Le marché des illusions. Le tourisme international, moteur de développement et ferment d’humanité !
Le credo des promoteurs du secteur ne résiste pas à la déconstruction des trois illusions sur lesquelles il repose : celles de la démocratisation, de l’exotisme et de la prospérité. L’actuelle répartition des coûts et des bénéfices de l’industrie du dépaysement creuse les écarts. Sans régulation politique des flux et des impacts, pas de « tourisme durable » possible.
Le tourisme international est moteur de prospérité et ferment d’humanité. L’Organisation mondiale du tourisme le martèle, de rapports euphoriques en communiqués promotionnels (OMT, 2017 et 2018). Avec elle, les tour-opérateurs, les voyagistes et les hôtes de profession le confirment à l’envi. Et les touristes bien sûr, qu’ils s’assument comme tels ou non, beaucoup d’entre eux claironnant leur dédain à l’égard… des vacanciers, premier paradoxe. Le tourisme sans frontières est paré de toutes les vertus. Économiques, sociales, politiques, culturelles et environnementales. « Passeport pour le développement », « vacances pour tous », « forgeur de démocraties », « pont entre les peuples », « gardien du patrimoine et de la nature », « vecteur d’égalité entre les sexes, les races et les classes », le grandiose et prolifique commerce du dépaysement a décroché le statut de panacée universelle.
Les institutions internationales et la plupart des États nationaux abondent dans le même sens, même si – deuxième paradoxe – la célébration du potentiel « transformateur et inclusif » du tourisme s’y appuie désormais sur la conscience de ses défauts. Comme dans ce récent rapport de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement – « Le tourisme au service de la croissance en Afrique » (Cnuced, 2017) – où l’accès à la manne touristique est conditionné au dépassement de quelques-uns de ses travers structurels les plus évidents : « fuites de recettes financières importantes », « tensions socioculturelles », « préjudices environnementaux ». S’il parvient à les contourner, « le secteur du tourisme pourrait sortir des millions de personnes de la pauvreté tout en contribuant à la paix et à la sécurité de la région », explique la Cnuced, optimiste. En conclusion toutefois, à nouveau lucide, elle reconnaît que « la contribution de la paix au tourisme est beaucoup plus forte que celle du tourisme à la paix ».
Il n’empêche : la foi dans le rôle modernisateur, libérateur et émancipateur de l’expansion touristique – constante depuis la moitié du siècle passé – écrase les doutes, les bémols et les critiques. Son ampleur, chiffrée par l’OMT et louée par ses dévots, suffit à l’imposer. À la fois levier et fruit de l’accélération des flux, le secteur apparaît de fait indétrônable : premier poste du commerce international ; un emploi sur dix à l’échelle planétaire ; un dixième du produit mondial brut ; un tiers des exportations de services (45% pour les pays en développement) ; environ 1,4 milliard de séjours à l’étranger en 2018 (pour 675 millions en 2000) ; près de 1300 milliards d’euros de recettes en 2017 (pour 550 milliards en 2000) ; et toujours, pour les sept dernières décennies, un taux de croissance annuel qui tutoie les 5%, lorsqu’il n’atteint pas, comme en 2017, les 7% (OMT, 2018). Le tourisme touche au firmament. Ou presque.
Le regard des scientifiques est plus partagé (Singh, 2012), leur ton plus circonspect, voire dubitatif. Depuis le décollage des premières décennies – les « trente glorieuses » (1945-1975) –, cadres et contextes théoriques, idéologiques, économiques et normatifs ont évolué. Aux approches modernisatrices des années 1950 et 1960 (« le développement du tourisme génère croissance, emploi et échanges »), ont répondu dès les années 1970 diverses perspectives critiques (« le tourisme accroît dépendances, disparités et acculturation »), des propositions alternatives (« à petite échelle, endogène, écologique et participatif, le tourisme peut être bénéfique »), et, au tournant des années 1990, des lectures qualifiées de « post-structuralistes » ou de « post-développementistes » (« ni ange ni démon, le tourisme est un tout complexe au sein duquel les capacités d’action, d’instrumentalisation, d’appropriation et de résistance des visités ne doivent pas être sous-estimées »).
Reste que les courants modernisateurs du début, largement dominants parmi les promoteurs du secteur, ont eux aussi su s’adapter, intégrer et évoluer pour faire du tourisme international contemporain, le fer de lance d’une mondialisation « à visage humain », visant officiellement la propagation de pratiques éthiques, la réduction de la pauvreté, le respect des cultures et de l’environnement, tout en reposant – troisième paradoxe – sur la libéralisation des échanges et l’érosion des « freins » (fiscaux, sociaux, environnementaux) au bon développement tous azimuts du marché des vacances à l’étranger (Hall, 2007 ; Duterme, 2012). D’où l’intérêt sans doute, comme invite à le faire parmi d’autres le chercheur Clément Marie Dit Chirot (2018), de « rematérialiser » l’étude du fait touristique, en privilégiant les « outils théoriques susceptibles d’éclairer les formes de domination sociale inhérente au phénomène ».
