Laissez-moi rire de moi

Soudain une envie aussi subite qu’habituelle de satisfaire à un besoin naturel.

Convenez-en, c’est joliment dit. Je me félicite de ne pas être sur une autoroute de Belgique qui, non payante, vous livre à vous-même. Chez nous, le choix nous est offert entre une aire de repos dont les lieux d’aisance sont plus que spartiates, généralement environnés d’effluves nauséabondes ou un salon parfumé à la décoration soignée que même les heures de grande affluence déstabilisent à peine.

Après un moment d’hésitation et un long soliloque qui s’apparente à un véritable colloque avec moi-même, non pas par le nombre de participants, mais par l’intensité des échanges, je renonce à être intrépide et je fais le choix de m’arrêter à l’endroit qui me fait penser le plus à Marcel Duchamp et à sa Fontaine d’urinoir. Je ne suis pas déçu, une fois de plus. Je vous passe les détails des étapes qui font que je me retrouve le nez à une trentaine de centimètres du mur, arborant un large sourire de contentement.

Je pousse un petit gloussement. Ne pensez pas au stupide gloussement satisfait de celui qui se soulage mais plutôt au gloussement de plaisir de celui qui s’étonne. Cette imperceptible petite manifestation de contentement ne me fait en rien me départir d’un sourire de bienheureux. Essayez de bien vous mettre dans le contexte pour apprécier avec moi la situation. Sous mon regard ébaudi, un écrit sous verre, encadré, format paysage en A4, petits caractères serrés, structuré en une dizaine de paragraphes concis, précis et lyriques à la fois, signé par un ingénieur des Eaux et Forêts. Monsieur l’Ingénieur des Eaux et Forêts vante les attraits d’un bois voisin qu’une prochaine sortie rend accessible en quelques minutes.

Cette lecture est si distrayante que j’en oublie la raison qui m’a fait venir en ce lieu et quand enfin je réalise le comique de la situation, j’éclate brièvement de rire. A cet instant, je réalise que mon voisin, qui me regardait du coin de l’œil depuis un moment déjà, me prend pour un doux dingue. Il s’éloigne pour se laver les mains avec un savon liquide parfumé à la lavande (je ne vous épargnerai décidément aucun détail), tout en continuant à me regarder à la dérobée. Je recule de trois pas, je sors mon smartphone et « Clic » je photographie la fontaine surmontée de la prose du poète des Eaux et Sous- Bois. Mon voisin d’urinoir, les deux mains plongées dans le séchoir à air pulsé, oubliant même d’aller et venir pour accélérer leur séchage, bouche bée, me regarde, interloqué.

Je reprends la route sans me départir de ma béatitude. La conduite sur autoroute est très monotone et une fois que les joies de la radio sont épuisées, il ne reste que les plaisirs de la pensée qui vagabonde. En quelque sorte, de la même manière que la randonnée pédestre est susceptible de stimuler votre intellect, la monotonie de l’asphalte excite certains neurones et, sans doute, pas exactement les mêmes que ceux que la marche sollicite. En tout cas, c’est ce que je constate régulièrement. Vagabondage et libre association de pensées vont de pair et ne demandent aucune cohérence particulière.

Ma première pensée va à mon bref compagnonnage avec mon voisin de vespasienne. Que pensait-il au fond de lui-même, mais surtout, comment va- t-il raconter son étrange rencontre ce soir à sa femme ? Je souris encore à cette évocation et essaie d’imaginer la scène. Puis, ma pensée se fait plus rationaliste. Comment expliquer que les acrobates préfèrent déféquer dans les vespasiennes des aires de repos plutôt que dans celles des stations- essence ? Peut-on expliquer cela simplement par l’existence de toilettes à la turque dans les premières ou les cuvettes en fausse porcelaine ont-elles un effet apaisant dans les secondes ?

