Une aubaine pour la Chine. Un article de Guillaume Pitron paru dans le monde diplomatique du mois d’août.
En finir avec le pétrole et les gaz à effet de serre : telles sont les promesses de la voiture électrique. Mais l’enthousiasme actuel occulte les nouvelles pollutions et les dépendances géopolitiques que cette révolution implique. Car, grâce à son monopole de certaines matières premières, Pékin pourrait devenir la capitale mondiale de l’automobile.
«Vive la voiture électrique ! », proclamait dès 2009 M. Carlos Ghosn, président-directeur général (PDG) du groupe Renault. « Vous pourrez rouler gratuitement, pour toujours, grâce aux rayons du soleil », abondait en 2013 M. Elon Musk, celui du groupe américain Tesla. En Chine, le premier ministre Li Keqiang vante l’arrivée de ces nouveaux véhicules comme un moyen de « renforcer la croissance économique et de protéger l’environnement ». L’intérêt pour l’électromobilité renaît ainsi, plus d’un siècle après le record de la Jamais-Contente, une voiture électrique qui fut la première automobile à dépasser la vitesse de cent kilomètres par heure, à Achères, en île-de-France… en 1899.
La planète compte à ce jour quarante-sept agglomérations de plus de dix millions d’habitants, et cette urbanisation galopante propulse la pollution de l’air — cause de millions de morts précoces — parmi les préoccupations majeures de quatre milliards de citadins. La fraude des constructeurs pour masquer la dangerosité des moteurs diesel a encore accru la méfiance envers les voitures thermiques. Et la signature de l’accord de Paris sur le climat fixe un cadre global d’action pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, dont le secteur des transports représente aujourd’hui 14 %.
Les modèles thermiques consommant trois litres aux cent kilomètres n’ayant pas connu le succès escompté, vers quelles énergies se tourner ? Depuis un demi-siècle, la quête de nouvelles motorisations (lire le glossaire) a conduit à des emballements aussi fiévreux qu’éphémères : kits d’injection Vix reposant sur l’utilisation de l’eau (années 1970), moteurs diesel (années 1980), filtres à particules (années 1990), agrocarburants (années 2000)… En attendant que la pile à combustible suscite à son tour l’enthousiasme, la traction électrique est présentée aujourd’hui comme la technologie de substitution par excellence.
« L’électrique est une énergie que l’on maîtrise bien, et l’infrastructure de production est déjà disponible, explique M. Jean-François Belorgey, responsable du secteur automobile chez EY, un cabinet d’expertise. Enfin, ces véhicules sont perçus comme ne rejetant pas de carbone. » Selon un récent sondage, plus de huit Français sur dix estiment que les voitures 100 % électriques permettent de réduire l’impact environnemental de la mobilité. Ce que confirme la Fondation pour la nature et l’homme (FNH), créée par M. Nicolas Hulot, aujourd’hui ministre de la transition écologique et solidaire, et selon laquelle « les atouts environnementaux du véhicule électrique sont intrinsèquement liés à la mise en œuvre de la transition énergétique » — en dépit de l’existence d’analyses beaucoup plus sombres (lire « Un bilan litigieux »).
Incitations fiscales et soutiens à l’innovation
L’annonce par la Chine, en septembre 2017, de l’élaboration d’un calendrier visant à interdire la commercialisation des véhicules à essence, sans doute à l’horizon 2030-2040, a envoyé un signal décisif, repris dans la plupart des pays occidentaux. L’Allemagne et les Pays-Bas ont prévu le bannissement de la vente de voitures thermiques dès 2025. En France, en juillet 2017, M. Hulot a fixé le même objectif à l’horizon 2040. En Inde, le gouvernement ne veut pas qu’« une seule voiture à pétrole ou à gazole » soit commercialisée après 2030. Les grandes villes jouent souvent le rôle d’aiguillon : en 2017, les édiles d’une douzaine de métropoles, telles que Paris, Los Angeles, Auckland et Le Cap, se sont engagés à n’acquérir que des bus zéro émission d’ici à 2025, et à interdire les émissions de dioxyde de carbone dans des zones importantes de leurs cités d’ici à 2030.
