La découpe forestière et la découpe sociale sont intimement liées. Dans les forêts françaises comme ailleurs, le moteur de la rentabilité est à l’oeuvre. Pour l’Office national des Forêts (ONF), les arbres se font tronçonner au rythme des cours du bois mondialisés, avec la même brutalité que les droits sociaux.
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L’article est également paru également dans anorenvironnement.wordpress.com
La forêt de Mormal, dans l’Avesnois, est le plus vaste massif forestier du Nord-Pas-de-Calais. Dévastée par les deux guerres mondiales, c’est une forêt encore fragile, mais vigoureuse, connue pour sa remarquable population de cerfs. Comme toutes les forêts domaniales, elle est gérée par l’Office National des Forêts (ONF). Cet organisme public est censé respecter un plan d’aménagement, soigneusement conçu pour garder un équilibre harmonieux entre l’abattage des arbres destinés à la vente et la régénération de la forêt, si possible naturelle. Le tout, en permettant au public d’y batifoler et aux chasseurs d’y réguler la population animale (et humaine, à l’occasion). Ça, ce sont les missions théoriques de l’ONF. En réalité, l’office piétine allégrement les objectifs qu’il s’est lui-même fixés et découpe ses forêts à tout-va.
La forêt de Mormal en coupe déréglée
Dans le petit village de Locquignol, perdu au beau milieu de la forêt de Mormal, on sonne l’alerte. Au printemps 2017, les habitant.es découvrent avec effarement des parcelles dévastées par l’exploitation et d’imposants empilements de troncs de chênes, de hêtres et de merisiers. « Quand je me suis rendu à la forêt de Mormal, j’étais abasourdi, confirme un agent de l’ONF. Le terme « piller » n’est pas de trop. » Constitué.es en association (Mormal Forêt Agir, un bon point calembour) autour du maire du village, les habitant.es demandent des comptes à l’Office national sur la gestion de leur forêt.
La Direction de l’Office balaie les accusations de surexploitation : « C’est l’effet Idefix », argue le Directeur Général. Comprendre : les gens pleurent quand ils voient un arbre au sol, sans avoir la moindre idée de la façon dont on gère une forêt. Il faut donc faire de la communication, de la pédagogie, de l’enfumage. Un écureuil* nous souffle à l’oreille que l’ONF interdirait à ses agents de prendre position aux côtés des habitant.es. Elle préfère soutenir une contre-association, montée main dans la main avec les chasseurs, pour montrer l’éclatante santé de la forêt à grands coups de photos de cerfs bramant un soir d’octobre.
Mais les habitant.es ont sous les yeux les chiffres de ventes de bois fournis par l’office lui-même. On y voit très clairement qu’il a pulvérisé ses objectifs d’abattage prévus par le plan d’exploitation. 80 000 m3 de trop, près du double de ce qui était formellement prévu.
A l’ONF, on répond que ces découpes visent à anticiper les changements climatiques et l’aridité à venir. Ça paraît logique : si on coupe les arbres, ils seront moins nombreux à souffrir du réchauffement climatique. Pour notre écureuil, il est surtout impossible aujourd’hui de prédire ce que nous promet la phase de dérèglements climatiques qui nous arrive dans la tronche. Et du coup, couper les arbres préventivement est une absurdité. Forêt Agir a porté l’affaire devant le juge des référés d’Avesnes-sur-Helpe.
Si tu veux vendre ton arbre, prétends qu’il est malade
Le cas de la forêt de Mormal n’est pas isolé. « Si l’ONF y fait résonner les tronçonneuses aujourd’hui, c’est parce les forêts de Compiègne et celles de Normandie ont déjà été saignées avant elle », nous sifflote un merle*. De fait, un peu partout en France, elles sont soumises à une exploitation toujours plus intensive.