Aux lectures tiers-mondistes ou structuralistes des années 1970 et 1980 s’étaient progressivement substituées à la fin du siècle dernier de nouvelles approches du tourisme, constitutives d’un « tournant culturel » que des touristologues anglo-saxons vont aller jusqu’à baptiser « critical turn » (Ateljevic et al., 2007). Si les premières, focalisées sur les impacts dans les pays visités, avaient péché par leur réductionnisme économique et leur biais productiviste, les secondes, filles du « retour du sujet » en sciences sociales, allaient s’intéresser au touriste lui-même, à ses représentations culturelles et à la complexité de ses interactions en situation. « Schématiquement, ces évolutions [ont fait] passer l’approche scientifique du tourisme de l’étude des sociétés réceptrices vers celle des touristes, des dimensions économiques du phénomène vers ses aspects culturels, et d’une perspective macrosociale à une approche plus attentive aux individus et aux jeux d’acteurs. » (Marie Dit Chirot, 2018).
Ces dernières années cependant, des voix autorisées – notamment plusieurs de celles mises en discussion dans Critical Debates in Tourism (Singh, 2012) – dénoncent les limites du « tournant culturel », en pointant à leur tour les nouveaux angles morts de la démarche. Là où les études structuralistes tendaient à oublier les capacités d’action des populations visitées derrière la force essentialisée des mécanismes d’intrusion externe, les travaux post-structuralistes survalorisent, eux, les ruses anthropologiques et les stratégies microsociologiques au détriment des contraintes inégalitaires. Le « tournant culturel » a fait exister le tourisme « en dehors des formes de pouvoir structurel qui caractérisent le capitalisme et la globalisation au 21e siècle », critique Raoul Bianchi (2009). « L’emphase mise sur les dimensions discursives, symboliques et culturelles des micro-pratiques » opère « aux dépens des aspects matériels », jusqu’à considérer les rapports de domination comme « contingents » ou de faire du touriste lui-même « la proie occasionnelle » de ceux-ci.
Comme d’autres, Bianchi plaide dès lors pour une approche « radicale critique » du phénomène touristique, « aussi sensible aux subjectivités plurielles et aux diversités culturelles » qui le constituent, « que fondée sur une analyse structurelle des forces matérielles du pouvoir au sein du modèle de développement libéralisé » qui le conditionne. La seule façon à ses yeux de mettre au jour les réalités du tourisme mondialisé, sans passer à côté « des schémas inégalitaires, des conditions de travail, de la détérioration écologique et des polarisations sociales » qu’il produit (Bianchi, 2009). « Fait social total », reprennent Linda Boukhris et Amandine Chapuis (2016), l’expansion touristique « s’insère dans des processus socio-économiques, institue une matérialité et met en jeu des relations de pouvoir, de domination et de résistance. (…) Il faut donc être attentifs à la fois à l’incorporation des dispositifs et à la subjectivation qu’ils induisent, aux ressorts de la domination comme aux formes de résistance. »
Ce « fait social total » – l’ensemble des dimensions du social s’y donne à voir (l’économique, le politique, le symbolique, etc.) – met en présence tour-opérateurs, visiteurs et visités. En présence asymétrique. Les premiers se concurrencent ou se conglomèrent, les deuxièmes s’imitent ou se distinguent, les derniers se précipitent ou se retirent. Le tout, dans un environnement que les uns et les autres dégradent ou régénèrent. Aborder le tourisme tant comme un marché que comme un rapport de domination, c’est aussi se donner les moyens de le démythifier, de déconstruire les illusions que ses promoteurs et zélateurs entretiennent à dessein pour mieux le vendre. Elles sont trois ces illusions, plus prégnantes que les autres, trois images tronquées de la réalité, trois mirages qui faussent la vue : l’illusion de la démocratisation, l’illusion de l’exotisme et l’illusion de la prospérité.
L’illusion de la démocratisation
« Tous touristes ! », le slogan, repris mille fois, date du siècle passé. La démocratisation de l’accès au tourisme international semble à ce point acquise qu’elle engendre aujourd’hui davantage de commentaires sur ses conséquences que sur son impossibilité. Ses effets de saturation – de la « massification » des années 1970 au « surtourisme » des années 2010 – posent problème et mobilisent l’attention, là où son non-aboutissement, son caractère hautement relatif, voire totalement illusoire, ne fait pas débat. Vu d’ici, on comprend la méprise. Jadis réservé à une poignée de privilégiés – le fameux « Grand Tour » initiatique des jeunes aristocrates –, la possibilité du déplacement d’agrément à l’étranger, annuelle d’abord, aujourd’hui pluriannuelle, n’est plus l’affaire d’happy few. Tous, nous y avons droit. Tous ou presque, nous l’exerçons, ce droit – universalisé par la Déclaration des droits de l’homme – à la mobilité… récréative.
