Si l’explosion du tourisme repose sur sa démocratisation au sein des pays riches, son internationalisation n’en confirme pas moins son caractère inégalitaire, et le discours humaniste de l’OMT, son option libérale.
Révélateurs des disparités Nord-Sud, les flux touristiques creusent les écarts : les tour-opérateurs transnationaux se partagent une part croissante des profits et le « premier monde » s’impose toujours comme le principal émetteur et récepteur des « migrants de plaisance ».
Le texte qui suit est l’éditorial du nouveau livre que le Centre tricontinental (CETRI) de Louvain-la-Neuve vient de publier dans sa collection Alternatives Sud, coéditée chez Syllepse à Paris. Expansion du tourisme : gagnants et perdants.
Extraits
Pour autant, le tourisme est devenu la première source de devises pour un tiers des « pays en développement ». A quels coûts sociaux, environnementaux et culturels ? Privatisation du patrimoine, saccage des écosystèmes, folklorisation des sociétés, consommation des moeurs… la monoculture du tourisme massifié et la diversification tous azimuts de son offre induisent-elles autre chose qu’un « nouvel usage occidental du monde » ? Les initiatives en matière de tourisme éthique veulent le croire. Reste que la réalité du rapport inégal entre « visiteurs » et « visités » et celle, plus globale, du déséquilibre entre promoteurs de l’industrie touristique et populations locales appellent de nouvelles régulations.
Mots clés : tourisme international, démocratisation, libéralisation, développement.
« Fils de l’industrialisation et de la démocratie, bon élève de la consommation et de la mondialisation » selon la formule synthétique de Mimoun Hillali (2003), le tourisme moderne trouve son origine en Occident dans le contexte socioéconomique de l’après Seconde Guerre mondiale et prend véritablement son essor globalisé dans les années 1970. L’augmentation du pouvoir d’achat et de la durée du temps hors travail des salariés a bien sûr joué un rôle déterminant. Fruit des luttes, des politiques sociales et des périodes longues de croissance économique des Trente Glorieuses, elle a ouvert les portes des loisirs de vacances au plus grand nombre.
Conjuguée au rétrécissement des distances réelles et virtuelles du fait de l’explosion des communications, cette élévation du niveau et de la qualité de la vie va aussi consacrer la démocratisation du tourisme international au sein des couches moyennes des pays riches. La libéralisation du marché des compagnies aériennes précipitera, dans un deuxième temps, sa massification et son expansion planétaire. Jadis réservé aux explorations et aux villégiatures aristocratiques d’une poignée de privilégiés, le luxe du voyage d’agrément s’est ainsi étendu en quelques décennies aux deux tiers des populations d’Europe et d’Amérique du Nord, et ces dernières années, croissance des pays émergents aidant, aux nouvelles classes moyennes des autres continents.
Premier poste du commerce mondial
S’il est un constat en matière de tourisme international qui ne prête pas à débat, il s’agit bien de celui de sa forte expansion. Autant la logique de cette dernière, ses formes, sa répartition, ses coûts et ses bénéfices alimentent la controverse – comme nous le verrons plus loin -, autant l’évidence de la croissance accélérée du phénomène impose le consensus. Depuis un peu plus d’un demi-siècle, de 1950 à nos jours, le secteur a enregistré une progression constante (6,5% de croissance moyenne annuelle) et plus rapide encore que celle des échanges internationaux.
De 10 à 20 millions de déplacements touristiques hors des frontières nationales dans l’immédiat après-guerre, on est ainsi passé à quelque 200 millions de vacanciers internationaux en 1975, 500 millions en 1995, 700 millions en 2002 et 808 millions en 2005 ! A ce jour, les estimations de l’Organisation mondiale du tourisme (OMT), tablant sur une croissance moyenne annuelle de 4,1%, prévoient 1 milliard d’« arrivées aux frontières au titre du tourisme » en 2010 et 1 milliard 600 millions en 2020 (OMT, 2006). En nombre absolu de « migrants de plaisance », le tourisme international va donc doubler dans les 15 prochaines années, après avoir quadruplé lors des trente dernières… L’Europe et l’Amérique du Nord, principaux émetteurs de vacanciers (70% du total mondial), enregistrent aussi l’essentiel des arrivées (76% en 1990, 66% en 2005), mais la part des autres continents croît (Asie et Pacifique : 19,3% ; Caraïbes et Amérique latine : 5,4% ; Moyen-Orient : 4,8% ; Afrique : 4,5%).
Source : OMT, www.world-tourism.org.
