Un article dans Politis
Dans un essai historique original, Mickaël Correia revient sur les origines du ballon rond et les batailles pour son appropriation. Une épopée sociale, sportive et politique.
D’hier à aujourd’hui. Journaliste indépendant, collaborateur au mensuel de critique sociale CQFD et à la revue Jef Klak, Mickaël Correia livre un essai fouillé et argumenté, une somme étonnante et originale sur le ballon rond. Une histoire qui s’ouvre au Moyen Âge, du côté de l’Angleterre et de l’ouest de la France, avant de gagner, au fil des siècles, tous les continents, brassant toutes les cultures. Mêlant l’anecdote à la grande histoire, convoquant rebelles et contestataires, amateurs et professionnels, cette Histoire populaire du football se joue du Brésil au Mexique, de Palestine en Égypte, de France en Algérie, d’un régime et d’une révolution à l’autre. Loin de se contenter de dénoncer le « foot business », l’auteur dessine le portrait en pied d’un puissant instrument d’émancipation pour les ouvriers, les militants anticolonialistes, les féministes et les jeunes des quartiers populaires.
Votre essai établit très tôt le lien entre la naissance du football « moderne » et l’émergence, économique et politique, de la bourgeoisie…
Mickaël Correia : Les débuts du football sont en effet méconnus du grand public. C’est un sport paysan qui se pratique dès le Moyen Âge en Angleterre et un peu dans l’ouest de la France, et qui servait à renforcer la cohésion villageoise, notamment au moment du Mardi gras. Au XVIIIe siècle, le mouvement des enclosures dans les campagnes anglaises redéfinit la propriété et rationalise la production, phénomène que Marx analysera comme l’une des étapes fondatrices du capitalisme industriel, avec l’aval du Parlement anglais, largement représenté par la bourgeoisie rurale. Il dépossède les paysans – ainsi que leurs villages et leurs paroisses – du football qu’ils pratiquaient sur leur territoire.
On assiste alors à une domestication des jeux populaires : les espaces vont se réduire et les règles se préciser pour éviter tout débordement. À l’instar du Parlement, avec deux camps politiques face à face et surplombés par un chairman vêtu de noir qui distribue la parole, le terrain verra deux équipes s’opposer et un arbitre, lui aussi vêtu de noir, veiller au respect de règles jusque-là inexistantes.
Les classes paysannes d’abord, ouvrières ensuite, s’approprient ce sport, tandis que les classes bourgeoises y voient également un élément de contrôle social et policier. Il existe donc un mouvement dialectique autour d’une même question : à qui appartient le football ?
Ce sont ces phénomènes d’appropriation et de réappropriation qui sont intéressants dans le football. La standardisation se fait d’abord dans les public schools victoriennes (comme celle d’Eton), réservées aux élites, dans la seconde partie du XIXe siècle. Les institutions se mêlent du jeu pour canaliser cette jeunesse qui s’adonne – parfois violemment – au foot, au profit de valeurs propres à la bourgeoisie capitaliste : l’esprit d’initiative, de compétition, l’obéissance au chef, la virilité et l’honneur individuel.
Quand les élèves sortent de ces écoles d’élite pour devenir des patrons de l’industrie, ils inculquent le football à leurs ouvriers avec la même dynamique, le même désir de contrôle social, pour qu’ils ne s’alcoolisent pas au pub ni ne se syndiquent. Mais cela va se retourner contre eux puisque les ouvriers feront du foot un élément structurant de leur culture et, in fine, de leur conscience de classe. Au fil de l’histoire, chaque groupe social va ainsi tenter de s’approprier ce sport et de lui donner un sens et des valeurs. C’est pleinement un rapport de force, politique et social.
Comment cela se manifeste-t-il sur le terrain ? Le style de jeu (offensif ou défensif) révèle-t-il quelque chose ?
Quand le foot est mis en place par l’aristocratie et la bourgeoisie, c’est l’honneur individuel qui prime. Faire une passe est un geste veule, honteux, parce que le but est d’aller au bout tout seul et de marquer. L’éthique bourgeoise puise dans l’imaginaire chevaleresque : ce n’est pas la victoire qui compte mais l’honneur de l’individu. Du côté populaire, au contraire, c’est la victoire qui compte, et donc la dignité d’une communauté ; on est loin du « fair-play ». À la fin du XIXe siècle, les ouvriers inventent le « passing game », le jeu de passe : chacun est à un poste, avec pour but une production commune, c’est-à-dire partager une victoire collective. Sur le terrain, on doit surtout s’entraider, ce qui était contraire à l’éthique bourgeoise, individualiste.
Aujourd’hui, le jeu est beaucoup plus défensif, parce que les enjeux financiers et de rentabilité sont énormes. Du coup, quand les équipes entrent sur le terrain, elles ont juste envie de gagner. Un but d’écart suffit. Perdre coûte trop cher. La prise de risque est minimale. C’était évident à l’Euro 2016, loin du « football total » – où tout le monde attaque et tout le monde défend – des années 1970, qui, bien dans l’air du temps, remettait en question la spécialisation des postes et, par analogie, celle du travail. De même, en Italie, le « catenaccio » [le cadenas, NDLR] a partie liée à une histoire politique. C’est un football ultra-défensif, né de la stratégie des maquisards italiens face à l’occupant allemand. On se met en arrière et l’on défend.
