Un livre d’Olivier STARQUIT
Avant–propos du livre : de la gouvernance au peuple
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« Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet et voilà qu’après quelques temps, l’effet toxique se fait sentir » Victor Klemperer
La plupart des termes repris dans ce recueil ont fait l’objet d’une chronique intitulée « le mot qui pue » dans la Tribune, organe syndical de la Centrale générale des services publics, sous l’impulsion de son Secrétaire général d’alors, Gilbert Lieben. Entre juillet 2013 et mai 2016, en commençant par la gouvernance et en terminant par le peuple (tout un symbole !), divers termes et quelques figures de style ont ainsi été passés au crible et parfois au picrate.
Et ce pour une simple et bonne raison : les mots importent. Dans la vie politique et syndicale, le choix des mots n’est jamais anodin. En effet, le langage n’est pas un simple outil qui reflète le réel, mais il crée également du réel en orientant les comportements et la pensée. Pour le dire autrement, le langage revêt une importance capitale par sa capacité à imposer l’usage de certains mots ou de certaines expressions, tout en en interdisant l’usage d’autres. Cet outil de communication s’avère par conséquent aussi être un puissant outil de domination. Et vivre dans l’omission de cette évidence peut faire des ravages. Les mots portent, emportent avec eux une vision du monde, une logique politique, des marques de démarcation. Les mots classent, trient, délimitent. Les éléments de langage situent et en disent long sur ceux qui les utilisent. Et les fondés de langage du capital n’ont eu de cesse de décréter quels étaient les mots usés et les mots obsolètes. Truismes, généralités et formules creuses abondent et foisonnent et fonctionnent comme un écran de fumée lexical pour brouiller la donne et si nous n’y prenons garde, bercés que nous sommes par cette petite musique lancinante et constante, nous finissons nous –mêmes par ne plus parler notre propre langue mais la leur, celle qui occulte le conflit et naturalise à tout –va pour mieux ancrer en nous les dogmes de l’idéologie néolibérale et pour cacher le conflit, celle qui colonise notre trésor de mots pour les remplacer par les mots issus de la gestion et de l’économie. Une naturalisation qui conduit tout aussi naturellement à une dépolitisation de la politique publique.
Comme nous l’illustrerons avec le concept de gouvernance, les mots sont rien moins qu’innocents : à travers les mots, ce sont aussi des comportements et des attitudes en définitive que l’on fait naître, que l’on prescrit ou proscrit selon le cas. Les mots participent et aboutissent à une nouvelle construction de la réalité politique et sociale. Une construction de la réalité politique et sociale où « le langage de la gouvernance nous pousse à confondre un monde social sans tension et un monde social sans mots évoquant des tensions. »[1]
Le langage sera donc destiné, selon les cas, à faire accepter le monde tel que les intérêts de la classe dominante le façonnent ou à désarmer ceux qui auraient tout intérêt à lutter contre ce monde pour en faire advenir un autre. Le langage connote et ce faisant, il induit des positionnements subjectifs : nommer fait exister. En d’autres termes : celui qui impose à l’autre son vocabulaire, lui impose ses valeurs, sa dialectique et l’amène sur son terrain à livrer un combat inégal. Le constat étant posé, faut-il s’en offusquer ? Oui et pour plusieurs raisons. Tout d’abord, « parler et donc penser avec les mots de l’adversaire, c’est déjà rendre les armes »[2]. Ensuite, restituer leur vraie signification aux mots est donner leur véritable sens aux actes. En outre, dans une société où le conflit est lissé par le recours à l’euphémisation, à l’uniformisation et à la réduction du vocabulaire par la généralisation de la langue managériale, cette vigilance sémantique permet de remettre dans le discours l’adversaire à sa place et à rendre à nouveau visible le rapport de forces.
Que faire face à ces mots qui sont partout mais dont la définition n’est nulle part, face à ces termes qui saturent l’espace lexical disponible au point de rendre les autres termes caducs, face à ces discours automatiques dont nous pensons être les locuteurs alors que ce sont eux, en fait, qui parlent à notre place ? Rien, en rire et passer à autre chose ou éclairer le vampire, dévoiler les impostures sémantiques et pratiquer la désobéissance sémantique pour opérer des renversements de perspective ? Ne serait-il pas opportun de resignifier dans un sens favorable à notre vision du monde ces termes et mots-clés ressentis et perçus par la majorité comme étant naturels et apolitiques ? Quitte à ne plus parler la même langue que les autres après cet exercice ?
Et aussi ainsi procéder à un travail systématique de traque et de déconstruction de ces pirouettes sémantiques, ces ruses de langage afin de faire le tri entre les mots qui libèrent et les mots qui oppriment, d’accroître notre vigilance et notre lucidité et de prôner une désobéissance sémantique, synonyme du refus du prêt – à-penser idéologique. En somme, puisque le « langage porte ne lui des intentions et des détournements, une partie de la lutte sociale {se joue} dans l’appropriation des termes eux-mêmes »[3] et par cette réappropriation politique des mots, nous pourrions renforcer notre puissance de transformation du monde et militer « pour le retour à des mots investis de sens, tous ceux que la gouvernance a voulu abolir, caricaturer ou récupérer : la citoyenneté, le peuple, le conflit, les classes, le débat, les droits collectifs, le service public, le bien commun… Ces notions ont été transformées en « partenariat », en « société civile », en « responsabilité sociale des entreprises », en « acceptabilité sociale », en « sécurité humaine », etc. Autant de mots-valises qui ont expulsé du champ politique des références rationnelles qui avaient du sens. Le mot « démocratie » lui-même est progressivement remplacé par celui de « gouvernance ». Ces mots méritent d’être réhabilités, comme ceux de « patient », d’usager, d’abonné, spectateur, qui ont tous été remplacés par celui de « clients ». Cette réduction de tout à des logiques commerciales abolit la politique et mène à un évanouissement des références qui permettent aux gens d’agir »[4]. Car les mots sont des forces politiques : » La reconquête idéologique sera lexicale ou ne sera pas »[5], et la bataille des mots est indissociable de la bataille des idées.
Olivier Starquit : Les mots qui puent
Editions du Cerisier, Cuesmes (Mons) Belgique 2018, 176 pages, 12 euros
http://editions-du-cerisier.be/spip.php?rubrique9
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Notes
[1] Francis Daspe et Celine Piot, Le vol des mots, le voile des mots, Vulaines-sur-Seine, éditions du Croquant, 2017
[2] Pascal Durand, La censure invisible, Arles, Actes Sud, 2006, p.70
[3] Pierre-Luc Brisson, L’âge des démagogues, Montréal, Lux éditions, 2016
[4] Mathieu Dejean, « Comment les médiocres ont pris le pouvoir, entretien avec Alain Deneault », Les Inrocks, 1er décembre 2015,
http://mobile.lesinrocks.com/2015/12/01/actualite/comment-les
[5] Collectif Le Ressort, Reconquista, premiers rebonds du Collectif Le Ressort, Cuesmes, Le Cerisier, 2009 p. 66
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