En Suisse, les bases légales permettant de créer des parcs d’importance nationale sont en vigueur depuis le 1er décembre 2007.
Entretemps, seize parcs ont atteint le stade de l’exploitation et quatre autres sont en phase de création, pour la plus grande joie des associations environnementalistes, Pro Natura en tête, et des touristes du monde entier.
Aménager la nature comme un jardin, est-ce véritablement une aspiration écologiste? Nous avons posé la question à Rodolphe Christin, auteur de «L’usure du monde, critique de la déraison touristique» (L’Echappée, 2014)
Olivier Bardolle, dans son «Petit traité des vertus réactionnaires» (L’Éditeur, 2010), fait la différence entre les partisans «progressistes» de l’amélioration du monde, grâce à son incessante transformation, et ceux, «réactionnaires», qui entendent le conserver, en réfutant l’idéologie du changement. Selon cette grille de lecture, être pour la généralisation des nanotechnologies serait une attitude progressiste, consistant à croire qu’elles résoudront plus de problèmes qu’elles n’en poseront. En revanche, être anti-OGM serait une posture réactionnaire, fondée sur le refus de transformer le vivant. Au plan psychologique, explique Bardolle, les progressistes sont d’incroyables optimistes, confiants dans l’évolution de l’humanité, qui toujours saura régler ses problèmes. Les conservateurs, plutôt pessimistes, se montrent, quant à eux, sceptiques envers les «progrès» promis par les premiers, jugeant la catastrophe imminente et la civilisation occupée à creuser sa tombe.
Alors, vouloir protéger la nature, est-ce une attitude conservatrice et réac’ ou, au contraire, progressiste? Voilà de quoi réfléchir, mais pas trop longtemps. Les grilles de lecture binaires s’avèrent, en effet, toujours réductrices.
Progressistes et réactionnaires se retrouvent cependant sur un point: il faut lutter contre la fin qui nous menace, la tragédie de la mort des corps et des civilisations. Les transhumanistes, comme les écologistes, refusent la mort, et ils le font, chacun à leur manière, au nom du progrès de l’humanité. Tous sont, dans la plupart des cas, des interventionnistes, partisans d’une ingénierie généralisée, pluridisciplinaire.
C’est justement là que le bât blesse. Les sociétés contemporaines, activistes en tout au nom du développement (volontiers durable), de la croissance, du dynamisme, de la course à la compétitivité, de l’augmentation de la performance économique et écologique, sont-elles encore capables de penser, voire d’imaginer, un monde sans ingénierie? Laquelle repose, non sur l’arc et la flèche, non sur la houe, la roue ou la bêche, mais sur l’obsession économique et technologique, en vue de rendre absolue la puissance humaine sur le réel?
Face au déferlement des «innovations technologiques», penser la «nature» est une gageure.
Penser le «déjà là», et le «laisser en l’état», semble une impossibilité de l’intelligence.
Question: l’homme du futur supportera-t-il la «nature», ou bien n’aura-t-il en tête que de la remplacer, y compris pour assurer sa survie par la création d’univers de synthèse, une fois le monde dévasté, l’air devenu irrespirable, la société invivable ?
Le Parc apparaît alors comme le concept permettant de mettre tout le monde d’accord : créons des parcs pour préserver la nature, en délimitant des aires de protection parmi l’économie générale du monde. Créons des parcs pour y élaborer des conditions de vie jugées enviables, pour la faune, la flore, et, pourquoi pas, pour les humains qui en auraient les moyens.
Dans tous les cas, l’idéologie managériale est entrée dans l’ère de sa justification thérapeutique, sur laquelle se fonde l’interventionnisme des ingénieurs, manageurs et autres aménageurs du territoire. Leur credo: certes, notre action rend le monde malade, mais agissons de même pour le soigner, sans jamais remettre en cause les ressorts de notre activisme sans vergogne.
À cet instant survient un acteur, oublié jusqu’ici, doublé d’une catégorie de l’entendement :l e sauvage. Celui qui appartient à la sylve, ou qui, par extension terminologique, relève d’un autre ordre que celui de ma civilisation.
Celui-ci dispose désormais de bien peu d’espace dans un monde aménagé dans ses grandes largeurs. Forcément marginal, il résiste, ou subsiste plutôt, dans les friches inexploitables, les non-lieux du système, ou bien comme un élément lointain du décor, que l’on observe en touriste, que l’on étudie en scientifique, que l’on contemple en puriste, sans plus jamais le vivre. Parce qu’il échappe à la modélisation, le sauvage ne nous intéresse plus vraiment, et nous ne sommes plus disposés à nous intéresser à lui. Or, c’est sur les échanges réels et symboliques que nous parviendrons à établir avec lui, que reposera l’équilibre du monde. Pour cela, se déclarer progressiste ou conservateur est une attitude d’arrière-garde.
Pour laisser le sauvage réapparaître, il faut cesser notre interventionnisme de forcenés, oublier la peur de l’avenir, se défaire de notre volonté de domination, quels qu’en soient les motifs ou les justifications. N’aménageons plus le monde, ménageons-le. Laissons simplement la terre souffler.
«Le voyageur cherchait la liberté et la patrie rêvée, le touriste réclame la sécurité, et il passe toujours plus vite. Le voyageur inventait, trouvait son plaisir dans la lenteur et les risques du voyage, le touriste le veut immédiat, sans effort d’imagination ni fatigue. Le voyageur usant de son esprit, de ses muscles et tous ses sens chassait la différence, le touriste ne tolère que de voir… ce qu’il a déjà vu dans des dépliants touristiques.»
Bernard Charbonneau, Finis Terrae, A plus d’un titre éditions, 2010, p.40