La surexploitation de la forêt répond à un objectif à court terme : mettre sur le marché le bois à forte valeur, le plus vite possible, pour tenter de maintenir les comptes de l’office au-dessus du sol. On vend les arbres les plus chers et les plus volumineux au détriment d’une gestion durable. Or, « la temporalité du bois nécessite une gestion prudente », nous alerte un chevreuil* : « Il y a un net retard des investissements au sein de l’ONF, au niveau des routes forestières ou de la lutte contre les maladies. On est obligé de lancer des souscriptions auprès du public pour assurer la protection des arbres. En cas d’aléa climatique, on n’aura pas les moyens de réagir. »
Les gestionnaires de l’ONF creusent l’ornière, d’autant plus que le bois se vend sur le marché mondial (en Chine notamment) et que celui-ci est au niveau plancher. Y injecter des millions de mètres cubes supplémentaires ne fait que le maintenir au plus bas. Gérer les forêts en fonction d’un marché immédiat est de fait incompatible avec la préservation d’arbres qui se développent sur un ou plusieurs siècles. Or, l’ONF a besoin de la vente du bois pour se financer. Et il en a besoin maintenant, tout de suite. Le bois seul ne suffit pas, on brade aussi de petites forêts, de l’immobilier pourtant rentable, on recourt aux artifices et autres manipulations comptables à courte vue.
Les forestiers craquent
Comme pour les autres secteurs publics poussés vers la privatisation et la rentabilité, la pression sur les salarié.es ne fait que s’accentuer au rythme des réformes et réorganisations internes. On fait plier les forestier.es jusqu’à la rupture. On élague l’ONF toujours un peu plus, jusqu’à ce qu’il crève de lui-même. On pourra alors l’abattre sans scrupules ni pleurs d’Idéfix et vendre tranquillement le tout à la découpe.
Ce qui se joue au sein de ce discret organisme public rappelle fortement ce que traverse la SNCF actuellement et les heures fatales de la privatisation de France Télécom. On purge l’organisme public de ses fonctionnaires depuis une quinzaine d’années déjà. Plus de 2200 postes (ETP) ont été supprimés, pas moins de 20% de la masse salariale (ils ne sont plus que 9000 aujourd’hui). Pourtant, ce n’est pas le statut de fonctionnaire qui pèse dans la situation économique catastrophique de l’organisme, mais bien la gestion douteuse de ses directions successives.
« Très préoccupante » : c’est ainsi que la cour des comptes qualifie la gestion 2009-2012 de l’office. Dans un rapport publié en juin 20148, elle estime que l’ONF a un peu trop tendance à recourir à la dette, non pour réaliser les investissements dont elle a un besoin criant, mais pour financer les dépenses de fonctionnement. Elle crée aussi des filiales à tort et à travers « dont l’activité ne rapporte rien à l’ONF », ici pour un téléphérique, là pour un camp de vacances en cabanes, tellement tendance. Une décision prise en 2006 pèse particulièrement lourd dans les comptes : le rapatriement au sein de l’office des pensions de retraites. Ce qui implique un doublement des cotisations retraites, pour un poids de 441 millions depuis 2006.
Dubreuil, le bûcheron social
Christian Dubreuil, l’actuel Directeur Général de l’Office, a été cuisiné par le Sénat sur la gestion de l’organisation. Face aux accusations des sénateurs et sénatrices, notamment sur les rapports sociaux, il euphémise. Du bout des lèvres, il reconnaît des « crispations internes » à son arrivée, en juillet 2015. Il faut dire que sa réputation l’a précédé et qu’elle sent le brûlé : « Il n’a pas une réputation éblouissante, confie un membre de l’ONF à Mediapart. Il n’écoute pas et il est brutal, sa psychologie n’est pas adaptée à ce poste, prendre la direction d’un établissement de la taille de l’ONF demande du sang-froid ». Pas à la hauteur, Dubreuil ? Il est pourtant énarque. Il œuvrait depuis 2010 à la tête de l’Agence des Espaces Verts (AEV) d’Ile-de-France. En 2015, voyant le vent tourner à la tête de la Région, il est opportunément nommé par Hollande à la tête de l’office forestier. La blague, c’est qu’il a aussi été inspecteur du travail dans une autre vie. A peine a-t-il mis un pied à l’ONF qu’il montre l’étendue de ses talents : la numéro 2, Geneviève Rey, n’aura pas le temps d’emmener ses affaires, elle est invitée à prendre la porte illico. Elle avait eu l’audace de se porter candidate à la Direction.
