Ex-capitale de l’industrie chimique d’URSS devenue une bombe toxique
De la route en terre s’élèvent d’épaisses volutes de poussière. Au bout, c’est un décor de fin du monde qui nous attend avec, au milieu d’une forêt de bouleaux éventrée, un trou noir. De cette masse informe d’une centaine de mètres de circonférence, profonde comme un immeuble de sept étages inversé – peut-être plus, allez savoir, personne ne l’a jamais mesurée précisément – surgissent des bidons, rouillés, tordus, qui paraissent hors d’âge. Impossible de s’aventurer plus loin que les bords : le sol, mou, se dérobe. Des fils gluants comme du chewing-gum s’étirent sous la semelle. L’odeur, exacerbée par un soleil de plomb inhabituel au printemps, est suffocante.
De l’autre côté de la piste, quelques foulées dans l’herbe sèche mènent tout droit à un immense toit de tôle, sorte de hangar désaffecté sous lequel sont dissimulés des monticules de terre, de gravats et de plaques d’amiante. Une côte à gravir et l’on débouche sur une énorme cuvette de boue aux tons multiples qui exhale cette fois des remugles de dissolvants. Dans un coin, un long tuyau à bout de souffle maintenu en hauteur crache une eau couleur orange vif qui retombe en glougloutant sur le sol. D’ici, des cheminées d’usine se distinguent nettement. Certaines tombent en ruine, leurs flancs couverts de touffes d’herbe. D’autres fonctionnent encore.
Dzerjinsk, érigée le long de la rivière Oka, s’étiole à l’ombre de Nijni Novgorod, la métropole de plus d’1,3 million d’habitants, ancienne cité impériale, distante d’à peine 35 kilomètres, sur les bords de la Volga. A côté, Dzerjinsk, ainsi nommée en l’honneur de Feliks Dzerjinski, fondateur de la terrible Tcheka, la première police politique soviétique, fait pâle figure avec sa population qui décroît : 232 000 habitants aujourd’hui, 287 000 en 1993. Dzerjinsk, son industrie à l’agonie, sa grand-place sans charme dominée par la statue de l’auguste bolchevique, et ses plaies béantes laissées par la main de l’homme.
A l’origine, ce n’était qu’un village de pêcheurs, Tchernoïe (« noir »). Puis une modeste bourgade nommée Rastiapino, une station sur la ligne de chemin de fer reliant Nijni Novgorod à Moscou, la capitale russe, située à quelque 400 kilomètres à l’ouest. Nul n’a songé à la débaptiser après la chute de l’URSS, en 1991, pour lui redonner son nom historique, Rastiapino, que l’on pourrait traduire par « ville des maladroits ». Car tout a radicalement changé dans les années 1930, lorsqu’elle est devenue la capitale soviétique de l’industrie chimique.
Longue tradition d’armes chimiques
Encore aujourd’hui, Dzerjinsk est l’un des endroits les plus contaminés de Russie. En 2007, un rapport de l’ONG américaine Blacksmith Institute l’avait même classée parmi les dix sites les plus pollués au monde, devant Tchernobyl. Ce qu’avaient contesté les autorités russes, qui se sont appuyées notamment sur le fait que le sarin n’aurait jamais été produit sur place. Les séquelles d’une intense activité industrielle, toutefois, demeurent bien visibles, qui mêlent l’histoire soviétique et une phase plus récente de redémarrage économique.
Sur les traces des premières usines implantées au début du XXe siècle, à l’image de Korund, inaugurée en 1915, la première à fabriquer du cyanure dans le pays, une quarantaine de conglomérats se sont installés ici. Durant la seconde guerre mondiale, un obus sur deux, une bombe sur trois sortaient des ateliers du plus grand complexe, Sverdlovsk. Le site produisait de l’armement chimique mais aussi, pour les besoins de l’industrie, des résines phénol-formaldéhyde, époxydes, des plastifiants, des durcisseurs, du nitrobenzène, de l’anhydride acétique et toutes sortes de détergents. « N’oubliez pas que c’est d’ici que partent les bombes pour la Syrie », lance en gloussant un chauffeur de taxi, comme une boutade évidente.
Ville fermée aux étrangers jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique, Dzerjinsk possède une longue tradition d’armes chimiques. Le gaz de combat ypérite (le gaz moutarde), mais aussi la lewisite, un composé organique de l’arsenic, dont la production ne s’est réellement arrêtée qu’en 1998, le cyanure d’hydrogène (acide prussique) ou encore du phosgène (gaz suffocant) sont sortis tout droit des ateliers locaux.