Certains États mettent tout leur poids dans la bataille, avec la fiscalité comme levier d’action. Aux États-Unis, l’acquéreur d’une voiture électrique peut espérer jusqu’à 7 500 dollars (6 400 euros) de réduction d’impôts, tandis qu’en Allemagne son véhicule sera exempté de vignette pendant dix ans. Les incitations sont également réglementaires. En Californie et dans certaines agglomérations chinoises, les voitures électriques ont accès aux voies réservées aux transports collectifs. Encore faut-il mailler le territoire de bornes de recharge : plus de 47 000 unités aux États-Unis en 2017 ; près de 214 000 en Chine. Les soutiens à l’innovation ne sont pas négligés. En 2017, le Royaume-Uni a annoncé un investissement de 246 millions de livres sterling (217 millions d’euros) dans un programme visant à faire du pays une référence en matière de batteries électriques.
Cette conversion parée de vertus écologiques assure de nouveaux relais de croissance. Même si les automobiles électriques ne représentaient que 1 % du marché mondial des voitures en 2017 (et les hybrides, 1 % également), leurs ventes en France ont connu une croissance de 17 % cette année-là, tandis que l’ensemble des ventes automobiles progressaient de moins de 5 %. L’augmentation des capacités de stockage des batteries, l’effondrement de leur coût de production et la diversification des modèles proposés concourent à ce que les véhicules partiellement ou totalement électriques représentent, selon les plus optimistes, 43 % des ventes en Europe d’ici à 2025, et 36 % en Chine, pour un marché mondial estimé à 82 milliards d’euros.
Panacée écologique, source de richesses et d’emplois : à première vue, la conversion au « tout électrique » relève de l’évidence. « Frénésie », « manque de recul », « emballement », a rétorqué, contre toute attente, M. Carlos Tavares lors du salon de l’automobile de Francfort, en septembre 2017. « Toute cette agitation, ce chaos risque de se retourner contre nous, car nous aurons pris de mauvaises décisions. » Le président du directoire du groupe PSA ne veut pas que « dans trente ans on ait découvert les uns ou les autres quelque chose qui n’est pas aussi beau que ça en a l’air ». Il cite les problèmes liés au recyclage des batteries ou à la « gestion des matières premières rares ».
Le basculement dans l’électromobilité implique en effet une modification de notre consommation de ressources naturelles. Aujourd’hui largement tributaires du pétrole, nos modes de transport pourraient se révéler de plus en plus dépendants d’une trentaine de métaux rares. Gallium, tantale, cobalt, platinoïdes, tungstène, terres rares : une mine ne recèle que d’infimes quantités de ces petits métaux dotés de fabuleuses propriétés électroniques, optiques et magnétiques. Sans eux, la quasi-totalité des véhicules électriques commercialisés resteraient à l’arrêt. Ainsi, on retrouve jusqu’à trois kilogrammes et demi de terres rares — une classe de quinze métaux — dans les électro-aimants, de dix à vingt kilogrammes de cobalt et jusqu’à soixante kilogrammes d’un minerai moins rare, le lithium, dans la batterie d’une seule voiture. Un autre, le cérium, est apposé sur les pare-brise afin d’éviter les rayures. Dans l’habitacle, les écrans à cristaux liquides contiennent de l’europium et du cérium…
Or l’extraction et le raffinage de ces matières relèvent de processus très polluants. Cette réalité saute aux yeux en Chine, pays producteur de la grande majorité de ces ressources. Première zone mondiale d’extraction et de raffinage des terres rares, la région autonome de Mongolie-Intérieure, au nord-ouest de Pékin, est dévastée par les mines à ciel ouvert. Aux abords des usines du géant minier Baogang, dans l’ouest de la région, un immense réservoir artificiel, le Weikuang Dam, déborde par intermittence dans le fleuve Jaune (Huang He) après avoir recueilli les effluents toxiques des usines de traitement des minerais.
À Dalahai, un aggloméré de briques et de tuiles attenant au réservoir, les quelque mille habitants qui ne se sont pas résolus à partir respirent, boivent et mangent les rejets toxiques des usines de raffinage environnantes. Mme Li Xinxia, 54 ans, nous confie que, à la suite de tests médicaux, l’endroit a été surnommé « le village du cancer » : « Nous savons que nous respirons un air toxique et que nous n’en avons plus pour longtemps à vivre. » La purification d’une tonne de terres rares contamine au moins deux cents mètres cubes d’eau. Les agriculteurs et les habitants des régions minières sont donc soumis à un fort stress hydrique. Au Chili, premier producteur mondial de cuivre, le déficit d’eau est tel qu’il devrait conduire les groupes miniers à utiliser, d’ici à 2026, 50 % d’eau de mer dessalée —un processus extrêmement énergivore. Les cas de pollution générée par l’extraction et le raffinage des métaux rares s’observent au Chili, en République démocratique du Congo (RDC), aux États-Unis ou encore au Kazakhstan, et révèlent un surprenant paradoxe : la mise en service de véhicules vantés pour leur propreté nécessite l’extraction de métaux sales — mais loin des yeux et des caméras.
