Près d’un siècle après avoir commencé à produire des polychlorobiphényles (PCB) pour la firme Monsanto, cette ville de l’Alabama aux Etats-Unis reste contaminée et sa population rongée par un mal invisible.
Vers le milieu des années 1990, Shirley McCord a commencé à compter les morts. Elle a pris un cahier et, semaine après semaine, elle y a inscrit les noms de ceux qui mouraient. Devant chacun, elle indiquait la date du décès et la maladie.
Shirley McCord n’était pas médecin ou épidémiologiste. Elle était épicière à Anniston, dans l’Alabama, et elle trouvait que ses clients mouraient un peu trop jeunes et un peu trop nombreux. Comme beaucoup d’habitants des quartiers ouest de la petite ville, elle avait l’intuition qu’un mal invisible rongeait le bourg et sa population.
Nul ne se souvient précisément quand elle a commencé la rédaction de son registre, mais une chose est sûre : en 2003, elle en avait rempli dix-sept pages. « Avec environ vingt-cinq noms par page », précise Ellen Spears, professeure d’études américaines à l’université de l’Alabama et qui a fait d’Anniston l’un de ses terrains d’étude. Le carnet de Shirley McCord est aujourd’hui introuvable. L’épicière est morte en 2007, emportée à 71 ans par un cancer, la maladie qui a tué tant de ses voisins.
Anniston aurait pu être un paradis. La petite ville – à peine plus de 20 000 habitants – est nichée dans les paysages somptueux du piémont des Appalaches, dominés par une forêt émeraude, haute et dense, comme on n’en voit pas en Europe. Les marges de l’immense forêt nationale Talladega bordent Anniston, enrobent ses conurbations, ses échangeurs. Autour d’un centre-ville minuscule de quelques rues tirées au cordeau, les petites maisons de bois éparses qui forment l’ouest d’Anniston ne sont jamais très loin de la nature exubérante.
Dans les années qui suivent sa fondation, dans les années 1870, Anniston est surnommée « la cité modèle ». Les fourneaux de la Southern Manganese Corporation et plusieurs fonderies s’installent dans l’ouest de la ville ; la métallurgie apporte paix et prospérité à toutes les communautés. Dans les rues circulent les premières automobiles d’Alabama, et Anniston est l’une des villes de l’Etat les plus tôt raccordées au réseau électrique.
Un siècle plus tard, « la cité modèle » est devenue « la ville toxique ». Sous ce surnom, elle sort de son anonymat au début des années 2000, et fait les gros titres de la presse américaine et internationale – en France, la journaliste Marie-Monique Robin lui consacre les premières pages de son livre-enquête Le Monde selon Monsanto (La Découverte, 2008). Le bourg est alors reconnu comme l’un des lieux les plus pollués d’Amérique du Nord.
Les PCB, un monstre chimique
L’histoire commence en 1929, quand la Swann Chemical Company installe à Anniston une grande usine de production de polychlorobiphényles (PCB), ces substances aux propriétés physicochimiques miraculeuses, utilisées dans les gros transformateurs électriques, dans l’encre, les plastiques ou encore les peintures… Six ans plus tard, en 1935, Monsanto rachète l’usine, l’une des deux seules à produire ces substances outre-Atlantique.
La firme détient ainsi, pendant près de quarante ans, le monopole de la production de PCB aux Etats-Unis et se débarrasse de ses déchets et de ses effluents dans les rivières, mais aussi dans deux grandes décharges adjacentes à l’usine. Les PCB sont interdits à la fin des années 1970 aux Etats-Unis, pour leur haute toxicité et leur persistance dans l’environnement, mais le géant agrochimique de Saint Louis (Missouri) connaissait la nocivité de son produit depuis la fin des années 1930.
Selon l’Agence de protection de l’environnement (EPA) américaine, au moins 5 000 tonnes de PCB ont été mises sauvagement en décharge, et quelque 530 tonnes ont été déversées dans la rivière Snow Creek, qui traverse Anniston du nord au sud.