L’entrée de Sverdlovsk refaite à neuf proclame sur son fronton : « Cent ans au service de la Russie ». Trois fois décorée, l’usine fait en effet toujours partie du complexe militaro-industriel. La diriger a toujours été une fonction prestigieuse. Mort en 2008, à l’âge de 67 ans, l’un de ses anciens patrons, Nikolaï Vavilov, a fait graver sur sa pierre tombale en marbre noir une magnifique représentation de l’usine, avec sa cheminée fumante bien visible dans l’un des trois cimetières de la ville. « Aujourd’hui les gens préfèrent tout de même les icônes », concède la gérante de la boutique mitoyenne chargée des stèles.
« Nous sommes des Russes ! »
La moitié des sites industriels sont encore en marche. A l’image de Kaprolaktam, un géant spécialisé également dans l’armement à ses débuts, qui s’est tourné par la suite vers l’acide chlorhydrique, l’oxyde d’éthylène, les films polymères et les matières plastiques. Le groupe allemand de cosmétiques Wella y a investi plusieurs millions d’euros.
Sur 8 kilomètres de long, la zone industrielle de Dzerjinsk en impose, qui aligne une succession de bâtiments décrépis, et d’autres rénovés, le long d’une voie ferrée sur laquelle des trains de wagons-citernes défilent. Parfois, on en trouve quelques-uns qui se décomposent, carcasses rouillées à moitié envahies par la végétation, sur des tronçons désaffectés.
Retour au trou noir avec Sergueï V., un ancien ingénieur qui souhaite préserver son anonymat. « En 2013, j’ai été appelé au sein de l’administration pour m’occuper des problèmes écologiques. Mais quelques mois m’ont suffi pour comprendre que c’était une dépense de temps et d’énergie colossale pour un résultat nul », lâche-t-il, amer.
Pensif devant l’abîme malodorant, ce grand gaillard au teint blond qui tourne au cramoisi dans la fournaise de cette journée ajoute : « Pour la première fois dans le monde, on se pose la question de comment éliminer 20 mètres de déchets chimiques… Et personne ne sait. Il y a au moins trois couches, celle du fond est solidifiée et, plus on s’approche de la surface, plus c’est liquide. Si on met du sable, cela risque tout simplement d’enfoncer la partie solide. Et la nappe phréatique est toute proche… »
Des travaux ont pourtant commencé depuis peu. Des camions orange dégagent les environs, en abattant des arbres. Il est question, ici, de brûler tout ce qui est liquide (6 000 m3, selon les estimations) ou semi-liquide (9 000 m3) et de recouvrir le reste (55 000 m3 au bas mot). Soudain, deux hommes en tee-shirt et en tongs surgissent, qui déblaient à la main des racines autour du trou. « Brigade des déchets », se présentent en plaisantant Maksim, 34 ans, et Roman, 28 ans. Un seul porte des gants. L’équipe ne craint pas de travailler sans protection : « Nous sommes des Russes ! »
« Trou noir » et « mer blanche »
« Mieux vaut ne pas y rester plus de vingt minutes, après, moi, j’ai mal à la tête, nous avait pourtant prévenus Ivan Blokov, directeur de Greenpeace Russie, à Moscou. On ne sait pas ce que contient précisément le trou noir, il n’y a eu aucune étude et, si on vous dit le contraire, ne le croyez pas. »
Spectaculaire, ledit trou noir n’est pas le seul stigmate de Dzerjinsk. Il existe aussi, un peu plus loin, la « mer blanche », une immense surface de 54 hectares de couleur gris pâle où ont été déversés, jusque dans les années 1990, 4 millions de m3 de chaux mélangés à des déchets chimiques dont personne ne connaît précisément, ici non plus, la composition.
Le sol est toujours aussi mou qu’un tapis de gymnastique. Bordé par des remblais qui le séparent du canal artificiel Volossianikha, franchement orange par moments, l’endroit, surréaliste, ressemblerait presque à une paisible savane plantée de petits arbustes. Un étrange silence règne, seulement troublé par les cris rauques des mouettes. Dzerjinsk, c’est aussi cela : une variation inouïe de couleurs sur une succession de sites défigurés, au milieu d’une végétation résiliente.