Suivront nombre d’autres cadres et responsables, dégagé.es les un.es après les autres. A leurs places, Dubreuil n’hésite pas à y asseoir ses anciens amis de l’AEV. Il en va ainsi de son ancien adjoint, Eric Goulouzelle, qui occupe désormais la Direction Générale Seine-Nord, celle de la forêt de Mormal. Or, les nominations sont supposées être discutées lors de commissions administratives paritaires, en présence des syndicats. Ceux-ci affirment, preuve à l’appui, qu’ils ne servent que de faire-valoir : les décisions sont prises avant même l’établissement de la commission. Pire, des pressions sont exercées sur celles et ceux qui voudraient se porter candidat.es à un poste interne sans l’accord de leur direction. De fait, les exemples ne manquent pas qui confirment ces méthodes à l’échelle de tout l’organisme. Les mises au placard, refus de mutation ou d’avancement ne sont pas des cas rares. Les syndicats sont unanimes pour dénoncer le mépris généralisé de la part des directions, qui manient l’insulte, la menace, voire les poursuites envers leurs propres agent.es.
L’Office National des Enfoirés
Les syndicats dénoncent depuis longtemps le mal-être au travail, endémique au sein de l’entreprise. La perte de sens, l’isolement, en particulier pour ceux et celles qui sont sur le terrain. « Nous n’avons pas compris tout de suite ce qui se passait, admet Philippe Berger (SNUPFEN). Il a fallu attendre 2005 pour commencer à percevoir le phénomène de suicides et commander une enquête. Cela concerne surtout des personnels de terrain, des ouvriers, qui ont un rapport affectif à la forêt. Ils en parlent comme ‘nos’ forêts ».
Les tragédies se succèdent dans toute la France : les syndicats en recensent 45 depuis 2005, jusqu’à 6 par an en 2010. Il a fallu un drame médiatique, le 13 février 2013, pour que la situation soit exposée au grand jour. Jean-Claude Ramsamy, originaire de la Réunion, était en poste dans les Ardennes. Depuis 5 ans, il demandait sa mutation vers la Réunion, en vain. Une mise au placard suite à la dénonciation d’actes de corruption supposés. Il se rend sur l’île de lui-même, pour être reçu par la Direction régionale. D’une balle, il abat le secrétaire régional, avant de retourner l’arme contre lui. Ce fait divers n’a rien remis en cause, si ce n’est un DRH, comme n’ont pas eu d’effet les rapports alarmants commandés par les syndicats, à faire bouger significativement la direction. Elle continue à écarter la question comme on écarte une branche : « De grâce, ne parlons pas de vagues de suicides et intéressons-nous à la question sociale sur un mode moins dramatique », ose se défendre Christian Dubreuil devant le Sénat. Quatre suicides ont encore été recensés par les syndicats l’an dernier.
En décembre 2017, les syndicats claquent d’un même geste la porte des comités techniques, des comités d’hygiène et sécurité et des commissions syndicales et nationales. Un coup d’éclat unanime « faute d’être entendus en interne et exaspérés de ne voir prises en compte aucune de nos alertes lancées et réitérées tant auprès du conseil d’administration que des ministères de tutelle ».
Ils dénoncent unanimement le « climat de terreur » qui règne depuis la nomination du nouveau président. La liste des griefs est longue : le « management agressif visant à isoler les personnels et les opposer entre eux, le non-respect des instances syndicales, leur non prise en compte dans les décisions, l’illégalité de la gestion (dans le placement des personnels) ». Et les syndicats perçoivent clairement « l’accélération de la privatisation de l’emploi, au délà de ce qui avait été prévu » par le Contrat d’Objectif et de Performance (COP) défini avec le ministère. Tou.tes veulent remettre à plat la gestion et les missions essentielles de l’ONF. Ainsi que la question des moyens pour les assurer. Avec un préalable : le départ de la Direction.
L’intersyndicale mène depuis décembre des actions de sensibilisation auprès du public. Des opérations Forêts fermées un peu partout en France, de l’information, des appels aux associations de protection des forêts. À l’heure actuelle, on ne peut pas dire que le sujet passionne les foules. « C’est vrai que certains trouvent que c’est un peu gentillet, admet Philippe Berger, de la SNUPFEN. Il faut dire que nous sommes moins de 10 000, éparpillés sur le territoire. Mais on n’exclut pas de passer au niveau supérieur. » Il suffirait que les arbres se joignent à la lutte. « Peupliers de toutes forêts, aux arbres ! »
*L’espèce de notre interlocuteur a été modifiée.