Une réflexion d’Annie Ernaux sur les gilets jaunes ; une autre d’Antoine Spire
Même si elle ne partage pas toutes leurs idées, l’écrivaine soutient les gilets jaunes, explosion sociale contre un pouvoir qui «ignore la vie des gens». Elle y voit une résurgence d’une mémoire de la révolte et de l’égalité.
Annie Ernaux s’attendait à «quelque chose». Dès les premières mobilisations le 17 novembre, l’auteure de Mémoire de fille (Gallimard 2016) s’intéresse aux gilets jaunes dans lesquels elle voit une insurrection contre le mépris d’un pouvoir. Pour l’écrivaine, Emmanuel Macron, déconnecté du réel, fait preuve d’un «inconscient de classe». Celui-ci s’exprime aussi bien dans ses paroles – «les gens qui ne sont rien» – que dans son attitude -évoquer la crise depuis l’Argentine comme si la situation française comptait moins que l’état du monde. Elle a signé la semaine dernière dans Libération une tribune où elle appelle, avec d’autres intellectuels, à la convergence des gilets «jaunes, verts, rouges, roses» .
«Depuis l’élection d’Emmanuel Macron, il y a un mauvais climat. Pas de désespoir, le mot serait trop fort, plutôt une perte d’espérance. Vous savez, je pense à cette phrase de Diderot dans le Neveu de Rameau sur la dignité : « Cela se réveille à propos de bottes. »
«Il a suffi d’une taxation de trop pour que le sentiment de ne pas compter, de n’être rien, explose. Je vois dans le mouvement des gilets jaunes une insurrection contre un pouvoir qui méprise, un gouvernement qui ignore la vie des gens. J’ai encore le souvenir de mes parents disant : « Avant 1936 et le Front populaire, l’ouvrier n’était pas compté. » Aujourd’hui, il y a une grande partie de la population, toutes professions confondues, qui éprouve ce sentiment-là. A juste titre.
«Ce sentiment d’être méprisé est plus profond que sous Sarkozy ou Hollande. Cela tient à la personnalité d’Emmanuel Macron. Ce qui me frappe chez lui, c’est sa déconnexion du réel et cet inconscient de classe qui refait surface malgré lui, même s’il a beau être fort en communication. Le répertoire est connu, il y a les « gens qui font » et ceux qui « ne sont rien », l’utilisation de la définition « classes laborieuses » qui renvoie aux « classes dangereuses » de l’historien Louis Chevalier. En ces jours même, s’exprimer comme il l’a fait depuis l’Argentine et rester silencieux en France, est une façon de manifester que le monde, l’univers et sa stature internationale comptent plus que le pays qui l’a élu. En pleine colère des gens, il va visiter le chantier de la transformation de l’Elysée. Ces travaux fastueux seraient-ils plus intéressants que la situation sociale ? Et depuis le 1er décembre, il impose orgueilleusement l’attente de son Verbe. Rester le maître des horloges, quelle phrase, quelle notion outrecuidante. Pourquoi ne s’est-il pas exprimé avant le dernier samedi de mobilisation ? N’est-il pas, en ce sens, comptable aussi des violences à Paris ? Il attise la colère.
«Le lieu de la contestation a un sens politique et social, voire culturel. Ce n’est pas parti de Paris mais des régions et ce sont les quartiers riches de la capitale qui sont le champ de bataille de ceux qui n’y habitent pas, n’y viennent quasiment jamais, des provinciaux ou des habitants de la grande banlieue. Et l’Elysée, c’est un peu le Versailles de l’Ancien Régime. C’est peut-être en raison de l’origine composite, provinciale de la colère, de sa formulation parfois brutale, que finalement peu d’intellectuels, d’écrivains et d’artistes, se sont déclarés solidaires du mouvement des gilets jaunes, de « ces gens-là » comme je l’ai entendu.