Faute d’être informés sur l’origine de ces ressources, que les industriels peinent à recycler et à remplacer, la plupart des Occidentaux l’ignorent. L’éloignement des mines en est la principale raison. Dans les années 1990, de strictes réglementations écologiques ont contraint des entreprises minières et des groupes de raffinage occidentaux à fermer ou à transférer leurs activités de production de terres rares. Candidate toute trouvée à la reprise de ces basses besognes, la Chine s’engagea alors dans une ambitieuse stratégie de développement industriel… au prix du saccage de ses écosystèmes. « Le peuple chinois a sacrifié son environnement pour nourrir la planète entière avec des terres rares », admet Mme Vivian Wu, spécialiste des terres rares, qui travaille dans une branche chinoise du chimiste Solvay. Il faut dès lors apprécier avec beaucoup de circonspection les voitures « propres » ou véhicules zéro émission vantés par les industriels. Une automobile électrique ne rejette certes pas de carbone à l’instant où elle roule ; mais son impact environnemental a été déplacé en amont de sa mise en service, dans les régions où sont extraits, raffinés et incorporés les matériaux qui la composent. On songe à Metropolis, la ville imaginée par le cinéaste Fritz Lang dans le film du même nom (1927), où les classes laborieuses respirent des fumées toxiques pour produire les richesses de classes bourgeoises choyées et indolentes.
Les États-Unis déposent une plainte devant l’OMC
De même, le basculement dans l’électromobilité pourrait avoir de fâcheuses conséquences industrielles. « Pendant un siècle, les Chinois ont couru après le moteur à combustion interne en [nous] versant des royalties », rappelait M. Tavares à Francfort. Or notre engouement pour la voiture électrique et l’éclosion de cette technologie pourraient annuler cette avance occidentale et offrir à Pékin l’occasion de « jouer un rôle inespéré dans le secteur automobile », explique Laurent Horvath, géoéconomiste de l’énergie.
Aucun autre État n’a échafaudé une stratégie aussi ambitieuse dans l’électromobilité que la Chine. En 2015, le plan « Made in China 2025 » a fait des batteries des voitures électriques une priorité industrielle. En outre, le pays tire avantage de son gigantesque marché intérieur, qui favorise les économies d’échelle et permet à ses constructeurs de gagner en compétitivité. Et, pour accélérer ce nouveau départ, Pékin peut compter sur la production des métaux rares qui lui sont nécessaires. Car, en délocalisant la pollution minière, l’Occident a aussi cédé à un rival le monopole des matières stratégiques pour la mobilité électrique : la Chine produit 94 % du magnésium, 69 % du graphite naturel ou encore 84 % du tungstène consommés dans le monde. Les proportions atteignent même 95 % pour certaines terres rares.
La Chine use de cette position en vendant certaines ressources jusqu’à 20 % plus cher à ses clients étrangers. L’accusant de « désavantager les producteurs américains », les États-Unis ont déposé en 2016 une plainte devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC). En outre, depuis le début des années 2000, Pékin réduit ses exportations de diverses matières, telles que le molybdène, la fluorine, le magnésium ou encore le phosphore jaune. Selon la Commission européenne, une myriade de métaux contenus dans les véhicules électriques sont déjà devenus « critiques », c’est-à-dire que l’on risque la rupture d’approvisionnement.
Ces manœuvres placent les industriels occidentaux face à un dilemme : faut-il maintenir les outils de production à demeure, au risque qu’ils tournent au ralenti faute d’approvisionnement suffisant ? Ou faut-il délocaliser en Chine afin de bénéficier d’un accès illimité aux matières premières ? La main-d’œuvre bon marché venue des régions intérieures, le faible coût du capital — permis notamment par une politique de dévaluation du yuan — et le fort potentiel du marché chinois avaient déjà convaincu nombre d’entre eux de sauter le pas. Selon Dudley Kingsnorth, professeur à l’université Curtin (Australie), « l’accès aux terres rares a fourni une motivation supplémentaire pour délocaliser les usines ».
Depuis 1994, les groupes étrangers qui s’installent en Chine doivent constituer des coentreprises dans lesquelles ils ne peuvent détenir plus de 50 % des parts. Cette structure juridique a permis à leurs homologues chinois d’accélérer les transferts de technologies occidentales et de rattraper leur retard. Pékin s’est même arrogé, en trois décennies, l’industrialisation et les brevets des électro-aimants, usinés grâce au néodyme (une terre rare) et indispensables à la fabrication de la plupart des moteurs électriques.