L’invention du dribble est, dites-vous, un acte de résistance et de survie…
La société brésilienne des années 1920 et 1930 est encore très raciste. Quand les Noirs vont commencer à jouer sur les terrains, les Blancs s’en donneront à cœur joie parce que tout le monde est raciste, y compris l’arbitre, qui ne siffle jamais les fautes commises sur les joueurs noirs. Face à la violence subie, et devant des joueurs blancs agressifs, la réponse est celle du dominé au dominant. Il s’agit d’esquiver l’agression par le dribble.
Le dribble évoque ce rapport au corps qui devient un enjeu dans le football. Le discours hygiéniste, viriliste, est exacerbé par Mussolini ou le régime hitlérien. C’est aussi le corps reproducteur longtemps invoqué pour interdire le football féminin…
Le rapport au corps est en effet un enjeu essentiel, traversant toute l’histoire du football. Le foot féminin, joué peu de temps par des aristocrates dans les années 1880, sera ainsi l’occasion d’émeutes. Dans la société victorienne ultraconservatrice, des femmes en caleçon sur un terrain, c’est inimaginable. Les corps féminins sont encore corsetés.
La Première Guerre mondiale ne sera qu’une parenthèse, avec la présence d’ouvrières dans les usines qui « assurent » comme des hommes et qui, du coup, s’adonnent au foot. Quand les soldats rentrent du front, elles sont de nouveau assignées à un rôle de procréation pour repeupler le pays. On dégaine plusieurs arguments fallacieux, comme de suggérer que la pratique du foot nuit à la fécondité. Le foot sera carrément interdit aux femmes en Angleterre en 1921 ! Il ne réapparaîtra pas avant les années 1990, et encore, avec beaucoup de clichés : celui du garçon manqué, avec des relents d’homophobie, et le fantasme des vestiaires. La représentation des footballeurs est hétéronormée par l’institution. Il y a encore dix ans, les campagnes officielles pour le foot féminin se faisaient avec un code de couleur rose !
Vous expliquez que le foot a peu évolué dans ses règles, que sa popularité tient notamment à sa simplicité de jeu et à son caractère, proche du théâtre classique…
Pour Pasolini, l’un des rares intellectuels à avoir écrit sur le foot, c’est même la dernière forme du théâtre classique, avec ses trois unités de temps, de lieu et d’action. Face à nous, ce sont vingt-deux joueurs et un arbitre autour du ballon. On ne sait jamais ce qui va se passer jusqu’à la dernière minute, au coup de sifflet final. À la puissance du spectacle s’ajoute le rôle du spectateur. Ce qu’on appelle le « douzième homme », avec un public qui veut intervenir, qui invective l’arbitre, insulte l’équipe adverse, créant des animations visuelles, et qui, de fait, modifie le spectacle. Dans la société du spectacle d’aujourd’hui, le foot est un lieu où l’on peut essayer d’intervenir.
Ce sport a souvent été traversé par l’enjeu de sa gestion, démocratique ou capitalistique… Des formes nouvelles de propriété collective peuvent-elles être une réponse au foot business ?
La création de la « Premier League », en Angleterre, en 1992, a marqué un tournant : des clubs actionnaires de leur championnat, négociant leurs propres droits de diffusion et de sponsoring pour augmenter leurs revenus, et cotés en Bourse. Face à cela, la question démocratique se pose de plus en plus, comme dans le reste de la société. La démocratie participative dont on parle aujourd’hui (par exemple, Jean-Luc Mélenchon avec la VIe République) se retrouve aussi dans le foot, avec une volonté de transparence dans les institutions. Les envahissements de terrain auxquels on assiste répondent à la violence économique des capitaines d’industrie : ce sont des supporters qui se sentent dépossédés de leur club par des dirigeants et des joueurs qui vivent dans leur monde, un monde marchand avec ses injonctions de rentabilité, au mépris des gardiens de l’identité collective et de l’histoire du club. Il y a forcément un rapport de force qui s’établit, et cette question démocratique est vraiment intéressante.
Les supporters ont aujourd’hui une position de syndicalistes : défendre des places à un prix correct, venir avec leurs banderoles, leurs fumigènes, la volonté de critiquer les dirigeants et les joueurs selon les décisions. C’est un miroir de la société.
Quelles sont les étapes importantes dans l’internationalisation du football, des colonies à l’arrêt Bosman ?
