Deux « Nobel » pro-croissance à contre-climat

Ceux et celles qui lisent la presse avec un peu d’attention auront sans doute repéré l’attribution du « Nobel » 2018 à deux économistes (Paul Romer et William Nordhaus).

Ils ont en effet une grande réputation et sont présentés en quelque sorte comme des « écolos » de la profession ; comme si le jury de ce pseudo-Nobel d’économie avait eu la main heureuse alors que le GIEC vient juste de sortir un rapport d’alerte rouge sur le climat.

Qui plus est, comme ces deux économistes ne sont ni l’un ni l’autre des ultras dans la profession, bien que tous les deux bien néoclassiques, et comme Romer s’est fendu en 2016 d’un article assez assassin sur la chapelle des macro-économistes « mainstream » (« The trouble with macroeconomics »), la sympathie des « alter », hétérodoxes » ou « atterrés » leur semble acquise à peu de frais. Voir par exemple ce court article de Christian Chavagneux sur Alternatives économiques, et ce commentaire sur Facebook de l’économiste atterré post-keynésien Dany Lang : « Au vu de son article très critique de 2016, je vois la nomination de Paul Romer comme lauréat du prix de la Banque de Suède (le soi-disant « prix Nobel d’économie ») comme une assez bonne nouvelle ».

Bon, ils sont bien gentils les copains, mais je ne peux vraiment pas partager leurs appréciations au motif que la première qualité d’un économiste serait de ne pas être totalement « mainstream » mais juste un peu décalé (pas tant que ça en fait), et donc que cette nomination, c’est mieux que si c’était pire. J’ai signé il y a peu de temps un appel « Europe, ne plus dépendre de la croissance » (publié par Libé le 16 septembre), et pour moi Romer et Nordhaus sont aux antipodes de ce qu’il faudrait faire pour éviter l’effondrement du climat et du vivant.

ROMER, LE PROPHÈTE DE L’ABONDANCE

Commençons par Paul Romer, en revenant à ses idées sur la « croissance endogène », dont il dresse un bilan actualisé dans une longue interview datant de novembre 2001 pour la revue « strategy+business ». L’idée forte est simple : contrairement aux facteurs de production matériels, les connaissances peuvent croître et se multiplier sans limite, d’où il résulte que la production de richesses économiques peut elle aussi croître sans limite temporelle dans les économies contemporaines qui sont « knowledge based » (fondées sur le savoir). Il y a certes des « rendements décroissants » dans l’exploitation des ressources matérielles, mais on trouve au contraire des rendements croissants dans l’économie de la connaissance, des « idées », des logiciels, etc.

Bien avant cela, Romer avait fait « pire ». En 1990 (« Endogenous technological change », Journal of political economy, vol. 98 ; n° 5), il expliquait que le rôle essentiel des savoirs et des innovations (ou du « capital humain ») pour booster la croissance réside dans les « incitations du marché » et la profitabilité attendue, que l’extension de la taille des marchés induit une plus forte croissance, et que, de ce fait, le « libre-échange » international est un accélérateur de croissance et un atout, notamment pour les pays à faible niveau de développement. Dans un autre texte plus récent (Economic Growth, The Concise Encyclopedia of Economics, David R. Henderson, ed. Liberty Fund, 2007), lisible par des non économistes, il expliquait doctement que les pays en développement avaient tout intérêt à encourager l’investissement direct de firmes étrangères, à respecter leurs droits de propriété, et à éviter toute régulation « pesante » ainsi que des taux marginaux d’imposition élevés. On comprend que la Banque mondiale l’ait recruté, même si ensuite il a fait sa mauvaise tête.

J’en termine avec lui, sans prétendre en avoir fait le tour, loin de là. Voici deux de ses questions/réponses dans une autre interview, pour la revue Reason (revue sous-titrée « free minds and free markets », ce qui serait un bon titre pour Romer lui-même !!!) en décembre 2001. Le titre de cette interview est significatif : « Post-scarcity prophet », le prophète de la post-rareté, soit aussi le prophète de l’abondance.