Résultat : alors qu’à la fin de la décennie 1990 le Japon, les États-Unis et l’Europe se partageaient 90 % du marché, la Chine contrôle désormais les trois quarts de la production. Les aimants sont fabriqués à Baotou, une agglomération de Mongolie-Intérieure surnommée par ses habitants « la Silicon Valley des terres rares ». L’expression n’est pas anodine, puisque, dans la logique chinoise, celui qui détient le minerai contrôle également le savoir-faire industriel.
Pékin a reproduit ce scénario avec les batteries. La Chine n’assure qu’une faible part de la production mondiale de cobalt, un minerai indispensable à la fabrication des accumulateurs lithium-ion et pour lequel la RDC répond à environ 60 % de la demande. Le cours a plus que triplé depuis 2016, obligeant ces derniers mois BMW et Volkswagen à engager des négociations directes avec des groupes miniers en vue de sécuriser leurs approvisionnements. Pourtant, le spécialiste chinois de l’industrialisation des matériaux pour batteries, Jingmen Gem, a officialisé, le 15 mars 2018, un contrat trisannuel d’achat du tiers du cobalt produit chaque année en RDC par le groupe de négoce britanno-suisse Glencore. Les fabricants de batteries chinois, tels Wanxiang, BYD Auto ou Contemporary Amperex Technology Co. Limited (CATL), s’arrogent ainsi 80 % du cobalt congolais.
À ce rythme, en 2020, la Chine devrait produire quatre batteries électriques sur cinq commercialisées dans le monde. Il est probable que, fidèle à sa logique de remontée de la chaîne de valeur, elle « ne se contente pas de vendre des batteries au monde entier », mais « produise des batteries en Chine et vende des voitures électriques au monde entier », a pronostiqué en mars M. Ivan Glasenberg, PDG de Glencore. Les analyses de marché lui donnent raison, puisque six des dix plus grands constructeurs de véhicules électriques mondiaux sont désormais chinois : BYD, Shanghai Automotive Industry Corporation (SAIC), Dongfeng Motor Corporation, Geely, FAW Group et Beijing Automotive Industrie Holding Co. Bruxelles a annoncé le 11 octobre 2017 la création d’une Alliance européenne des batteries afin de contrer l’avance chinoise.
« Une impasse si on cherche une solution de masse »
En attendant, il n’est pas interdit de s’interroger : en basculant du thermique à l’électrique, les pays occidentaux ne sont-ils pas candidement en train de créer une vulnérabilité commerciale dans une filière qui emploie 12,6 millions de personnes en Europe et 7,25 millions aux États-Unis ? Au vu des besoins déraisonnables qu’elle engendre en métaux rares et en énergie, « la voiture électrique est une impasse si on cherche une solution de masse », estime M. Jean-Marc Jancovici, associé fondateur du cabinet de conseil Carbone 4. Compte tenu de ses limites techniques — notamment sa faible autonomie —, l’électromobilité est adaptée à de courts trajets urbains, tandis que le thermique et l’hydrogène conviennent mieux aux longs déplacements, aux côtés des véhicules à gaz ou à essence synthétique. Le groupe japonais Toyota parie sur la Mirai, un modèle doté d’une pile à combustible, et sur sa nouvelle hybride rechargeable Prius.
« Il faudrait [adopter] une approche à 360 degrés, avec la dimension énergétique (…), technologique, juridique, géopolitique », a préconisé M. Tavares lors du Salon international de l’automobile de Genève, en mars dernier. Car l’ère de la voiture électrique, loin de transformer le seul quotidien de ses utilisateurs, pourrait hâter un nouveau basculement des économies-mondes — cette fois au profit de la Chine.
G Pitron est journaliste, auteur de La Guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, Les Liens qui libèrent, Paris, 2018.
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Autant je suis d’accord avec son analyse sur la Chine, autant je n’ai pas du tout aimé, dans son livre et ses interventions, le désir de G. Pitron de rouvrir des mines en France ; sous-entendu, il faut que la France reste dans le peloton de tête mondial. Cela signifie qu’il faut savoir faire des sacrifices. C’est comme cela que l’on aboutira à l’effondrement final.
Quand il est venu à Douai, G. Pitron a dit cette phrase que je trouve insensée : « il n’y a pas de progrès technologique sans progrès humain ». Pourquoi insensé ? Il suffit de voir comment la technologie avance très (trop) vite et comment la pauvreté et l’esclavagisme ont augmenté.