Presque poétiques, les noms « trou noir » et « mer blanche » sont apparus très tôt dans le langage des initiés, avant d’être adoptés comme une évidence par beaucoup, y compris les autorités. Quoi de plus simple, quoi de mieux, pour désigner ces deux plaies ? Et pourtant, aujourd’hui comme hier, aucune information n’est mise à la disposition de la population.
« A l’époque soviétique, on pouvait mettre les déchets n’importe où », soupire Ackhat Kaïoumov, fondateur de l’association écologiste Dronte, installée à Nijni Novgorod et qui a pris pour nom comme pour emblème le dodo – l’oiseau mythique de l’île Maurice, disparu à la fin du XVIIe siècle avec l’arrivée des Européens. La silhouette de ce symbole de la destruction humaine est partout dans les locaux de l’association créée en 1989, sur les affiches ou en vitrine, sous forme de peluche.
« Il existe une centaine de décharges rien que dans la zone industrielle de Dzerjinsk, de taille et de niveau de dangerosité différents, explique le spécialiste, mais quatre sites sont considérés comme très dangereux : le trou noir, la mer blanche, Igoumnovo [une immense décharge à ciel ouvert] et Simazine [du nom d’un puissant herbicide dont les composants ont été enfouis sous terre]. » Seul ce dernier trou a déjà été recouvert de béton, « une solution qui n’a pas coûté très cher ».
« Difficulté à respirer »
Trente ans ont été nécessaires pour que les autorités se penchent enfin sur le problème. « Dans les années 1990, quand les grosses entreprises ont fait faillite, la qualité de l’air s’est améliorée et l’attention est retombée, détaille Ackhat Kaïoumov. Puis la menace est réapparue en 2004-2005 avec la montée du niveau de l’eau de la rivière Oka. La pollution pouvait atteindre sa nappe phréatique. Ce moment correspondait aussi à l’arrêt des programmes d’armement chimiques et à la destruction d’ateliers. Bref, la question revenait sur le tapis. »
Il faudra pourtant attendre encore cinq ans pour qu’elle parvienne au Kremlin. En 2011, Dmitri Medvedev, alors président de la Fédération de Russie, survole pour la première fois en hélicoptère Dzerjinsk afin de mesurer l’étendue des dégâts. A son initiative, 4 milliards de roubles (environ 100 millions d’euros au cours de l’époque) sont débloqués. Mais le temps passe, le choix des entreprises chargées de la besogne s’éternise et une partie de l’argent s’évapore dans les méandres de la procédure et les tours de passe-passe de la corruption.
Les coûts ont doublé. De nouvelles expertises longues et laborieuses sont effectuées dans le cadre du programme fédéral rebaptisé Un pays propre. Et le président russe, Vladimir Poutine, a lui-même choisi GasEnergoStroï, un consortium d’entreprises créé dans le domaine énergétique et de la construction. En mai, 3 milliards de roubles (environ 49 millions d’euros) manquants ont été puisés dans le fonds de réserve nationale. C’est ainsi que les travaux, prévus jusqu’en 2020, ont commencé au trou noir.
Les conséquences de la pollution sur la santé des habitants, elles, n’ont jamais été rendues publiques. Rendez-vous est donc pris chez Gratcha Mouradian, qui fut médecin-chef de la maternité de Dzerjinsk pendant quarante ans. Aujourd’hui à la retraite, ce praticien jovial, « né soviétique » en Arménie, a débarqué ici en 1968 après ses études à Gorki (redevenue Nijni Novgorod après la chute de l’URSS).
« La première chose que l’on constatait en arrivant, explique-t-il, c’était la difficulté à respirer. Quand on montait sur la grande roue, sur la place principale, on voyait la cime des arbres, tous morts. » A l’époque, rapporte-t-il, il existait bien un institut des maladies professionnelles qui s’était penché sur la santé des femmes, notamment enceintes ; mais le seul élément qui lui avait été transmis, sans autre forme d’explication, était que les accouchées « saignaient plus » que la normale.