  1. What do you see as the necessary preconditions for technological progress and economic growth?

Romer: One extremely important insight is that the process of technological discovery is supported by a unique set of institutions. Those are most productive when they’re tightly coupled with the institutions of the market. The Soviet Union had very strong science in some fields, but it wasn’t coupled with strong institutions in the market… The wonder of the United States is that we’ve created institutions of science and institutions of the market. They’re very different, but together they’ve generated fantastic benefits.

  1. You often cite the combinatorial explosion of ideas as the source of economic growth. What do you mean by that?

Romer: On any conceivable horizon — I’ll say until about 5 billion years from now, when the sun explodes — we’re not going to run out of discoveries.

Bon, on est tranquilles, avec lui on est partis pour 5 milliards d’années de croissance…

NORDHAUS, l’autre prophète de l’abondance éternelle contre les « pessimistes » du Club de Rome et leurs successeurs

Passons à son co-lauréat, William Nordhaus, un autre héraut de la croissance à perpétuité. Il a commencé très tôt dans cette voie, dès les années 1970, et je n’ai rien trouvé de récent qui montrerait qu’il a viré sa cuti comme d’autres l’ont fait, votre serviteur entre autres. On lui doit, peu après la publication en 1972 du rapport du Club de Rome « les limites de la croissance », un article de combat (The allocation of energy resources, Brooking papers, 1973). Il y entreprend de montrer que, même dans le domaine de l’énergie, qui semblait à l’époque (et souvent encore aujourd’hui) celui où la rareté risquait de survenir le plus vite à moyen terme en compromettant la croissance, il n’y a en réalité aucun problème sérieux en exploitant jusqu’à plus soif les réserves d’énergies fossiles jusqu’en 2070, avec ensuite le relais du nucléaire tout puissant jusqu’à « un futur indéfini ».

Alors certes, Nordhaus s’intéresse à l’écologie et donc à la « croissance verte », il est partisan de la taxation des émissions de carbone, mais à des niveaux ridiculement bas, en tout cas au regard des propositions d’une autre économiste de renom, nettement plus au fait des enjeux climatiques, Nicholas Stern. Il fait partie de ce courant d’économistes avocats à la fois de la croissance verte, un mythe scientiste, et de l’attribution de prix pour la nature, une impasse économiste (voir ce billet).

Alors, non, je ne me félicite pas du tout de l’attribution de ces deux « Nobel » pro-croissance et productivistes.

Ajout une heure après la mise en ligne : je viens de découvrir sur le site d’Alternatives économiques l’article d’Antonin Pottier sur Nordhaus, mis en ligne aujourd’hui, et il faut vraiment vous précipiter dessus. Conclusion effarante. Décidément, presque tous les économistes renommés sont des fous dangereux…

J Gadrey ; alternatives-economiques.fr

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Climat : William Nordhaus est-il bien sérieux ?

William Nordhaus est l’un des deux lauréats 2018 du prix de la Banque de Suède en économie – en association avec Paul Romer, théoricien de la croissance endogène. Le professeur à la prestigieuse université de Yale est récompensé principalement pour avoir conçu des modèles économiques qui intègrent le changement climatique, comme le modèle DICE pour Dynamic Integrated Climate-Economy (modèle dynamique intégré de l’économie et du climat), et le modèle RICE, version régionalisée du précédent.

Conçus dans les années 1990, diffusés sur son site personnel, disponibles dans une version Excel, ces deux modèles ont été adoptés par de nombreux économistes. Grâce à ces modèles et aux nombreuses publications qu’il en a tirées dans le champ de l’économie du changement climatique, Nordhaus a ouvert un nouveau domaine d’application de l’analyse économique. C’est ce rôle d’initiateur qui, aux yeux de l’Académie royale, justifie l’attribution de ce prix.

