… c’est une escroquerie des politiques
Phrase de Thierry Marx dans le journal Le Monde
Le chef doublement étoilé, qui dirige les cuisines du Mandarin oriental Paris, a ouvert, en France, sept écoles de cuisine gratuites pensées pour les jeunes éloignés de l’emploi, et publiera, le 31 mai, un livre de développement personnel, La Stratégie de la libellule.
Je ne serais pas arrivé là si…
… Si je n’avais pas rencontré le sport. Je le dis avec humilité, parce que je ne suis pas devenu athlète de haut niveau. Mais le sport m’a redonné confiance et une valeur que je garde encore aujourd’hui au-dessus de toutes les autres : la loyauté. Il a posé un cadre éducationnel que je comprenais : faire pour apprendre. Cela fonctionnait par mimétisme, je tentais d’égaler l’enseignant, de garder la mémoire des gestes. Au collège, c’était l’inverse, apprendre pour faire. J’étais assis à écouter les profs qui me disaient que j’étais nul, que je n’arriverais à rien.
Cette détestation de l’école remonte-t-elle à l’école primaire ?
Non, c’était un peu dur mais je n’étais pas un cancre. J’avais compris qu’en travaillant, il y avait la récompense de la note. Je vivais chez mes grands-parents, et ma grand-mère me disait : « Les riches ont le savoir, donc ils ont le pouvoir. On va te voler si tu n’as pas le savoir ! » Donc j’allais à l’école pour apprendre à me défendre.
A quoi a ressemblé cette enfance parisienne chez vos grands-parents, à Ménilmontant ?
Mes parents avaient un appartement pas très salubre, deux pièces successives avec une cour au milieu. De 6 à 11 ans, j’allais passer les jours de semaine à côté, chez mes grands-parents. Mon grand-père était arrivé de Pologne avec son père. Il avait monté une petite boîte de plomberie. Il avait fait la guerre de 1914-1918, avait connu Verdun, les gaz, même s’il racontait peu. Il était très fier d’avoir obtenu la nationalité française. Ma grand-mère était issue d’une famille berrichonne de neuf enfants, elle n’était pas vraiment allée à l’école…
Ils étaient formidablement aimants mais je suis un garçon : ça ne se plaint pas, ça ne pleure pas et ça devient vite autonome. Je suis élevé dans le respect de la patrie, de la parole donnée. Dans le Paris de Daniel Pennac. On récupère des chariots à roulements à billes pour descendre les pentes. On joue sur des terrains vagues. Il y a des voyous, les Apaches. Et une vraie fraternité de copains venus d’Afrique, du Maghreb, d’Italie, de Pologne… Avec mon grand-père, on fait la « biffe », on récupère des métaux qu’on transporte le dimanche dans des sacs énormément lourds jusqu’aux puces de Saint-Ouen, pour les vendre.
Votre premier éveil au goût, c’est la cuisine de votre grand-mère ?
Non, ma grand-mère était dans le pas cher, le nourrissant, le coquillettes-sauce tomate-corned beef. Mon initiation au goût, elle vient de la boulangerie Ganachaud, dans mon quartier. Je regardais le four en vitrine… Bernard Ganachaud faisait un pain aux céréales de luxe et un petit gâteau de riz au lait sublime. Une fois par semaine, je pouvais y aller.
Jusqu’à ce que vos parents obtiennent une HLM à Champigny-sur-Marne, cité du Bois-l’Abbé, et que vous les suiviez…
Je ne me lave plus dans l’évier de la cuisine, il y a deux salles de bain, l’appartement est grand. Mais c’est un choc. C’est carcéral. Je ne comprends pas pourquoi j’habite là. Il faut montrer ses biscotos pour passer d’une cage d’escalier à l’autre, se bagarrer pour des questions de territoire. C’est un lieu de rien, des bâtiments à humanité modérée. On est éloignés de tout, de Paris, du centre de Champigny. Relégués. La seule distraction, c’est le Carrefour d’à côté où on va défier les vigiles, tenter de faucher sans se faire gauler.
Et au collège, cela ne se passe pas bien ?
Je suis au collège des Boullereaux, un collège moche, avec encore des cabanes de chantier. On me dit que ce que j’ai fait avant ne sert à rien, que je dois me mettre aux maths modernes. Moi, à qui on a toujours expliqué que l’éducation devait servir dans la vie, je ne comprends pas ce qu’on me demande. Je ne vais pas payer à la boulangerie avec une fonction ! J’ai zéro sur zéro. Et je viens d’une cité à la réputation pas terrible. Alors on me met dans une cinquième « de transition », une garderie pour ados en attente d’orientation.
Heureusement, ma mère, qui en a marre de me voir me bagarrer, m’inscrit à la boxe (c’est gratuit) et au judo (ce n’est pas très cher). On peut tout reprocher à ces banlieues rouges, mais question infrastructures sportives, c’était plutôt bien. J’adhère au cadre éducationnel du judo, au fantasme japonais du samouraï superpuissant, raconté par le prof. Cela crée autour de moi un écosystème assez protecteur.
Après la cinquième, donc, vous devez choisir une orientation ?