« Ça ne correspondait pas à la réalité, évidemment, poursuit l’ancien gynécologue. Nous avions une mortalité infantile bien supérieure à la moyenne, avec 24 à 27 décès pour 1 000 contre 6 à 7 pour 1 000 aujourd’hui. On nous grondait pour cela. Il y avait aussi des problèmes respiratoires, des malformations, des pathologies du cœur, aussi, enfin tout le spectre. »
Aucune amertume ne transparaît dans la voix. « Rien » dans sa formation ne l’avait prédisposé à s’intéresser aux effets de la pollution, assure-t-il ; rien n’aurait éveillé ses doutes si ce n’est, peut-être, cette confidence d’un ami, lequel, après avoir un peu étudié l’agent orange utilisé par les Etats-Unis lors de la guerre du Vietnam, lui aurait glissé qu’ici un « produit semblable » était fabriqué. Tout en évoquant une forme de « sélection naturelle » qui laisse pantois, le docteur Mouradian en reste persuadé :
« Ce n’est pas la pollution qui compte, c’est la façon dont on l’élimine. Regardez-moi, je suis en pleine forme à 71 ans ! »
« Je suis née ici, je mourrai ici »
Nikolaï ne peut pas en dire autant. Inspecteur sécurité incendie, il était chargé de vérifier à tour de rôle les ateliers de la ville. « Presque tous mes amis sont morts entre 50 et 60 ans, à cause du cœur surtout », souffle cet homme malentendant de 67 ans au regard pétillant de bonté. Est-ce la dureté de la vie ? La pollution ? Comme tous ici, il ne détient pas la réponse mais il se souvient bien que personne, alors, ne portait de masque à gaz – « on ne peut pas travailler avec » – et qu’à l’époque 15 000 salariés travaillaient dans la seule usine Sverdlovsk.
Toute la vie sociale dépendait du conglomérat. « On partait en vacances organisées en Crimée, à Vilnius, en Abkhazie… » Pour vous dire, même le quartier où Nikolaï réside s’appelle Sverdlovsk, mais par prudence notre entretien s’est déroulé dans sa Lada. « Quand je suis parti à la retraite, j’ai signé un document pour ne rien raconter, à cause des explosifs, vous comprenez… C’est peut-être périmé, mais on ne sait jamais… Tout ce que je peux vous assurer, c’est que ça sentait très fort, parfois, dans la ville. »
Pour l’heure, l’endroit est envahi de moustiques, ce qui ne paraît pas gêner Taïa Malinchina et sa copine Anfissa, 81 ans toutes les deux, assises sur des chaises en plastique devant le perron de leur immeuble en briques des années 1970. « Avant, on habitait ici aussi, mais dans une maison en bois », précise Taïa. Ouvrière peintre dans l’atelier n° 3 – de Sverdlovsk bien sûr –, elle est partie à la retraite « encore jeune fille », à l’âge de 45 ans. « Je suis née ici, je mourrai ici », lance-t-elle avant de se recoiffer dans un éclat de rire pour une photo : « Peut-être qu’un Parisien va venir me chercher ! »
« La rivière est propre ! »
Assise elle aussi sur un banc, dans un autre quartier, Diana, la silhouette ronde tassée sur elle-même, est moins gaie. Malade, essoufflée, cette ancienne chimiste de 67 ans a perdu son mari au même âge qu’elle d’un cancer, mort « comme tous ses collègues ». « Heureusement, reprend-t-elle, mes deux enfants qui ont fait l’Institut de chimie travaillent ailleurs. Mon fils est kinésithérapeute, ma fille tient son propre magasin. Parce qu’on a l’exemple du père, n’est-ce pas… » Non, elle n’est pas optimiste. La question, même, l’indigne. « Avec des produits chimiques qui ont une demi-vie [la période nécessaire pour qu’un produit perde la moitié de sa toxicité] de 300 ans, comment voulez-vous que cela aille mieux ? »
Partout, dans la ville, des distributeurs, des « kiosques » d’eau artésienne, puisée au plus profond des sols, ont été installés depuis une dizaine d’années. Impossible de boire celle du robinet. Sur les bords de l’Oka aménagés en promenade, le militaire à la retraite Vladimir Illitch – même prénom et patronyme que Lénine – pêche sereinement. « Ça, dit-il en montrant une longue balafre sur son torse nu, c’est la Tchétchénie en 1994. Et ce trou-là, dans le dos, c’est l’Afghanistan dans les années 1980. »
Un dur à cuire, Vladimir, et pourtant il jure qu’on ne l’y reprendra plus jamais à boire ne serait-ce qu’une goutte d’eau municipale
Pour lire l’article complet du journal Le Monde : Dzerjinsk