En 1998, Eric Hazan, militant de la gauche radicale, fondait sa maison d’édition, La Fabrique.
Vingt ans après, ses combats sont toujours brûlants. Et sa pugnacité, intacte.
A quoi reconnaît-on la réussite d’une vie ? A la simplicité d’une phrase, peut-être, celle qui fait dire à Eric Hazan, directeur des éditions La Fabrique : « Le temps a passé, la maison est toujours là et les amitiés sont restées – pas mal, non ? » On la reconnaît aussi à la fidélité sans faille à la ligne que s’était fixée l’ancien chirurgien cardiaque quand il a créé La Fabrique, il y a tout juste vingt ans : rester engagé, et subversif, dans le choix des textes. Edward Said, Jacques Rancière, Le Comité Invisible… livre après livre, au rythme d’une douzaine de titres par an, Eric Hazan et ses compagnons d’édition ont construit une formidable bibliothèque politique et esthétique, de la question palestinienne aux révoltes parisiennes et à la théorie du cinéma. Le combat, bien sûr, est loin d’être terminé. Mais a-t-il changé, entre 1998 et 2018 ?
Deux camps face à face
« Deux amortisseurs permettaient à la France de rouler, même en brinquebalant : d’une part l’idée que, malgré toutes les avanies, une société continue d’exister, et d’autre part l’espoir politique. Ils sont très abîmés. La société comme recherche d’un bien-être commun s’est émiettée. Quant à l’espoir politique, si on pouvait encore dire jusqu’à une époque récente “aux prochaines élections, on change de majorité, sûr que le nouveau gouvernement fera mieux !”, les sociaux-démocrates ont efficacement travaillé à sa ruine, avec François Hollande d’abord, puis Emmanuel Macron. Les amortisseurs ayant lâché, nous reste un pays divisé en deux camps : celui des pauvres sous toutes les formes – des Roms aux réfugiés en passant par les gamins des banlieues, auxquels j’ajouterai tous ceux qui les soutiennent sans être eux-mêmes dans une situation de pauvreté ; et puis le camp des “vainqueurs”, des attentistes et des collaborateurs enthousiastes du maintien de l’ordre existant. Il y a vingt ans, la frontière n’était pas aussi nette, le tissu social était plus fragmenté. Aujourd’hui, ce face-à-face explique selon moi la violence de l’appareil d’Etat : on met des lycéens en prison, on persécute les pauvres qui vivent sous des tentes, on vide en pleine nuit les universités des étudiants qui les occupent. Tout cela est sans précédent ! Dans l’arsenal comme dans les méthodes, un cap a été franchi. »
Une “restauration” bis ?
« Sur un plan strictement pratique, la période actuelle et les années 1815-1830 ne sont pas tellement comparables : le capitalisme a tellement évolué entre l’époque de La Comédie humaine de Balzac et aujourd’hui ! La libre circulation des capitaux et la financiarisation de tout ont totalement modifié sa physionomie. En même temps, on croise pas mal de banquiers comme Nucingen, de nos jours… Balzac, s’il écrivait maintenant, se pencherait sans doute sur le monde de l’entreprise, ses jeux d’ambition et de compétition incessants, ou bien sur les milieux de l’art contemporain, devenu un objet de spéculation tous azimuts pour les riches de ce monde. Le patrimoine même n’y échappe pas. Nous sommes abreuvés d’informations sur la vente des bijoux de famille ! De La Samaritaine à la poste du Louvre, de l’hôtel des Ambassadeurs de Hollande (racheté par Chanel) à la Bourse de commerce (confiée à François Pinault), tout ce petit marché relève en fait d’une compétition acharnée entre les hyperriches. Si François Pinault a tenu à ce que la Bourse de commerce lui soit réservée, c’est pour faire contrepoids à ce “cadeau” pour les Parisiens qu’était censée être la Fondation Vuitton de Bernard Arnault. Tout cela n’est au fond qu’une succession d’actes prestigieux, à forte valeur ajoutée en matière de communication. De toutes les façons je n’aime pas ce mot, “patrimoine”. Et la simple idée que ce que nous a légué le passé soit confié à un animateur de télévision comme Stéphane Bern en dit long sur la manière dont le pouvoir actuel considère l’Histoire et la culture : pour le dire poliment, ils n’en ont rien à faire… »
Rebelle un jour, rebelle toujours