Je demande l’école hôtelière. Je trouve ça très chic et j’ai compris que ça permet de voyager. Le seul bouquin que j’ai lu, et il m’a fallu un an, c’est L’Appel de la forêt, de Jack London. J’ai cette envie chevillée au corps. Mais le conseiller d’orientation me dit : « Ce n’est pas pour des gens comme vous. » Je n’ai pas l’air propre sur moi. On m’envoie en mécanique générale. J’ai l’impression d’une humiliation pour ma famille, qui a beaucoup donné pour l’Etat français et se crève à la tâche. Une frustration naît, chez l’ado, c’est ravageur !
Je ne vais pas au lycée pro. Je traîne. Je me bagarre contre la cité d’à côté. Heureusement, il y a le sport… Le samedi, je fracture la boîte aux lettres pour récupérer les avis d’absence. Mais, un jour, ma mère me voit bronzé – je vais à la piscine. Elle comprend. J’ai 13 ans et ça fait huit mois que je ne rends de compte à personne. C’est là que mon grand-père, qui a été Compagnon du devoir dans les métiers de la forge, me parle d’apprentissage…
Et vous faites un tour de France d’apprenti pâtissier chez les Compagnons du devoir…
Les Compagnons ne m’ont pas demandé d’où je venais. Ils m’ont dit une chose qui m’a touché : « Si tu es un bon ouvrier, tu es un homme libre, tu peux choisir ton employeur. » Avec eux, j’ai commencé à trouver que je n’écrivais pas bien, à comprendre à quoi pouvait servir une division à 3 chiffres. J’ai rêvé de supergâteaux, j’ai commencé à faire des dessins, j’ai côtoyé des jeunes gens passionnés, des pâtissiers qui m’accueillaient et avaient envie de transmettre. Ils ne faisaient pas de grands discours, ils montraient. Mais il me manquait le rêve d’enfant, les voyages. M’extraire de ma condition sociale. De ce pays.
Est-ce pour cela que vous vous engagez dans l’armée, devenant parachutiste dans l’infanterie de marine, et que vous y restez cinq années ?
Oui. Ce qui fait qu’on reste, c’est indéfinissable… Un peu de sens de l’honneur, une grande dose de loyauté, une camaraderie sans jugement d’extraction sociale. Il n’y a que là, à la popote des caporaux-chefs et chez les Compagnons du devoir, que j’ai trouvé une vraie fraternité. Mais je n’avais pas le niveau pour le concours de sous-officier. Il fallait passer à autre chose. J’ai trouvé un boulot dans le convoyage de fonds. Et j’ai repris des études. Etre décrocheur, c’est une blessure, un sentiment d’infériorité que je traîne encore maintenant. Je me suis inscrit au lycée Hélène-Boucher, j’ai passé le brevet puis un bac littéraire, à 26 ans.
Comment avez-vous atterri dans les cuisines du Regency Hotel de Sydney ?
Grâce à une annonce dans France-Soir, je tombe sur un poste de boulanger-pâtissier à Sydney. C’est loin, c’est bien ! J’y fais de mauvais blocs de pain de mie sous la direction d’un chef autrichien, je dors dans un foyer de l’Armée du salut. Pour gagner plus, en travaillant plus, je dis au chef que je peux cuisiner, alors que je ne sais faire que la quiche lorraine. Mais je suis français et je récupère un livre de cuisine, un concentré du guide Escoffier, alors je fais illusion, même si je loupe les sauces hollandaises. Et je me rends compte que la cuisine, ça me plaît.
De retour en France, vous passez un CAP de cuisine en candidat libre, et tout s’accélère…
Je vais frapper à la porte de Bernard Loiseau. « Vous ne cherchez pas un commis ? » Il regarde mon CV, il prend peur. Mais, comme j’avais fait « tous ces kilomètres », cet homme généreux me fait goûter sa cuisine, me raconte son histoire, me donne des conseils. Fascinant ! C’est la première fois que je goûte de la haute cuisine ! En revenant à Paris, je me présente chez Taillevent. Le chef, Claude Deligne, me demande d’où j’arrive. Je réponds : « De chez Bernard Loiseau. » Pas faux, mais pas totalement vrai en termes de compétences… Il me dit : « Demain 8 h 00. » A 6 h 30, je suis devant la porte, tiré au cordeau, la tenue repassée.
Je ne sais rien faire. J’observe les gestes des collègues, je suis discret, je travaille tôt le matin, tard le soir, je remplis des dizaines de carnets pour retenir les recettes, parce qu’il n’y a pas Google à l’époque ! Je crève la dalle, je ne gagne rien. Pour que j’évolue, le chef me demande chez qui je veux travailler. Je cours à la Fnac regarder les mieux notés dans le Gault et Millau. Il les appelle. Je vais chez Jacques Maximin au Negresco, chez Joël Robuchon, à qui je dois énormément…
Et vous décrochez une première étoile au Michelin en 1989 au Roc-en-Val de Montlouis-sur-Loire, une deuxième étoile en 1999 au Relais & Châteaux de Pauillac, puis en 2012 au Mandarin oriental de Paris, alors que vous n’avez eu ni savoir-faire familial, ni ancrage dans un terroir… Qu’est-ce qui explique ce tour de force ?
