Liesse populaire, hystérie collective, profits financiers, …
… récupération politique, racisme, résistance, répression, virilité, solidarité, fraternité, violences sexuelles, prostitution… La liste des sujets, valeurs et enjeux liés à cette compétition sportive internationale est non négligeable. Par où commencer ou plutôt quel lien existe-t-il entre tous ces enjeux ? À n’en pas douter la colonialité du pouvoir qui cumule l’ensemble des rapports de domination entre populations occidentales et non occidentales, produits par le capitalisme, l’occidentalisation, la mondialisation et en fond le patriarcat.
Où vais-je chercher tout cela ? Dans les faits, les commentaires, des uns (dirigeants politiques et sportifs, médias), des autres (« les gens »…). À cet égard, cette édition 2018 est particulièrement riche. On parle de « victoire de l’Afrique », « fête de la République », « France solidaire, rassemblée et gagnante ». On célèbre moins la diversité culturelle et le jeu de l’équipe que la compétence et l’excellence de ses joueurs, unis pour « la victoire » et ce qu’ils donnent « en partage ».
Les valeurs mises en jeu paraissent non discutables. Pourtant, par exemple, la « fraternité » – très liée à la République française –, montée en épingle, est un « outil politique, masculin, et armé », qui organise la « partition entre sphère politique et sphère domestique » et de fait « exclut les femmes »1. L’idée n’est pas neuve. La République a toujours divisé les sexes. Eliane Viennot écrit : « En décrétant la liberté, l’égalité, la fraternité des égaux, et en accordant aux hommes le statut d’« égal », les régimes révolutionnaires ont recréé d’une main ce qu’ils avaient supprimé de l’autre : abolissant les ordres et les privilèges qui divisaient la société « horizontalement » ils ont fabriqué de nouveaux ordres et de nouveaux privilèges divisant la société cette fois « verticalement » (on naît homme ou femme comme on naissait noble ou roturier) »2. Françoise Gaspard prend les débats rétrogrades autour de la parité à témoin et constate : « Partout, le fratriarcat se porte bien »3.
D’autre part, le « partage » ne serait plus lié à « l’émancipation », dixit le Président français, mais plutôt à la « communion ». Cette définition, très idéologique, est inspirée par un multiculturalisme qui enferme les joueurs dans la couleur de leur peau et leur origine ethnique. Elle sous-entend une opposition entre libre arbitre et endoctrinement. Au moins en France, un nivellement des pensées par le bas est opéré pour faire de cette compétition, et du football en général, l’exutoire d’un pays, « en paix malgré la menace du terrorisme, du chômage, de la pauvreté », bref en phase avec l’ensemble des politiques libérales menées par le nouveau locataire de l’Elysée.
On peut entendre que ce sport est un « business »4. Il est plus rarement analysé par exemple comme « le reflet d’une société violente, […] un système politique et idéologique de haine […] qui accentue la domination capitaliste »5. Ou encore, cet « opium du peuple », ce « paradis artificiel », rive les spectateurs « dans le divertissement » et à cet égard « dilue la conscience critique et la lucidité politique dans les gratifications narcissiques généreusement distillées dans les jouissances viriles du football »6. Le football rime avec dépolitisation des luttes et invisibilité des pensées propres (subalternisation). En outre, il place la sexualité masculine au centre des matchs. Chaque rencontre incarne une relation sexuelle permanente, le pied du footballeur, symbole phallique, cherchant à bousculer le ballon parfaitement sphérique, sexe féminin, pour atteindre l’orgasme, c’est-à-dire le but7.
Pas étonnant que ces « non dits » banalisent les agressions sexuelles ou de genre et les rapports de domination entre sexes. On assiste par exemple, le jour de la finale,à une demande publique en mariage de la part d’un supporter français qui, essuyant un refus de la part de sa compagne, ouvre les portes d’un lynchage en règle sur Twitter : « grosse pute », « salope »… On constate également une longue série de mains aux fesses, baisers forcés, attouchements sexuels… filmés ou non, publiés ou non sur les réseaux sociaux numériques et évidemment leurs flots d’insultes sexistes ou d’affirmations masculinistes. De façon plus courante, on observe autour de la Coupe une série de manifestations sexistes. Des pubs, et notamment en Russie, celle de Burger King qui s’engageait à offrir un Whopper à vie aux femmes russes qui tomberaient enceintes de joueurs participant à la Coupe du monde. Des viols verbaux : sur une vidéo tournée en Russie, encore, des supporters brésiliens encouragent une jeune femme russe à scander « boceta rosa ! », « chatte rose » en portugais, alors qu’elle ne comprend pas ce qu’elle dit. Des conseils en matière de comportement sexuel : l’Association argentine de football (AFA) a publié un manuel à destination des dirigeants, des footballeurs et des techniciens, où on peut lire « Les femmes russes aiment que les hommes prennent les devants ». Et j’en passe…
Ajoutons à ce tableau sexiste les parts raciste et classiste des rapports de domination que le football renforce et leurs expressions répressives et délétères. Depuis la création de cette compétition sportive, les États organisateurs ont eu tout à gagner : légitimité politique, reconnaissance internationale, argent, brouillage des tensions internes par nationalisme interposé. Par exemple, 2018 connaît le Mondial le plus cher de l’histoire du football (10,5 milliards d’euros)8. Le retour sur investissement est anticipé : hôtellerie, restauration, tourisme, dont le tourisme sexuel9, développement des infrastructures mais aussi propagande par le sport et légitimitation des actes du pouvoir en place. Les annexion de la Crimée, invasion de l’Ukraine, alliance avec le pouvoir syrien, ingérence électorale étrangère, emprisonnement d’opposants politiques, dont des féministes (Pussy Riot), et des homosexuels, par le pouvoir russe passent quasi à l’as ainsi que le boycott lancé par des eurodéputés en mars. Plus tôt, en 1978, alors que la Coupe a lieu en Argentine, dictature meurtrière depuis 1973, un mouvement international de boycott échoue. À l’inverse, la junte rassemble « son peuple », « transforme son image internationale, légitime sa terreur d’État »10 et continue ses massacres (plus de 30 000 morts et encore plus de disparitions). En 1998, la France « Blacks, blancs, beurs » connaît une augmentation de sa croissance économique et le début d’une longue stratégie de récupération politique à visée électoraliste.
En 2022, la Coupe aura lieu au Qatar… Sans jouer les Cassandre, je peux d’ores-et-déjà prédire que la confiance de la FIFA (qui désigne les pays organisateurs) continuera d’alimenter une manne financière, l’exploitation et la maltraitance des personnes affectées à son organisation (ouvriers de construction, employées des hôtels… majoritairement étrangers et constitutionnellement sans droits), la surenchère militaire du pays – armée détenant le record mondial des armements par habitant (27 500 soldats, 25 000 mercenaires contractuels étrangers, essentiellement pakistanais et turcs), équipement extrêmement sophistiqué provenant de France, des États-Unis, d’Allemagne et de Chine, siège du Commandement central de l’armée américaine pour la région arabe – et la tolérance internationale de ce régime autoritaire, proche de l’EI et de la dictature égyptienne, régi par la charia (interdiction de relation sexuelle hors mariage, homosexualité punie de mort, a minima inégalité entre femmes et hommes, etc.). Quels extrêmes va alors atteindre la colonialité du pouvoir ?
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