Un pionner de l’étude économique du climat

Né en 1941, docteur du MIT, Nordhaus entre à l’université de Yale en 1967 où il fera toute sa carrière. Il s’intéresse tôt aux critiques sociales et écologistes de la croissance. Lorsque le rapport du club de Rome, Halte à la croissance, alerte en 1972 sur les conséquences négatives de la croissance économique et démographique, Nordhaus le critique vertement pour son absence de données empiriques. Mais, aiguillonné, il identifie le réchauffement climatique comme un problème potentiellement sérieux et demandant de plus amples investigations.

En prenant appui sur les travaux des sciences de la nature, il étudie et modélise chacune des pièces composant le puzzle climatique : le système énergétique qui génère les émissions de CO2, le cycle du carbone qui transforme les émissions en hausse de concentration de CO2 dans l’atmosphère, et enfin le module climatique, qui relie la concentration atmosphérique du CO2 à la hausse de température globale. En 1977 (onze ans avant la création du GIEC), il offre une première synthèse à l’American Economic Review en calculant ce qu’il en coûterait de stabiliser les concentrations de CO2.

Un modèle reconnu

C’est dans les années 1980 qu’il effectue la jonction de ses travaux avec la théorie de la croissance, qui lui vaut aujourd’hui d’être récompensé. Nordhaus s’appuie sur le modèle de croissance développé par Robert Solow (1956), qui représente la croissance d’une économie sous la pression de l’accumulation du capital et du progrès technique. Ce modèle de Solow est à la base des prospectives économiques de long terme et, à l’époque, de la macro-économie de court terme (avec les Real Business Cycles).

Pour aboutir au modèle DICE, Nordhaus y ajoute des émissions de CO2, sous-produit de l’activité économique, qui se traduisent par des hausses de température, lesquelles causent des dommages (des pertes de PIB). L’économie agit donc sur le climat, qui rétroagit sur l’économie.

Les émissions peuvent être réduites pour diminuer les dommages du changement climatique. Mais cela se traduit par des coûts supplémentaires, que l’on peut interpréter comme les coûts de la transition d’un système énergétique reposant sur les énergies fossiles à un système décarboné. Voilà la structure du modèle DICE, qui restera inchangée au fil des mises à jour que fera Nordhaus pendant plus de 25 ans.

Du monde aux régions du monde

Le modèle permet de calculer le bon niveau de réductions d’émissions en fonction d’un objectif choisi. Il donne aux travaux de Nordhaus une place centrale sur toutes les questions de lien entre économie et climat, car ils ouvrent de nombreuses questions : comment évaluer les dommages du changement climatique? Quels sont les coûts de transition? Comment paramétrer le comportement du climat? Comment mettre en œuvre les réductions d’émissions ?

Le modèle RICE (1996), qui désagrège l’économie mondiale en 10 régions, ouvre de nouvelles interrogations, liées pour partie à la théorie des jeux : comment coordonner les efforts de réductions entre les grandes économies mondiales? Comment éviter les comportements de passager clandestin ? Quel est le résultat prévisible si chacun des Etats poursuit son intérêt sans souci des autres? Ces questions, et de nombreuses autres, Nordhaus les traitera au long de sa carrière. Du strict point de vue de l’analyse économique, son rôle pionnier (à côté d’autres chercheurs connus des spécialistes), le caractère central de ses travaux et la large diffusion de ses modèles, justifient ce prix de la banque de Suède.

Une approche limitée

On peut cependant prendre un peu de recul et s’interroger sur les représentations du problème climatique qui ressort de ces travaux. Les modèles de Nordhaus sont très différents des modèles d’évaluation utilisés pour déterminer avec quelles mesures politiques et techniques on peut réaliser certains scénarios d’émission, comme les objectifs 20-20-20 de l’Union européenne (20 % d’économie d’énergie, 20 % de réduction d’émissions en 2020), le facteur 4 en France (division par quatre des émissions de CO2 en 2050), ou aujourd’hui la neutralité carbone.

Les modèles de Nordhaus sont conçus pour répondre à une question différente : quel est le scénario optimal ? Quelle est la cible que les politiques devraient choisir ? Nordhaus cherche en fait le réchauffement climatique optimal, celui qui maximise le bien-être intertemporel. Il se pose non en aide à la décision, mais en arbitre de la décision.