La détermination. La première étoile, je la décroche en copiant la cuisine de Taillevent et Robuchon. Après, je pars en Asie : Singapour, Thaïlande. Et enfin Japon, c’est là ! Je me mets à étudier la haute cuisine japonaise. Des chefs m’expliquent que la cuisine, c’est donner du confort de dégustation à un produit tout en restant au plus près de son goût originel. C’est la maîtrise du geste, du feu, du temps.
Je reviens avec ça à Pauillac. Pour la deuxième étoile, je spiritualise ma cuisine. Je suis dans l’épure, le confort de dégustation et puis la science, parce que je m’associe avec Raphaël Haumont, un physico-chimiste d’Orsay. Je cherche à comprendre pourquoi les choses se transforment, à trouver des textures que les autres n’ont pas découvertes, à inventer le goût de demain, je suis dans la cryoconcentration, la lyophilisation… Je prends des risques. Il faut innover. On ne va pas au restaurant parce qu’on a faim, mais pour vivre de nouvelles émotions. La cuisine, c’est donner de la mémoire à l’éphémère.
L’émission « Top chef », sur M6, à laquelle vous avez participé durant cinq saisons, a fait de vous un chef extrêmement médiatique. Quel intérêt y avez-vous trouvé ?
J’ai adoré, même si, à la fin, je ne savais plus trop quoi dire aux gamins. En fait, je recevais énormément de courriers de gens de mon milieu social, et j’avais l’idée de monter une école gratuite, Cuisine, mode d’emploi(s). A la télé, il y avait les cachets, 20 000 ou 30 000 euros, je ne sais plus, dès la première saison. Et comme j’étais « chef Top chef », les sponsors arrivaient pour l’école…
Cuisine, mode d’emploi(s), c’est l’école hôtelière gratuite de la deuxième chance, pour décrocheurs ou personnes en reconversion, dont vous auriez rêvé pour vous-même ?
Oui. Je me suis inspiré de tous les cadres éducationnels qui m’avaient servi à quelque chose : le sport, les Compagnons du devoir et un peu l’armée. Moi, si j’ai beaucoup travaillé, c’est parce que j’avais un projet. Je veux faire savoir que c’est la clé de la réussite. Les gamins parlent de diplôme la tête baissée. Je leur dis : « Je m’en fous, c’est quoi le projet ? » Là, immédiatement, la tête se relève. La formation professionnelle, c’est un énorme levier pour instruire et faire des hommes libres, non assignés à un Etat, un système, une cité. Sinon, sans un minimum de connaissances, les gamins suivent le premier gourou qui passe.
Vous avez déjà monté dans toute la France sept de ces écoles, qui forment aux métiers de la restauration en onze semaines. N’est-ce pas un peu rapide ?
La formation est gratuite, mais la monnaie d’échange, c’est la régularité. Pas de retard, pas d’absence. Ne venez pas me raconter qu’il faut deux ans pour devenir commis de cuisine, pour apprendre 80 gestes et 90 recettes de base ! Les gamins de la génération Y ont deux cerveaux, le leur et Google. Au bout des trois mois, on a 95 % de retour à l’emploi. On a formé 1 000 personnes en Ile-de-France. J’ai ouvert en décembre une école dans mon ancien collège de Champigny. Je me suis aperçu qu’il y avait des profs extrêmement courageux et mobilisés. Mais toujours les mobile homes…
Vous êtes à la tête de 4 restaurants et 4 boulangeries en France, de 2 unités de production et d’un restaurant au Japon, d’une société de conseil, vous avez écrit moult livres de cuisine… Estimez-vous avoir réussi ?
Oui, mais la réussite est éphémère, et je prends des risques, et des dettes. Pendant vingt ans, être « atypique » m’a empêché d’emprunter de l’argent. Mon premier interdit bancaire, j’ai 16 ans, je travaille, je suis en apprentissage, j’achète deux, trois conneries, un chèque n’arrive pas à temps, on me coupe mon chéquier devant tout le monde parce que personne de ma famille ne peut me cautionner. Cette injustice-là me gêne. L’ascenseur social, c’est une escroquerie des politiques. Ça n’existe pas. Dans les cités, l’ascenseur sent la pisse, on s’y électrocute, on s’y fait casser la gueule. On prenait tous l’escalier. J’ai pris l’escalier social, là, il y a la notion d’effort. Ma réussite, c’est le travail et l’engagement. Et surtout ne jamais écouter ceux qui vous disent que ce n’est pas possible. Eux vous racontent leurs échecs.
Depuis 2014, vous réfléchissez, avec des chercheurs de l’université Paris-Sud, au contenu de nos assiettes en 2050. Alors, que mangerons-nous ?
En 2050, la problématique, ce sera l’eau. Il y aura moins de cheptels entretenus. Dans les restaurants, il nous faut changer de cap, de carte, proposer 20 % de protéines animales, 80 % de protéines végétales. La cuisine à venir sera beaucoup plus végétale.