Le vent souffle, la pluie tombe, les eaux ruissellent, les cours d’eau s’écoulent, débordent, et distribuent le poison partout. Les sols, les eaux de surface et souterraines, les sédiments, la faune sauvage et domestique, l’air et les humains sont contaminés, à des niveaux qui dépassent parfois l’imagination. A quoi il faut ajouter le plomb et le mercure, laissés dans les sols par toutes les industries qui se sont succédé ici.
PCB : ces trois lettres ne disent rien. Elles n’évoquent aucune image, aucune représentation. Mais derrière cet acronyme se cache un monstre chimique, une hydre de synthèse à 209 têtes. « Il ne s’agit pas d’une seule substance, mais de 209 molécules qui ont toutes des propriétés toxicologiques différentes, qui peuvent chacune cibler un organe ou certaines fonctions de l’organisme », explique Ellen Spears.
La liste des maux associés aux PCB est un long et morbide catalogue. « De manière générale, il a été montré que les PCB sont une cause certaine ou probable de mélanomes, de certains lymphomes, de cancer du sein, explique David Carpenter, professeur à l’université d’Albany (Etat de New York), l’un des plus fins connaisseurs du sujet. A Anniston, on voit que les PCB sont associés à une pression artérielle élevée, au diabète, à des troubles cardiaques, à une réduction des niveaux de testostérone, à l’irrégularité du cycle menstruel, parfois à l’absence d’ovulation chez les femmes les plus exposées. »
Sur la population de la petite ville, des effets négatifs sur les capacités cognitives des enfants exposés in utero ont également été montrés. Les études menées à Anniston, sur quelques centaines d’individus, n’ont toutefois pu mettre en évidence que les effets les plus massifs. Faute d’échantillons suffisants, toutes les maladies plus rares – les cancers, les maladies auto-immunes, etc. – sont condamnées à demeurer sous le radar de la statistique.
Certains chiffres, toutefois, donnent le vertige : de sources médicales locales, sur les 14 000 habitants d’Anniston à avoir été examinés en 2017 au centre hospitalier régional, environ 12 000 étaient diabétiques ou présentaient des signes de diabète. Contactée, la direction du centre n’a pas répondu à nos sollicitations.
David Baker le dit comme il déclinerait une part de son identité : « Moi, je n’ai pas de PCB dans le sang, mais beaucoup dans les tissus adipeux. » Il fait partie des témoins incontournables du désastre et de ses conséquences. C’est un grand gaillard afro-américain de 65 ans qui a mené, devant les tribunaux de l’Etat d’Alabama, la lutte des habitants d’Anniston contre Monsanto. Avec, comme moteur, une revanche personnelle à prendre sur le géant agrochimique.
« En 1970, mon frère Terry avait 16 ans, raconte-t-il. Il n’avait jamais fumé, il ne buvait pas. Il est mort d’un cancer du poumon, d’une tumeur cérébrale et d’une maladie du cœur. Tout cela en même temps. Son médecin en pleurait. » Quarante-trois ans plus tard, la victoire est historique. En 2003, trois class actions (« actions de groupe ») rassemblant plusieurs milliers d’habitants de la ville aboutissent à la condamnation de Monsanto – 700 millions de dollars de dédommagements, de soins médicaux et de nettoyage. C’est cette première grande affaire de justice environnementale qui a mis, pour un bref moment, la petite ville sudiste et ses tourments au centre de l’attention mondiale.
Tout racheter et faire place nette
A la table d’un restaurant de Noble Avenue – l’artère commerçante qui faisait jadis la fierté de la ville –, David Baker s’enflamme au souvenir de la vie d’avant, celle de son enfance, dans les quartiers ouest. « Personne ne se doutait que c’était si dangereux, que tout était si contaminé, raconte-t-il. Les enfants allaient jouer dans la rivière, on se baignait dans ce qu’on appelait le “trou bleu”, parce que l’eau y prenait une couleur bleutée le soir et dégageait des vapeurs. » Ces étrangetés amusaient les enfants ; ils jouaient dans l’eau empoisonnée.