Cela le conduit à préconiser une action politique très graduelle (la policy ramp), commençant par de faibles réductions d’émissions et montrant en puissance au cours du XXI siècle. A ce titre, il trouvait trop ambitieux le protocole de Kyoto, maigre tentative – au demeurant avortée – de juguler les émissions des pays développés.

Les réductions d’émissions doivent aux yeux de Nordhaus se faire à moindre coût, ce qui implique de donner un prix au carbone, et que ce prix soit le même dans tous les pays du monde. Or c’est un point de blocage dans les négociations internationales pour les pays en développement. L’accord de Paris obtenu en 2015 n’a pu l’être que grâce à la reconnaissance de politiques et mesures différenciées selon les pays.

Le changement climatique ? Un problème bénin…

Les controverses qui émaillent l’économie du changement climatique depuis ses débuts ont mis en évidence les choix sélectifs de Nordhaus et les difficultés de son approche. Nordhaus a par exemple vigoureusement critiqué le rapport Stern (2006) qui préconisait une action d’envergure pour réduire les émissions de CO2. Le débat qui s’en est suivi a mis en évidence l’influence disproportionnée d’un paramètre technique, le taux d’actualisation, qui règle en quelque sorte le poids des générations futures par rapport aux présentes. Or la valeur donnée par ce paramètre à Nordhaus conduit à écraser complètement le futur.

Les valeurs que l’économiste attribue aux dommages du changement climatique paraissent également bien faibles : 1 % de PIB pour un réchauffement de 2°C en 2100, moins de 10 % pour un réchauffement de 6° C (du jamais vu depuis plusieurs millions d’années !). A le lire, le changement climatique apparaît comme un problème bénin, qui ne modifie pas une croissance de long terme se poursuivant vaillamment à un rythme de 2 % par an.

Une approche réductrice

Mais chez Nordhaus, c’est sans doute la formulation même du problème climatique qui est la plus déroutante. Il aborde en effet la question par le biais d’une analyse coût-bénéfice. Autrement dit, il s’agit pour lui de savoir si les coûts de la transition énergétique payés aujourd’hui sont compensés par les dommages évités dans le futur. Dans le modèle de Nordhaus, réduire les émissions de CO2 n’est qu’un élément d’une stratégie d’investissement dans le futur, à côté de l’accumulation du capital. On sacrifie quelques pouièmes de PIB maintenant pour en regagner dans 100 ans.

Est-ce vraiment bien de cela dont il s’agit ? N’est-ce pas là une vision singulièrement réductrice, voire complètement décalée, des raisons d’éviter le réchauffement climatique, écartant délibérément de nombreuses dimensions du changement climatique, et notamment la dimension existentielle, tant pour les individus, que pour les cultures, les sociétés et les écosystèmes ?

Un réchauffement optimal à 3,5 ° !

En définitive, quel futur nous promet le réchauffement optimal recherché par William Nordhaus ? Dans l’argumentaire des jurys du prix de la Banque de Suède, on trouve un graphique présentant la trajectoire « optimale » d’émissions de CO2 selon Nordhaus, trajectoire qui passe de 35 Gt CO2 par an en 2015 à environ 15 Gt CO2 à la fin du siècle. Il faut quelques recherches pour se rendre compte que la solution optimale de Nordhaus conduit à un réchauffement… de 3,5° C en 2100. A peine une légère inflexion par rapport aux 4°C et quelques du scénario sans interventions !

Oui vous avez bien lu : quand on est économiste, on peut aujourd’hui proposer sans rire un réchauffement optimal de 3,5°C et être récompensé pour les travaux qui l’affirment ! Le jour même où le GIEC discutait des moyens de limiter le réchauffement à 1,5°C, l’attribution du prix de la banque de Suède à Nordhaus est-elle vraiment le signe que la « science économique » prend enfin le réchauffement climatique au sérieux ?

A.Pottier ; alternatives-economiques.fr