Innovation sociale

Du pain en farine pour faire du blé ?

Avec mon statut d’entrepreneur-salarié, je continue d’explorer-expérimenter le monde économique de l’intérieur. Le 9 février, j’étais invité à Vannes, via le pôle de développement de l’Economie Sociale et Solidaire (ESS), à une soirée événementielle organisée par l’association « la Jeune Chambre Economique » (JCE), au titre alléchant : « Innovation sociale et économique : des alliances qui riment avec performance ! »

Les intervenants étaient venus témoigner d’un terme qu’on affectionne particulièrement dans ce journal : celui d’innovation. Mais cette fois-ci, il s’agissait d’ « innovation sociale/sociétale ». Ça change tout !

Dans le petit livret joliment coloré remis à l’entrée, l’édito donnait le la : « Face à l’ampleur des défis économiques, sociaux et environnementaux personne aujourd’hui ne peut prétendre détenir les clés pour s’en sortir tout seul : ni les entreprises, ni les pouvoirs publics, ni le monde de l’Economie sociale et solidaire [dont font partie les associations…] ».

Après une brève introduction de l’association qui permet aux jeunes (de 18 à 40 ans (sic) d’ « impacter positivement » [leur territoire], le président de la JCE, a laissé la parole à l’invitée d’honneur. Laurence Weber, directrice générale d’une association au titre bucolique : « le Rameau ». Elle conduit un « laboratoire de recherche appliquée » qui traite des « alliances innovantes au service du bien commun ».

Laurence, avec son joli sourire, nous a résumé quelques données du programme PHARE de l’Observatoire des partenariats publié le 29 novembre 2016, en reprenant les propos du président fondateur du Rameau notifiés dans le « référentiel de co-construction territoriale ». Ah la co-construction, quel joli concept !

Charles Heidsieck s’exprimait donc ainsi : « Le XXIème siècle sera co-construit ou ne sera pas ! Face à l’ampleur des défis, une dynamique d’alliances innovantes au service du bien commun se développe presque naturellement. 87% des maires, 69% des citoyens, 81% des dirigeants d’entreprises et 86% des responsables associatifs pensent que ce mouvement de co-construction est source d’innovation tant pour réduire les fragilités que pour faire émerger de nouveaux moteurs […] » Moteurs de quoi, chères lectrices, chers lecteurs ? « [D]e croissance et d’emplois. C’est sur les territoires que s’incarne ce « devoir d’alliances ». Ah la croissance !

J’étais sans le savoir, invité à un dîner où la soupe était copieusement servie par la JCE  à l’ami « Rameau » ! Et j’allais le découvrir par l’entrefaite de questionnements totalement orientés et qui plus est, scrupuleusement fermés, du type : « Pourquoi un tel essor de l’innovation sociale et du social business ces dernières années ? Quels intérêts y trouvent les nombreuses grandes entreprises, TPE, PME, et associations qui s’y investissent ? […] Comment renforcer les alliances entre l’économie dite classique et l’Économie Sociale et Solidaire (ESS) pour construire des projets innovants ? »

Et que met-on dans ce grand « pot au feu » qu’on appelle l’ESS ? Un zeste d’associations, une pincée de coopératives, une cuillère à soupe de mutuelles et enfin, un filet de fondations. Les mauvaises langues diront, n’en déplaisent aux écolos bobos, que l’AFCL est une Association des Conseils en Lobbying et Affaires Publiques, le Crédit Agricole une coopérative ou que Liliane Bettencourt a sa fondation.

Citons le premier témoignage avec l’exemplaire projet « Pain perdu »[1]. Ici on « lutte contre le gaspillage », « on lutte contre l’exclusion » et « pour une activité environnementalement responsable. » Et qui pour en causer ? Monsieur le président de la Banque alimentaire dont les équipes vont glaner les centaines de tonnes de pain jetées chaque année en région vannetaise auprès des Grandes et Moyennes Surfaces, de l’Armée (4ème RIMA, Ecole de Coëtquidan) ; Le Directeur de l’Etablissement et Service d’Aide par le Travail (anciennement CAT) pour donner de l’activité aux personnes en situation de handicap ; Et le représentant du Club d’entrepreneurs de Vannes, actuel directeur de l’usine Michelin locale, tout fier d’avoir apporté un peu de fonds et du mécénat de compétences pour permettre la transformation du pain dur. Il va pouvoir indiquer sa B.A. dans le « reporting Responsabilité sociale des Entreprises » de cette multinationale qui a, ne l’oublions pas, la fibre paternaliste « dans ses gènes ». Cette valorisation du pain perdu en farine rentre donc dans le circuit économique par la vente à Aliouest, coopérative adhérente comme Triskalia, du groupe Nutrinoé spécialisé dans la nutrition animale industrielle. C’est ce qu’ils appellent « développer un écosystème ». Le projet va essaimer dans le reste de la France grâce à l’implantation des filiales de la Banque alimentaire.

Voici donc un bel exemple de « social business ». Une innovation qualifiée de « sociétale » par Mme Weber, parce qu’elle est passée sous les fourches caudines de l’économie capitaliste car n’oublions pas l’objectif du Rameau « favoriser le déploiement des solutions innovantes inventées dans le secteur associatif, et permettre aux structures porteuses d’assurer une véritable «industrialisation» (sic). »[2]

Au fait, question idiote de décroissant, en quoi réutiliser le pain perdu lutte-t-il contre le gaspillage ?

Et pour le dessert, la cerise sur le gâteau ! Sous cette volonté d’hybridation de ces « deux mondes entreprises/associations séparés par un fossé d’ignorance »[3], se cache la sombre réalité : le fondateur du Rameau n’est autre que l’actuel président du Comité « Association » au… MEDEF[4] !

Bonne digestion !

Thierry Brulavoine

Notes

[1] http://www.ouest-france.fr/bretagne/vannes-56000/vannes-ils-recyc
[1] Note de réflexion Septembre 2012
http://www.lerameau.fr/wp-content/uploads/2014/12/Sept-2012_Inves
[1] Dixit Mme Weber
[1] http://www.lexpress.fr/emploi/business-et-sens/video-quand-entreprises