Nucléaire, de l’Andra et de l’IRSN, assure à présent Orange. Nous consacrons plus d’un million d’euros par an à ce programme », dont la ligne budgétaire n’est cependant pas détaillée dans les rapports d’activité.
Orange n’avait plus le choix. En avril 2015, l’Institut pluridisciplinaire Hubert-Curien (IPHC), un laboratoire du CNRS, a révélé la gravité de l’exposition aux rayonnements ionisants au plus fort de l’utilisation des parafoudres radioactifs (entre 1970 et 2000), avant que la technologie numérique ne prenne le pas sur l’analogique et que les parafoudres ne soient jetés à la poubelle comme de vulgaires déchets.
La situation dans la pièce des grands répartiteurs est celle qui a engendré le plus de risques. À cet endroit, le corps entier accumule une dose annuelle de rayons gamma de 44,37 millisieverts (mSv), et la peau 21,8 mSv. L’exposition va bien au-delà des doses autorisées par les règles de radioprotection en vigueur : 1 mSv pour le public et les femmes enceintes, et se situe à peine en dessous de la dose annuelle autorisée pour un travailleur du nucléaire informé et équipé (50 mSv).
Pire : sur cinq ans, l’accumulation de dose d’un travailleur du nucléaire ne doit pas dépasser 100 mSv. Pour les travailleurs des télécoms, elle a atteint 221 mSv. Avec de possibles conséquences dramatiques.
Quelle sécurité pour le plan de retrait ?
En 1980, Marie (le prénom a été modifié) a 24 ans. À l’époque, elle est enceinte et travaille six heures par jour dans le grand répartiteur de Montluçon-Piquand. « À 7 mois de grossesse, j’ai été arrêtée. Les médecins étaient inquiets parce que ma fille avait un retard de développement. À terme, elle pesait 1,6 kilo », dit-elle. Ses organes sont plus petits que la normale, sauf le foie, surdimensionné. Sa croissance s’arrête à 6 ans et, dès l’enfance, elle souffre de polypathologies : arthrose, diabète, fibrose du foie, pancréatite. La petite fille a vieilli. Aujourd’hui âgée de 37 ans, elle lutte contre un cancer. « Les médecins n’ont jamais trouvé d’explications génétiques à toutes ces malformations », précise Marie. Les rayonnements ionisants et l’inhalation de radon ont-ils endommagé le fœtus pendant sa grossesse ?
La question se pose d’autant plus que l’évaluation de l’IPHC prend en compte les rayonnements gamma et bêta, mais qu’« elle ne tient pas compte des contaminations internes (par ingestion ou blessure), lorsque les agents tiennent des parafoudres dans leur bouche, par inhalation de gaz radioactifs comme le radon ou la contamination par le toucher de particules radioactives qui bombardent ensuite les cellules saines à l’intérieur même de l’organisme », précise le chercheur Addil Sellam, qui a piloté l’étude.
En 2015, le plan de retrait s’étend au territoire national et le démantèlement est notamment confié à Scopelec (31) et Artec (Ariégeoise de télécommunication – 09), deux sous-traitants historiques d’Orange qui refusent de s’exprimer sur le sujet en s’abritant derrière les clauses de confidentialité des contrats commerciaux noués avec Orange.
« Les salariés concernés sont habilités pour la manipulation, la dépose et l’entreposage des parasurtenseurs – qu’il s’agisse de salariés d’Orange ou d’entreprises sous-traitantes – et sont formés à la radioprotection. Leur nombre est, par ailleurs, limité », assure Orange. « Le niveau d’exposition potentiel de ces personnels aux gaz radioactifs émis est très inférieur aux seuils réglementaires », ajoute l’entreprise, sans donner le détail des plans de prévention des risques.
Au printemps 2017, les syndicalistes auvergnats craignent que les lieux de stockage ne soient pollués au radon et à l’air tritié, en particulier celui d’Issoire où s’accumulent 80 000 parafoudres. Ils confient des prélèvements à la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD). Bruno Chareyron, qui dirige son laboratoire, constate qu’« à l’intérieur des fûts, l’irradiation est tellement forte que les compteurs saturent ». 91 668 Bq/m3 pour le radon, alors que les seuils d’intervention sont limités à 300 Bq/m3 ; 2 millions de becquerels par litre (Bq/L) pour le tritium, bien au-delà du seuil d’alerte de 100 Bq/L fixé par la directive européenne.
« La Criirad estime que si vous respirez les bouffées de cet air cumulé pendant une à deux heures, vous dépassez 1 mSv par an, la dose annuelle tolérée pour le public », déplore Franck Refouvelet, membre du CHSCT de l’UI Auvergne. « Il faudrait un masque avec cartouche à charbon actif pour éviter les inhalations de particules radioactives », ajoute-t-il. Pas plus que ses coéquipiers, il n’en a été équipé pendant les cinq ans d’intervention de dépollution.
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