L’évolution des recettes du secteur suit la même tendance à la hausse : de quelque 300 milliards de dollars en 1990, elles ont atteint en 2005 près de 700 milliards (sans y inclure les recettes du transport international, estimées à environ 17% des gains cumulés du tourisme et du transport). Ces recettes équivalaient en 2003 à approximativement 6% des exportations mondiales de biens et de services et à pratiquement 30% des seuls services. Le secteur touristique, qui représente le premier poste du commerce mondial devant l’automobile et les hydrocarbures, continue à croître 1,3 fois plus rapidement que le produit mondial brut, pour en constituer actuellement plus d’un dixième (OMT, 2005 ; Alternatives internationales, 2004). Créatrice de richesses et fournisseuse de voyages et de loisirs pour un septième de l’humanité, l’industrie touristique pourvoit également quelque 250 millions d’emplois dans le monde.
On a donc affaire à un phénomène majeur des sociétés contemporaines, pas seulement en tant que fait économique de premier plan mais aussi comme réalité socioculturelle d’envergure mondiale. De par l’accroissement de ses flux et le développement de « ses techniques de commercialisation et de gestion à distance », de par le caractère polyfonctionnel, global et réticulaire de son industrie, de par la mobilité de ses clients et de ses capitaux, l’activité touristique supranationale, longtemps sous-évaluée, s’impose comme « un des leviers les plus puissants de la mondialisation » et assume désormais « un rôle central et décisif » dans l’évolution de l’économie internationale et des rapports Nord-Sud (Lanfant, 2004).
Discours légitimateurs
Pareil développement du « fait touristique international » n’est pas survenu et n’a pu s’amplifier dans un vide d’orientations légitimatrices ou de considérations normatives diverses. En la matière, les lectures dominantes et le discours officiel, bien que relativement constants, vont connaître au fil des décennies certaines fluctuations significatives, reflets de la conjoncture internationale ; tantôt dans un processus d’adaptation aux exigences du secteur, tantôt dans une volonté d’infléchissement des pratiques. Trois grands « moments » – ou « écoles », dans la mesure où elles continuent à coexister – sont généralement distingués par les observateurs (Sofield, 2000 ; Cazes et Courade, 2004 ; Lanfant, 2004).
Le premier est celui du plaidoyer – advocacy platform – pour motifs économiques. Dès le début des années 1960, une théorie, particulièrement relayée par le PNUD, la Cnuced, l’OCDE, la Banque mondiale…, va faire florès : si les pays riches sont certes les premiers bénéficiaires du tourisme, celui-ci peut aussi être l’outil de développement des pays sous-développés et singulièrement des petits Etats insulaires, pauvres en ressources naturelles. En y générant des emplois, des devises, des services et des infrastructures, il servira de courroie de transmission des richesses des pays riches vers les pays pauvres. Les atouts de ces derniers ne manquant pas (main-d’oeuvre bon marché inemployée, cadres naturels et culturels, coûts des services, marché foncier peu onéreux, attractivité et nouveauté des produits), leurs bénéfices n’en seront que plus importants. Le tourisme comme « moteur de développement du tiers-monde » est la panacée de la décennie et cette doctrine va légitimer la construction de grandes stations touristiques aux quatre coins du monde.
Le deuxième moment, entamé dans les années 1970, est celui du dépassement des seuls aspects économiques dans la justification du développement du tourisme, pour y ajouter l’idéal de la rencontre interculturelle, de la compréhension et du respect mutuels entre les hommes et entre les sociétés. En réponse aux effets observés de domination et d’acculturation, aux critiques qui prennent de l’importance et aux écarts entre les promesses et la réalité qui écornent la légitimité du développement « par » et « pour » le tourisme, l’Organisation mondiale du tourisme (OMT) en particulier va rappeler les fondements humanistes de son action de promotion et l’inscrire dans la Charte du tourisme de 1980. C’est l’apologie du tourisme « faiseur de paix » et respectueux des environnements culturel et naturel.
Le troisième moment est celui de la montée en puissance, dans le discours de l’OMT et dans certaines pratiques, d’un modèle alternatif au tourisme de masse dont la visibilité de l’impact environnemental commence à déranger. Parallèlement à l’avènement du concept de « développement durable » sur la scène internationale (Commission mondiale pour l’environnement et le développement en 1987, Sommet de la Terre à Rio en 1992), les promoteurs du tourisme vont prendre à leur compte celui de « tourisme durable ». Il s’agit pour l’adaptancy platform de promouvoir de nouvelles formes de tourisme, plus adaptées, plus vertes, plus douces, plus appropriées, plus écologiques… Au-delà, le Code mondial d’éthique du tourisme qui voit le jour en 1999 défend l’idéal d’un « ordre touristique équitable, responsable et durable » qui, parce qu’il n’entend pas brider la formidable croissance de l’activité, doit veiller au « bénéfice partagé de tous les secteurs de la société », à l’« enrichissement du patrimoine culturel », à la sauvegarde de l’environnement, à la justice sociale, aux « droits des groupes les plus vulnérables », aux « valeurs éthiques communes à l’humanité », etc.
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