Soudain le poète de la sylviculture et de l’aquatique réunies me revient à l’esprit. Il est ingénieur mais le doute sur la validité de son diplôme m’assaille. Un ingénieur, cela effectue des calculs, cela manie l’équation avec dextérité et même si un certain sens de la poésie ne saurait être nuisible à un esprit scientifique, il ne doit jamais totalement sacrifier à l’un ou à l’autre. Pour quelle raison, la longueur de son écrit est-elle en inéquation avec le temps nécessaire pour vider une vessie moyenne ?

Je sais que nous ne sommes pas tous lotis à la même enseigne dans ce domaine et que tous les facteurs ne peuvent être pris en compte, mais quand même ! Les ingénieurs et les informaticiens ont bien dû mettre au point un de ces algorithmes dont ils ont le secret et qui permet de faire varier la longueur d’un écrit avec les capacités d’une vessie masculine dont les débits différents seraient une variable parfaitement intégrable. Si non, à quoi sert l’intelligence artificielle ou même celle plus naturelle d’un ingénieur, même classé avant dernier dans sa promotion.

Ma pensée ayant fait un premier un tour d’horizon sur cette question fondamentale, elle est allée tout naturellement à mes préférées. Je veux dire les dames. J’ai déploré d’abord qu’elles soient plus contraintes que nous pour ce qui est de satisfaire leurs besoins d’absolue nécessité. Nous, les hommes, un petit buisson, un coin de verdure, un parterre fleuri font notre bonheur avec une bonne foi de fertilisateur dont certains tentent même d’accréditer l’utilité publique quand ils pissent contre une façade. La miction sur la voie publique est une infraction qui peut nous coûter jusqu’à 68 €. Avis aux amateurs…

Faut-il vraiment aller à de telles extrémités et faire perdre son temps à la maréchaussée ? Il est une sanction plus citoyenne et davantage à la portée de chacun de nous. Quand vous passez en voiture à côté d’un de vos congénères fixant stupidement et apparemment sans raison un mur, donnez donc un bref coup de klaxon. Non pas un long, brutal coup de klaxon très agressif et qui serait immédiatement perçu comme une interpellation rageuse ce qui, la culpabilité aidant, appelle indifférence et ignorance du  signal. Plutôt, un petit miaulement du klaxon, discret comme un petit signe amical de la main. L’effet est garanti. L’appel amical attire le regard qui cesse de ce fait de fixer le mur. Tourner la tête n’est pas suffisant pour bien voir un véhicule en mouvement, c’est tout le haut du corps qui doit accompagner ce mouvement. Vous pouvez alors jouir du devoir civique accompli. Le bassin ne se désolidarise pas totalement du torse et celui que vous avez gentiment voulu rappeler à l’ordre va inonder sans le vouloir ses beaux souliers vernis.

Je parle d’expérience. Dans le premier comme dans le second rôle. Une histoire de « mecs » en quelque sorte mais surtout de basse vengeance ou de jeux de récréation entre hommes.

La satisfaction de nos besoins universels est un véritable droit de l’homme dont nos amies les plus chères sont partiellement et injustement exclues. Entre les salons consacrés aux petits et grands besoins des unes et des autres, il y a une cruelle injustice. Les dames ont besoin d’une cabine alors que pour nous, la plupart du temps, un urinoir, dont le design est de plus en plus soigné, est largement suffisant. Les cabines réservées aux hommes sont au même nombre que celles dans le local voisin, mais elles sont la plupart du temps inoccupées. Dans le salon homme, la circulation est généralement fluide, alors que c’est la cohue chez nos voisines. Quand une de nos intrépides admiratrices décide de remédier à cet état anormal des choses et force l’accès à notre espace réservé, il y a toujours un petit  temps d’hésitation : on la vire ou on la joue grand prince ? J’évoque l’audace d’une solitaire mais, à dire vrai, c’est généralement en bande organisée qu’elles forcent le passage.