L’usine a été installée en surplomb de ces quartiers, ceux des pauvres et des Noirs. Ses effluents toxiques s’accumulaient dans les méandres de la rivière, ruisselaient vers leurs maisons, imprégnaient leurs jardins. « C’était une époque où les gens faisaient pousser des légumes dans leurs potagers, ils avaient des animaux, des cochons, des poules, raconte David Baker. On cueillait des baies, on pêchait les poissons de la rivière. » Les plus pauvres, ceux qui vivaient le plus de leur jardin et de leurs bêtes, étaient les plus contaminés.
L’usine est encore campée là, au même endroit, comme un souvenir indélébile. Clôturée, protégée, inextricable enchevêtrement de tuyaux et de réacteurs hérissé de cheminées, elle domine encore l’ouest d’Anniston. Elle n’appartient plus à Monsanto, qui s’est débarrassé de sa division chimique à la fin des années 1990 : elle est devenue l’usine Solutia, désormais propriété de la société Eastman, et ne produit plus aucun PCB. En contrebas, sur son flanc est, deux ou trois hectares de prairie plantés d’arbres solitaires. C’était le quartier de Mars Hill. D’un geste large, David Baker embrasse cette trouée incongrue de l’ouest d’Anniston. « Avant, il y avait là tout un quartier, une centaine de maisons, deux églises, raconte David Baker. C’était une communauté florissante. Tout a été rasé. »
Au milieu des années 1990, les cadres de Monsanto lancent discrètement un programme de rachat des propriétés du quartier de Mars Hill. Les mémos internes de la firme, rendus publics à la fin des années 1990 par la justice et que Le Monde a pu consulter, montrent que les responsables de l’entreprise s’inquiètent : ils suspectent que les niveaux de pollution des sols aux PCB sont, à Mars Hill, si phénoménaux qu’ils placent la société dans une situation de haut risque juridique. Il faut tout racheter et faire place nette.
A l’époque, les riverains ne savent encore rien de l’étendue du problème. Opal Scruggs, 83 ans, a toujours vécu à Anniston ; son grand-père a fait toute sa carrière comme ouvrier à l’usine. Avec son accent du vieux Sud, elle raconte : « L’odeur dégagée par l’usine était bien sûr épouvantable et on trouvait chaque jour, jusque dans la maison, un dépôt gras sur les tables et les assiettes… Tous les matins, il fallait refaire la vaisselle. Mais on ne savait pas qu’on avait Monsanto dans le sang. »
En 1995, le pasteur de l’église baptiste de Mars Hill est approché. Monsanto souhaite acquérir le sanctuaire et son terrain pour une somme trop élevée pour ne pas être suspecte. C’est le début de la prise de conscience des habitants ; c’est le lancement des procès, mais la plupart des maisons de Mars Hill sont rachetées avant la fin des poursuites. Tout le quartier disparaît.
Les documents internes de la firme sont la dernière mémoire des lieux et de leurs habitants. Un mémo du 24 mai 1996 résume l’avancée du programme de rachat des propriétés et égrène les noms de ceux qui sont partis, des adresses qui n’existent plus. Eloise Measling vivait au 802 Boynton Avenue, Odessa Reese au 811 de la même rue, Dorothy Hammock habitait au 1 501, West 8th Street, Andrew Hartsfield au 517 Ferron Avenue, Sallie Franklin au 610 Montrose Avenue… « Presque tous sont morts à présent », dit David Baker avant de nous mener vers la dernière maison du quartier, tout en haut de Montrose Avenue.