La démocratisation de l’accès au tourisme, c’est d’abord l’histoire des social-démocraties occidentales du 20e siècle. L’histoire des luttes et des politiques sociales, des congés payés, de la croissance de l’économie et du niveau de vie, de l’explosion des temps libres, de la société de consommation et du spectacle. L’histoire du développement des technologies, de l’accélération des communications, du rétrécissement des distances réelles et virtuelles. Celle aussi de la libéralisation du marché aérien et des échanges. L’histoire du « tourisme social », associatif et militant, « pour le divertissement et l’émancipation des classes populaires » (Unat.asso.fr), puis celle du « low cost », agressif et marchand, « pour toutes les occasions et de super économies » (Ryanair.com).
À la clé, un tourisme hors frontières massifié et globalisé, accessible à environ 40% des populations d’Europe et d’Amérique du Nord, et depuis le tournant du millénaire, aux « gagnants » – à partir des upper middle classes vers le haut – des puissances émergentes et émergées, surtout asiatiques. L’OMT étalonne annuellement le miracle et calcule ses projections pour l’avenir : des 1,3 milliard de séjours à l’étranger enregistrés en 2017, la grande majorité sont toujours le fait de touristes européens (48%) et nord-américains (15%), bien que la part relative des vacanciers en provenance d’autres continents, en particulier de la Chine (10%), ne cesse de croître. Pour sûr, ces nouveaux consommateurs hors sol prendront à leur compte une part plus significative encore des 1,9 milliard d’« arrivées » internationales que l’OMT, ravie, annonce pour 2030 (OMT, 2017 et 2018).
Pour autant, la supposée démocratisation du tourisme, si elle est peu discutée, relève bel et bien de l’illusion. Produit de luxe inabordable pour l’essentiel de l’humanité, le déplacement récréatif à l’étranger reste de facto l’apanage de moins de 500 millions de personnes. Moins d’une personne sur quinze à l’échelle mondiale, en position politique, culturelle ou économique de visiter les quatorze restantes. En cela, les flux touristiques « constituent un reflet assez fidèle de l’organisation de la planète et de ses disparités », écrivions-nous il y a plus de dix ans (Alternatives Sud, 2006). Rien n’a changé : migrations d’agrément et de désagrément se croisent aux frontières, béantes pour les uns, grillagées pour les autres, des régions émettrices et réceptrices.
Changements climatiques aidant, s’y est ajoutée la conscience, plus forte et agaçante qu’hier, qu’une démocratisation réelle de l’accès au tourisme international dans ses formes actuelles ou, dit autrement, qu’une généralisation effective à l’ensemble de l’humanité du droit à la mobilité de plaisance déborderait copieusement les capacités d’absorption écologique du globe. Trêve d’hypocrisie, mieux vaut dès lors ne plus souhaiter ce que l’on sait impossible, ne serait-ce qu’en raison du « bilan carbone » cumulé des habitudes consuméristes – passées, présentes et à venir – que seule une minorité de privilégiés est en mesure de s’offrir sans trop d’états d’âme.
Le bât blesse à un autre niveau. Au sein même des hordes touristiques cette fois, car la prétendue démocratisation du tourisme y est aussi une illusion. Si « les pratiques ont été analysées sous l’angle de la diffusion sociale (des classes supérieures vers les couches moyennes et populaires) et culturelle (des sociétés occidentales vers le reste du monde), expliquent Saskia Cousin et Bertrand Réau dans Sociologie du tourisme (2009), la croissance des départs en vacances « s’accompagne d’un creusement des écarts entre les classes sociales : la ‘massification’ n’entraîne pas un nivellement des inégalités. (…) Les catégories supérieures modifient leur style de vie à mesure qu’il se banalise. » Elles disposent en effet de plus de temps libre, de ressources culturelles et de moyens économiques pour ce faire. Consubstantiel des choix touristiques, l’impératif de distinction opère.
Les stratégies de différenciation sociale, conscientes ou pas, jouent à plein. L’enjeu revient à se démarquer, « toujours se singulariser, montrer que l’on sait, mieux que d’autres, jouir du spectacle du monde » (Venayre et al., 2016), en dépit de la relative banalisation du voyage outre-mer.
…
La totalité de l’article :