La diffusion du foot s’effectue d’abord avec l’expansion de l’empire britannique. Que ce soit en Afrique, en Amérique latine ou sur la façade asiatique, à travers ses capitaines d’industrie et ses clergymen, mais aussi par ses marins et ses militaires. Les lieux où le foot s’installe sont toujours des ports où passent les Britanniques, comme au Havre, premier club de France. Puis, plus tard, avec l’extension des chemins de fer. À partir de 1930, les compétitions internationales jouent aussi un rôle essentiel, comme les championnats, qui instaurent d’emblée des rivalités entre clubs, et notamment les derbies.
Une autre étape importante est l’essor de la télévision et celui du sponsoring au début des années 1960. Dès que ça se passe à la télé, les sponsors veulent être présents ! C’est le début de la marchandisation du foot. L’arrêt Bosman, en 1995, libéralise le marché des joueurs, avec le mercato que l’on connaît.
Comment et pourquoi s’est opérée la gentrification des stades ?
Après-guerre, du fait des bombardements, les quartiers ouvriers sont démantibulés. Il faut reconstruire, alors on bâtit de grands ensembles. Dépossédés de leur quartier, les ouvriers trouvent dans les tribunes de nouveaux territoires à défendre, ce qui suscite nombre de débordements, parfois violents. Les hooligans, comme les mineurs, seront les premières cibles de Margaret Thatcher, qui crée des délits spécifiques.
Le drame du Heysel en 1985 (39 morts) constitue un tournant. On met alors fin aux tribunes debout – c’est-à-dire aux tribunes populaires –, on rénove et on « sécurise » les stades, on crée un arsenal répressif, tout en plaçant les clubs en Bourse. Les droits télé explosent. Le prix des places devient faramineux, on ne va plus au stade en famille et on regarde les matchs à la télé. Les classes populaires ont ainsi été éjectées des stades. D’où la naissance, ces dernières années, de clubs fondés sur l’esprit de coopérative, pour garder la main sur le club.
Justement, en quoi les groupes ultras, clubs de supporters autonomes, constituent-ils un contre-pouvoir face à la marchandisation ? On songe en particulier aux ultras du Besiktas d’Istanbul.
Leur structure même s’inscrit contre la marchandisation des clubs et l’appareil d’État. Ils sont financièrement autonomes, possèdent une culture radicale de l’indépendance et de l’anonymat. Pour les institutions sportives ou les régimes autoritaires, comme en Turquie ou en Égypte, il est difficile de s’approprier ces groupes. Et, pour beaucoup, ce sont des groupuscules clos, issus du modèle de l’extrême gauche italienne des années 1970, qui connaissent les pratiques de l’autodéfense contre la police, qui ont un art de la raillerie, de l’insulte. C’est là toute une culture populaire qui irradie les mouvements sociaux actuels, avec ses codes, ses mots, la capacité de mobiliser et une culture de l’entraide, reprenant même les chants et les tubes de supporters.
Peut-on parler d’un foot souterrain à côté d’un foot business et paillettes officiel ?
Ce ne sont pas des sphères étanches. Le foot marchand et le foot populaire communiquent pleinement. Des joueurs comme Socrates, lecteur de Marx et Gramsci, ou Cruyff étaient représentatifs de la culture politique de leur époque. Dans le foot professionnel d’aujourd’hui, c’est devenu compliqué. Quelles sont les grandes figures de la culture de masse ? Il est rare de voir, par exemple dans la chanson, une figure militante incarner la contestation. Cette contestation, si contestation il y a, est beaucoup plus collective, plus fine.
Comment expliquez-vous le décalage actuel entre le paysage financier et l’engouement toujours populaire ?
Cela s’explique par cette pratique de base sur le terrain, très simple. Enfants, nous avons tous rêvé d’être tel ou tel footballeur. Et, quand on jouait à cinq dans la rue, on a tous imaginé qu’il y avait dix mille personnes pour nous applaudir. Le spectacle, l’émotion, la communion avec l’autre… Le football est une espèce d’espéranto magique. C’est un langage universel.
Comment a été reçu votre livre dans le monde du football ?
J’ai eu pour l’instant peu de contacts ou d’entretiens avec des journalistes sportifs. C’est plutôt du côté des pratiquants que je reçois un écho favorable ou, devrais-je dire, des praticiens du foot, qui relèvent l’aspect fondamentalement populaire de ce sport et qui s’y retrouvent. Quant aux instances sportives, je n’ai reçu aucun écho de leur part.
Vous-même, jouez-vous au football ?
Comme beaucoup de gamins, j’ai pratiqué jusqu’à l’âge de 10 ou 11 ans dans un petit club classique, avec son « entraîneur retraité » qui apprend aux jeunes à jouer, à maîtriser le ballon avec le pied, la tête et la poitrine. Et, comme beaucoup également, j’ai arrêté dès qu’est arrivée la dimension compétitive. Je passais mon temps à me faire engueuler sur un centre mal exécuté, ou bien à marquer tellement un joueur que je ne touchais jamais le ballon ! J’ai redécouvert le foot de rue plus tard, après 16 ans, en jouant dehors avec des copains jusqu’à la nuit tombée.
Une histoire populaire du football, Mickaël Correia, La Découverte, 408 p., 21 euros.