« Ce face-à-face riches/pauvres est propice aux développements politiques intéressants, voire à la rébellion. D’ailleurs, je vois pousser de mauvaises herbes partout, des regroupements inédits pour mener des combats ponctuels, ciblés et concrets, plus souvent que fondés sur de grandes idées. Notre camp, celui des pauvres et de ceux qui les soutiennent, doit inventer une nouvelle manière de lutter. Il faut s’extraire des images des rébellions du XIXe siècle, des journées de juillet 1830, de 1848 ou encore de la Commune, qui continuent cependant, bien sûr, de me procurer des émotions très fortes. Beaucoup de militants creusent des pistes nouvelles, comme mes amis du Comité Invisible. Ils marchent sur leurs deux jambes, mettent les mains dans le cambouis quand il le faut, et ne se contentent pas de jouer les purs théoriciens, comme trop de sociologues actuels. La bonne nouvelle, c’est que la connexion est faite, aujourd’hui, entre ces nouveaux militants et les milieux syndicaux. Une porosité s’installe entre eux, alors qu’on a longtemps vu les services d’ordre syndicaux faire la chasse aux “gauchistes” avec autant d’enthousiasme que la police… »
Tarnac, la pièce montée
« L’affaire Tarnac aura appris à tout le monde que, même dans un pays de droit comme la France, la police et la justice sont capables, main dans la main, de monter de toutes pièces une affaire reposant sur des faux. Quand la présidente du tribunal a lu le jugement, pendant trois quarts d’heure ce fut un jeu de massacre : cette femme, que l’on ne soupçonnera pas d’être gauchiste, a montré dans le détail comment toute l’affaire avait été fabriquée. Les raisons qui ont poussé Mme Alliot-Marie et Alain Bauer à monter le coup sont aujourd’hui assez claires : il fallait, à l’époque, rendre crédible l’existence d’un ennemi intérieur. Pour faire peur. Les gens de Tarnac, ces marginaux installés dans un coin paumé pour faire on ne sait trop quoi, seraient pour ces apprentis sorciers des gogos parfaits. On sait comment ça s’est terminé. Et cette magistrate a fait le boulot – bravo ! Malgré le comportement d’une partie des prévenus et leur sens de la provoc plutôt développé, elle qui n’avait sans doute pas une immense sympathie pour leurs idées a fini par s’intéresser à eux. Peut-être parce que ce sont des gens qui réfléchissent, cultivés et formidablement inventifs ? »
Il n’y aura jamais d’Etat palestinien
« Depuis vingt ans, les choses n’ont fait qu’empirer en Israël. C’est peut-être sur cette question-là que La Fabrique a fait le travail le plus efficace. Dans un premier temps, nous avons publié des livres sur la situation des Palestiniens (comme Boire la mer à Gaza). Mais moi qui étais déjà un vieux militant, puisque j’avais fait partie des membres fondateurs de l’association médicale franco-palestinienne dans les années 70, je n’avais pas vraiment compris tous les tenants et aboutissants de ce conflit. J’ai fait la connaissance d’Edward Said, et en parlant avec lui j’ai compris plusieurs choses. La principale, c’est que l’Etat palestinien non seulement ne verrait jamais le jour, mais qu’il n’était même pas souhaitable qu’un Etat privé du contrôle de ses frontières, obligé de traverser Israël pour tout – les transports, le commerce, etc. – et militarisé, bref un Etat fantoche, voie le jour. C’est encore plus vrai, bien sûr, depuis que la Cisjordanie est mitée par des dizaines de colonies, où vivent aujourd’hui un demi-million d’Israéliens ! Ces colons ne partiront jamais, beaucoup d’entre eux sont nés là ! Donc l’Etat palestinien, déjà impossible il y a vingt ans, l’est encore plus aujourd’hui. Tout le monde le sait, mais tout le monde continue de le demander ! Continuer à réclamer l’Etat palestinien, c’est réclamer que rien ne change, défendre le statu quo. Il n’y a qu’une solution au Moyen-Orient : considérer qu’entre le Jourdain et la mer n’existe en fait qu’un seul pays, où vivraient onze ou douze millions d’habitants. Un seul pays, mais dont tous les citoyens seraient libres et égaux. Que l’autorité palestinienne se fasse hara-kiri me paraît la meilleure solution ! Qu’elle dise à Israël : allez-y, annexez, au moins les choses seront claires ! Les Israéliens ne le feront jamais, bien sûr. Car cela les obligerait à donner le même statut de citoyenneté aux Juifs et aux Arabes. »
L’Europe, quelle Europe ?
« Je n’ai pas de sentiment européen. Ou plutôt si, je reconnais que lorsque je voyage sur le continent, en Ecosse par exemple, j’ai parfois le sentiment que je voyage chez des amis. Mais tout le reste, la “construction européenne”, Bruxelles, etc., sont un échec total ; une structure déjà vermoulue, ça va finir par lâcher complètement. Et les vains -efforts d’Emmanuel Macron pour redonner vie à cette affaire sont en train de se retourner contre lui. Vous me direz “Mais si ça s’effondre, on le remplace par quoi ?” Et moi, je vous réponds “On se débrouillera !” ».
A lire
Les Temps modernes. Art, temps, politique, de Jacques Rancière, 152 p., 13 €.
Un boycott légitime. Pour le BDS universitaire et culturel de l’Etat d’Israël,
d’Armelle Laborie et Eyal Sivan, 200 p., 10 €.
Balzac, Paris, d’Eric Hazan, 216 p., 14 €.