C’est ce que pensait K. Marx !
Menacé par la lutte des classes et la course à l’accumulation du capital, le capitalisme était, selon Marx, voué à disparaître. L’histoire lui a donné tort. Pour le moment.
Karl Marx a été un auteur très prolixe. Pourtant, de son vivant, il n’a publié que deux livres sur les questions économiques, Critique de l’économie politique (en 1859) et le premier livre du Capital (1867). Les deux autres livres de ce même ouvrage ont été publiés de façon posthume par Friedrich Engels, son ami de toujours, tandis que Karl Kautsky, en 1904, éditait Théories de la plus-value, tous deux puisant pour ce faire dans l’énorme quantité de notes, esquisses, manuscrits ou brouillons que Marx avait accumulés. Dans aucun de ces ouvrages ne figure cependant le terme qui résume le mieux son analyse critique du capitalisme : l’illimitation, ou, si l’on préfère, « trop n’est jamais assez ».
Les marxologues se scandaliseront peut-être. Les uns mettront en avant la valeur travail, reprise de David Ricardo, une théorie qu’il a utilisée comme une arme de guerre, car génératrice de plus-value. Pour dire les choses brièvement, la valeur marchande que produit un salarié est fonction du nombre d’heures travaillées, alors que le coût de sa « force de travail » se limite à ce qui est « socialement nécessaire » pour la reproduire (alimentation, vêtements, logement, chauffage, etc.). La différence (la plus-value) est accaparée par le propriétaire des moyens de production : derrière la façade d’un échange, règne donc l’exploitation.
Le capitalisme a tenu bon
D’autres marxologues mettront l’accent sur cette exploitation et verront dans la lutte des classes – celle des travailleurs contre celle des patrons, des prolétaires contre la classe dominante – le point nodal de l’analyse marxiste, son apport essentiel, sorte de combat entre géants (les uns par le nombre, les autres par l’argent) dont dépend le sort de la société.
Chacune de ces deux approches détient sa part de vérité. Il faut être naïf, aveugle ou libéral pour présenter le capitalisme comme l’instrument du progrès et du bonheur pour tous, un système où chacun reçoit exactement ce qui correspond à ses efforts et ses talents. Le problème est ailleurs.
Marx était persuadé que le capitalisme finirait par s’effondrer. Pour cela, il a avancé successivement deux thèses. La première repose sur la lutte des classes : face à des patrons de moins en moins nombreux – les gros ayant mangé les petits – et de plus en plus voraces, la masse croissante des prolétaires finira bien par avoir raison des dominants. C’était sa conviction clairement et brillamment exposée dans le fameux texte du Manifeste du Parti communiste de 1848 : « Quand la lutte des classes approche de l’heure décisive, la désagrégation de la classe dominante (…) va s’accentuant (…). Ce que la bourgeoisie produit avant tout, ce sont ses propres fossoyeurs. » De cet antagonisme entre deux forces, l’une en essor, l’autre en déclin, une nouvelle société naîtra sur les décombres de la précédente.
Au fil du temps cependant, succède chez Marx la thèse de la fragilisation croissante du capitalisme, non pas en matière de forces, mais en matière de profits. La plus-value ne naît pas des machines, mais de la force de travail. Or, pour gagner en productivité, il faut de plus en plus de machines et de moins en moins de travailleurs. La source de la plus-value diminue, alors même qu’il en faudrait de plus en plus pour rentabiliser des machines au coût croissant. Le taux de profit va donc décliner progressivement et le système, miné par ses contradictions économiques, s’effondrera à la faveur d’une crise : Marx a été très impressionné par la crise de 1857 qui a frappé plus particulièrement l’Angleterre et l’Allemagne.
Mais malgré les crises, le capitalisme a tenu bon. Il n’a cessé d’étendre son domaine, à la fois sur le globe (la mondialisation) et sur nos modes de vie (la marchandisation d’un nombre croissant de liens sociaux). Ce sont les pays du « socialisme réellement existant » (les pays du Bloc de l’Est) qui se sont effondrés, incapables de soutenir le train que leur imposait le capitalisme.
Il serait facile d’en conclure que Marx s’est trompé du tout au tout, que son analyse est datée et que, certain du triomphe final du communisme, il n’a pas vu venir la capacité de changement et d’innovation d’un système qu’il pensait à bout de souffle. Beaucoup ont enfourché cette thèse que les faits rendent plausible. Mais ce sont eux qui se trompent.
L’obstacle du toujours plus
A la fin du premier livre du Capital, Marx nous alerte : « Accumuler pour accumuler, produire pour produire, tel est le mot d’ordre de l’économie politique proclamant la mission historique de la période bourgeoise. » Le toujours plus, la soif inextinguible de croissance, l’absence de limite, voilà ce qui caractérise le capitalisme, nous dit Marx. Quelle entreprise ne rêve d’augmenter son chiffre d’affaires ? Quel milliardaire ne tente d’ajouter un zéro supplémentaire au chiffre de son patrimoine ? Le capitalisme a besoin de croissance comme le vivant a besoin d’eau. Voilà en quoi réside l’illimitation.
Certes, il y va de l’intérêt des détenteurs du capital, donc de la classe sociale dominante. Mais on se tromperait en croyant qu’elle seule est concernée. Marx l’avait d’ailleurs bien vu. Quand il analysait l’origine de la plus-value (la différence entre la valeur créée par la force de travail et le coût du salaire des travailleurs), il se gardait bien de suivre Ricardo, l’économiste britannique dont il s’inspirait. Ricardo avançait que le salaire ne pouvait décoller que temporairement du minimum vital ; Marx, en bon observateur de la réalité sociale, avait compris que, au fur et à mesure que l’activité économique augmentait, ce minimum vital lui-même évoluait et intégrait des éléments nouveaux. Pas au point de supprimer l’exploitation, mais suffisamment pour réduire la pression prolétarienne et ses accès de colère. Il en est de même aujourd’hui. La promesse d’un avenir meilleur est aussi, pour le capital, le meilleur ciment pour faire du travail sinon son allié, du moins son attaché.
Mais en raison de la concurrence, l’avenir de l’entreprise et les sources de sa croissance dépendent avant tout de sa capacité à innover pour réduire ses coûts de production ou vendre de nouveaux produits. Voilà ce qui fait le dynamisme du capitalisme. Comme le cycliste, il ne reste en équilibre que s’il avance. C’est sa force, mais aussi sa faiblesse.
Habitué à affronter – et à tenter de réduire – la pression sociale, notre système économique affronte désormais une tout autre pression : celle de l’environnement, qui rend de plus en plus problématique la croissance économique. L’histoire serait-elle en train de nous faire un pied de nez : après avoir éliminé tout autre système économique, celui qui règne aujourd’hui sans partage est-il sur le point de rendre les armes, non pas sous la pression des prolétaires ou celle des crises, mais sous celle de la nature ? Si tel devait être le cas, Marx aurait gagné (le capitalisme n’est pas viable), mais aussi perdu (faute de lendemains qui chantent). L’avenir est trop incertain pour le parier, mais cette possibilité n’est pas à écarter pour autant.
Alternatives économiques