Pour d’autres raisons qu’une subite cohue, par exemple, en raison de notre légendaire distraction, si d’aventure, l’un d’entre nous fait irruption dans le lieu que les filles se réservent jalousement, il en tout autrement. D’abord, elles nous fusillent du regard et le « regard revolver » prend alors tout son sens, puis, généralement, la sentence tombe : « Monsieur ! Vous êtes dans les toilettes réservées aux femmes ! ». Sous-entendu « et vous n’avez rien à faire là ». Il faut avoir vécu cela, pour comprendre pleinement ce que le mot INDESIRABLE veut dire.

Sans rancune et par pur souci de contribuer à réparer une injustice, je me promets d’en toucher un mot très prochainement à la délicieuse Marlène Schiappa. Il faut qu’elle fasse le nécessaire pour remédier au plus tôt à une intolérable discrimination. Cela me paraît plus urgent que d’organiser les gambaderies et cavalcades de quelques policiers armés de tablettes en vue de traquer les dragueurs de la rue. Je le ferai d’autant plus volontiers pour vous, mes chères admiratrices et néanmoins amies, que je crois avoir désormais le bras long et que je me sais totalement désintéressé. Oui, je le ferai. Sans contrepartie, ni recherche de prébende. Je tiens à vous en donner l’assurance, je ne suis candidat à aucun scrutin électoral qui vous permettrait de m’offrir votre voix pour me remercier.

Voilà qu’une nouvelle envie pressante s’empare de moi. L’algorithme de gestion de mes besoins m’informe toutefois que je peux surseoir à un arrêt sur une aire fréquentée essentiellement par les acrobates et que je peux raisonnablement envisager d’attendre la prochaine station d’essence. J’en tais volontairement le nom car je n’apprécie pas du tout les politiques que l’enseigne mène çà et là pour se procurer gaz et pétrole. Dès lors, fini de laisser l’esprit vagabonder, de courir le risque de rater la station et de devoir s’arrêter en urgence sur la bande du même nom en risquant de n’y survivre que très peu de temps.

Œil de lynx pour repérer de loin un panneau, coup d’œil dans le rétroviseur, clignotant à droite et c’est tout naturellement, d’une allure légère et parfaitement maîtrisée, que je m’engage sur la voie de sortie et d’accès à l’endroit de plus en plus impatiemment attendu. D’un pas rapide et néanmoins naturel, je me précipite vers les toilettes et là : déception ! Des fontaines magnifiques de design et de propreté, mais d’ingénieur des Eaux  et Forêts pas l’ombre d’une trace. Même sans forêt à proximité, un ingénieur des Ponts et Chaussées aurait pu prendre le relais pour nous raconter quelque chose et ainsi nous éviter l’ennui d’une miction forcément solitaire, ce d’autant plus qu’il n’y a pas âme qui vive pour assurer un minimum d’animation du lieu. Alors pour me distraire, je brandis mon smartphone et prends une photo de deux fontaines côte à côte. Et le miracle se produit.

En moins de temps qu’il ne faut à un bédouin pour monter sur son dromadaire dans le désert du Sinaï, je me souviens. Alors je me raconte un épisode de vie attribué à André Malraux et au Général De Gaule (vous me suivez toujours j’espère, même si mes libres associations d’idées sont toujours aussi vertigineuses et cela même quand je ne conduis pas).

Un soir de grande première au théâtre de Chaillot, à l’entracte, le général et Malraux se retrouvent côte à côte dans les sous-sols pour soulager leurs vessies. Silencieux tout d’abord, Malraux se lance :

  • Belle pièce, mon général.

Grand silence, puis réponse du général :

  • Regardez devant-vous quand vous pissez, Malraux !

Et chacun de regagner sa loge pour la suite de la représentation.

Le général était connu pour être un authentique pisse-froid et Malraux, qui m’a raconté l’histoire, un vrai pince-sans-rire. A mes moments perdus, j’aime ainsi recueillir les confidences des grands et des moyens-petits du monde. Ce sont les heures passées en voiture qui généralement me mettent dans tous mes états. Pour cette raison d’ailleurs et afin d’éviter tout effet de saturation, je prends généralement le train. Il est moins dangereux de regarder défiler le paysage.

A bientôt j’espère.

FK

Pour lire le texte avec les images : Autoroute