A cette adresse, indique le mémo du 24 mai 1996, « le révérend Thomas Long et son épouse n’acceptent pas les offres de rachat ». L’homme n’a jamais changé d’avis. Il vit toujours là, dans sa petite maison de bois, semblable à celles que l’on voit ailleurs à Anniston ouest. Une dizaine de tondeuses à gazon hors d’âge s’entassent devant le pas de sa porte – « il les répare », explique David Baker. Comme lui, Thomas Long a fait partie des fortes têtes et s’est toujours opposé à la firme. Pourquoi est-il resté ? « Parce que je suis né ici, il y a maintenant plus de soixante-dix ans », dit-il simplement. Et précise son taux de PCB dans le sang – « 168 parties par million [ppm] à l’époque du procès ». C’est plus de cent fois la moyenne américaine…
La 10e Rue passe tout à côté de Mars Hill. Le commerce de Shirley McCord, l’épicière qui comptait les morts, était là. « La boutique a été rasée comme le reste », dit David Baker. D’autres commerces, une station-service, un restaurant, ont été laissés à l’abandon et leurs ruines, à quelques encablures de l’usine, sont autant de présences fantomatiques dans la ville. Dans les autres quartiers de l’ouest d’Anniston, çà et là, l’œil est accroché par des maisons abandonnées, reprises par la végétation, et qui donnent à certaines rues un air de postapocalypse.
Que savaient les cadres de Monsanto ? Et depuis quand le savaient-ils ? La question est si vaste qu’elle a fait l’objet d’une thèse de doctorat soutenue en 1999 par Robert Brent Cissell, à l’université de Louisville (Kentucky). Sa lecture est accablante. « Au milieu des années 1930, à Harvard, le professeur Cecil Drinker avait déjà mené des travaux sur les effets délétères systémiques des PCB, y compris à faibles doses, raconte Ellen Spears. En juin 1937, au cours d’un symposium sur le sujet, il a présenté ses résultats aux autorités sanitaires fédérales et à des responsables d’entreprises, dont Monsanto. » Le directeur de la santé de la firme, Emett Kelly, assiste à la réunion ; aucune mesure de protection des populations n’est prise.
En 1966, la société commande une série de tests sur la rivière Snow Creek, à Anniston : dans certains secteurs, lit-on dans le rapport des biologistes, les poissons ne survivent pas à une plongée dans l’eau de quelques secondes. En 1970, Monsanto achète, auprès d’habitants des quartiers ouest, un cochon destiné à la consommation : les taux de contamination des tissus adipeux de l’animal sont vertigineux. Les biologistes du groupe y dosent une concentration de quelque 19 800 ppm de PCB, soit 4 000 fois le seuil acceptable fixé à l’époque par les autorités sanitaires américaines.
Monsanto ne peut plus ignorer que les habitants d’Anniston ouest s’empoisonnent. Cette année-là, raconte Ellen Spears, le quotidien local, l’Anniston Star, publie une première alerte. « Les responsables de la société ont immédiatement répliqué que tout était sous contrôle », dit l’universitaire. La même année, un cadre de la firme écrit à ses correspondants, à propos des PCB, dans un mémo qui a fait date : « Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre un seul dollar de business. »
Deux ans plus tard, en 1972, le géant agrochimique commande à un laboratoire privé une étude de deux ans sur des rats. Le résultat tombe au printemps 1975 : les animaux exposés à quelques PCB présentent des tumeurs hépatiques. Dans son projet de rapport, qu’il soumet à Monsanto, le laboratoire indique que les PCB testés sont « légèrement tumorigènes ». Mais même cette expression euphémisante est intolérable : George Levinas, le patron de la toxicologie de Monsanto, fait corriger et demande au laboratoire d’indiquer que le produit testé « n’apparaît pas cancérogène ». « Cette phrase est préférable », explique-t-il.
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La totalité de l’article de S. Foucart :
ou sur : https://www.lemonde.fr/contaminations-long-format/article/2018/09/01/a
ou sur la pièce jointe : Monsanto à Anniston Alabama