Faut-il renoncer à l’avion ?
Cette question m’a été posée plusieurs fois au cours des 10-15 dernières années, notamment devant des lycéens ou des étudiants, quand je faisais encore des débats « grand public », ce que je ne fais plus : même les meilleures choses ont une fin… Je peux déjà indiquer ma réponse résumée à cette question (délicate, on verra pourquoi dans le second billet) : non, il ne faut pas y renoncer – même si je connais des personnes qui ont fait ce choix par conviction et non par contrainte de revenu –, non, il ne faut pas commencer par culpabiliser les personnes qui prennent l’avion, mais il faut mener des actions collectives de « sobriété » afin d’organiser politiquement, de façon raisonnable et majoritairement acceptée, une nette décroissance du transport aérien. Pas facile, mais possible, on va le voir.
S’il y a un domaine où la décroissance devrait s’imposer sans être imposée de façon autoritaire, c’est bien celui des transports motorisés utilisant les énergies fossiles. Or l’avion est le pire sur le plan du climat (chiffres plus loin). Et il le restera quoi que nous raconte la propagande sur le verdissement du transport aérien ou des aéroports. Je ne vois pas comment on pourrait atteindre l’objectif, dont le GIEC nous montre qu’il est vital pour l’humanité, consistant à rester sous le seuil des + 1,5° d’augmentation de la température moyenne, sans en passer – entre autres politiques de sobriété sur lesquelles je reviendrai dans le prochain billet – par une très nette réduction du recours au transport aérien des personnes (pour des raisons professionnelles ou pour d’autres raisons personnelles) et des marchandises. On ne peut pas à la fois penser qu’il faut en finir au plus vite avec l’extraction des énergies fossiles et ne pas réduire fortement le recours au mode de transport qui en brûle le plus par kilomètre x passager.
Il se trouve que des collectifs, associations et ONG se sont récemment emparées de cet enjeu en créant un réseau « stay grounded » (rester sur terre), dont voici le lien. Elles ont mis au point une « déclaration » fort bien argumentée, dont la version française est accessible. On la trouve également ici, sur le site d’Attac, qui est signataire, avec la liste très impressionnante des organisations membres. Je n’en citerai que de brefs extraits, mais le tout mérite attention. Cette déclaration expose «13 étapes pour un système de transports juste et pour une réduction rapide de l’aviation ». Voici son introduction :
« L’aviation est le mode de transport le plus néfaste [1] pour le climat et une des sources d’émissions de gaz à effet de serre (GES) dont la croissance est la plus rapide [2]. Dans les vingt prochaines années, l’industrie espère doubler le nombre de voyageur.euse.s aérien.ne.s [3]. Une vague massive et globale d’expansion de l’aviation est en place, avec la prévision [4] de près de 1200 projets d’infrastructures aéroportuaires. Beaucoup de ces projets d’aéroports sont parmi les plus coûteux et les plus gros des mégaprojets, un certain nombre étant imposés par des gouvernements servant des intérêts privés.
Alors que moins de 10 % de la population mondiale a déjà mis les pieds dans un avion [5], ce sont principalement les non-voyageur.euse.s qui sont le plus durement touché.e.s par la crise climatique et par les effets négatifs de l’extension des aéroports tels que l’accaparement des terres, le bruit ou les problèmes de santé. Les communautés des pays appauvris [6], qui n’ont pratiquement pas contribué à la crise, sont les plus affectées. Le problème de l’aviation est une petite partie d’une histoire bien plus large d’injustices : il est contraire à la nécessité d’éliminer l’utilisation d’énergie fossile ; il est étroitement lié au complexe militaro-industriel ; il est aussi en lien avec l’influence excessive des grandes entreprises sur les politiques publiques, concernant le commerce, le développement économique et le climat. L’aviation reste dépendante des énergies fossiles même si l’industrie fait la promotion de fausses solutions comme de nouveaux aéroplanes qui n’existent pas encore. De même, les compensations (voir plus loin) et les agrocarburants ne permettent pas de limiter les émissions sans mettre en danger la production alimentaire, la biodiversité et les droits humains ». Fin de citation
L’AVION EST-IL VRAIMENT LE PIRE ?
D’abord, est-il vrai, comme je l’ai écrit, que l’avion est le pire des modes de transport pour le climat ? À première vue ce n’est pas le cas vu que le transport aérien ne représente aujourd’hui que 3 % des émissions mondiales, en fait 5 à 6 % si l’on tient compte des impacts climatiques hors CO2, notamment ses émissions d’eau condensée sous diverses formes, des NOx (oxydes d’azote) et du méthane qui, ensemble, produisent de l’ozone, etc. Voir ce bilan de l’ADEME.
Mais le principal critère est celui des émissions par kilomètre et par passager, et là l’avion émet environ autant par personne qu’une petite voiture avec une seule personne, mais sur des distances moyennes incomparablement plus longues. Ce qui signifie que, dès qu’il y a plus d’une personne dans une voiture petite ou moyenne, alors son bilan carbone au kilomètre x passager, bien que très mauvais, est nettement meilleur que celui de l’avion. Un Paris-Barcelone aller et retour (860 kms x 2) en avion moyen courrier émet environ 200 kgs de CO2 par passager, selon l’éco-calculateur de la direction de l’aviation civile qu’on ne peut pas suspecter de gonfler les chiffres. Cela sans tenir compte des impacts climatiques non négligeables des « traînées », des cirrus, etc. Par comparaison, le Paris-Barcelone aller et retour en train, c’est 4 à 5 kgs de CO2 par passager, soit 40 à 50 fois moins que l’avion…
Un aller et retour Paris-New York (5800 kms x 2), c’est environ autant que si vous faisiez la même distance en petite voiture : plus d’une tonne de CO2 émis par personne (même source). Autant que les émissions moyennes par personne pour le chauffage annuel d’un domicile en France.
Or, pour tenir les « objectifs du GIEC » et tenter encore d’éviter le scénario du pire déjà installé sous nos yeux, il faudrait que les émission moyennes de gaz à effet de serre des Français (leur « empreinte CO2 »), aujourd’hui plus de 8 tonnes par habitant, soient divisées par environ deux en 15 ans, pour atteindre 4 tonnes, et moins par la suite. J’en reparlerai avec le « scénario NégaWatt ». Comment voulez-vous qu’on y parvienne si, avec un ou deux voyages en avion par an, on « bouffe » le quart ou la moitié de ces quatre tonnes ?
La croissance du transport aérien au cours des dernières décennies est effarante : un doublement tous les 15 ans environ. Et comme le mentionne le texte de « Stay Grounded » par lequel j’ai commencé, l’industrie espère un autre doublement dans les 20 ans qui viennent, avec des centaines d’aéroports à construire ou à étendre.
C’est pure folie, sans doute, cela relève même selon moi d’un crime différé contre l’humanité, mais dire cela ne règle pas grand-chose tant qu’on n’a pas avancé sur la question, bien plus délicate, qui ne relève plus des seuls constats écologiques mais aussi de choix de politiques, de société, de modes de vie, de culture, et de choix personnels : on fait comment ? Quels objectifs à 10 et 20 ans et quels dispositifs pour les atteindre ? Avec qui ? Contre qui ? Pourquoi le sujet est-il si délicat quand on sort du petit cercle des écolos convaincus ?
La suite dans le prochain article