«Je ne partage pas toutes les idées des gilets jaunes, tant s’en faut, et, au début, des propos et des incidents racistes m’ont fait craindre le pire, je peux comprendre que dans un premier temps beaucoup d’écrivains aient pu être rebutés. Mais maintenant ? Cela ouvre un abîme de réflexion sur les rapports réels et imaginaires entre les intellectuels et le reste de la population.
«Il est clair, quand on va dans un hypermarché, que les gens n’arrivent pas à boucler leur fin de mois. Sur les tapis de caisse, ce sont les produits les moins chers et les promotions qui sont choisis. Il y a dans ce mouvement une demande sociale évidente. Une demande politique aussi, le désir d’une participation citoyenne.
«Ce que devrait dire Macron ? Son geste le plus fort serait de rétablir l’ISF mais il ne le fera pas. Le gouvernement lâche des petites choses, il ne propose pas l’équivalent d’un Grenelle, ni de revaloriser le smic. Comme en 1789, dont le langage est très présent durant ce conflit même dans ses excès – jusqu’à des allusions à la guillotine -, il faudrait mettre en place des cahiers de doléances. Revaloriser le smic aussi.
«Quand Macron ou d’autres parlent de nouveau monde, ils n’ont pas de mémoire. Mais cette mémoire revient quand on s’y attend le moins. Une vieille mémoire de la révolte et du désir d’égalité qui est bien plus vivante dans les couches populaires que dans la bourgeoisie. Quand j’étais enfant, je me souviens de ma mère disant : « On n’est plus au temps des rois. » C’était le pire régime qu’il soit. On avait tous en mémoire Victor Hugo, l’écrivain du peuple et de la République. Il n’y a pas de nouveau monde, ça n’existe pas, il y a un monde qui continue, se construit, et il contient le passé.
*********** **************
Gilets jaunes : “La fiscalité est centrale dans le pacte républicain”
Parmi les revendications des Gilets jaunes, une violente remise en cause de l’impôt. Prélèvements injustes, opaques… Selon le sociologue Alexis Spire, le pacte fiscal entre l’Etat et les citoyens semble rompu.
Des préfectures et des mairies incendiées, un président hué, l’Arc de Triomphe vandalisé, des morts et des blessés… Le mouvement des Gilets jaunes, insurrection moderne d’une France des classes populaires et moyennes, s’inscrit dans la durée. Aujourd’hui considérablement élargies et disparates, ses revendications premières portaient sur l’augmentation de la taxe sur le carburant : une révolte d’abord dirigée contre l’impôt, comme la France en a connu beaucoup à travers son histoire. Ce ras-le-bol fiscal, le sociologue du CNRS Alexis Spire, spécialiste des transformations de l’Etat et de la sociologie des inégalités, l’explore dans un passionnant ouvrage issu d’une longue enquête de terrain : Résistances à l’impôt, attachement à l’Etat (éd. Seuil, 2018). Sur la base de rencontres avec des contribuables à leur domicile, aux guichets des finances publiques, de la sécurité sociale des indépendants ou encore de l’Urssaf, il dessine un pacte fiscal en pleine crise, pétri de contradictions, d’incompréhensions et d’injustices. Un pacte pourtant « au cœur du contrat social et de la citoyenneté » de notre pays depuis la Révolution française.
La violence exprimée par certains Gilets jaunes vous a-t-elle surpris ?
Oui, car elle n’avait pas eu cette intensité dans les récentes mobilisations autour de l’impôt. Beaucoup de mots d’ordre recoupent ce que j’ai entendu lors de mon enquête, ainsi que dans le Finistère auprès des Bonnets rouges [qui protestaient en 2013 contre la fiscalité des véhicules polluants, ndlr]. Mais j’ai été véritablement surpris du caractère massif du mouvement, inédit, et qui a la double particularité de n’être circonscrit ni à un territoire, ni à une profession ou un statut comme l’étaient les mobilisations de syndicats de transporteurs à propos des carburants, ou des indépendants contre leur régime social… L’ampleur des violences m’a également étonné. Tournée contre des préfectures, des mairies, des bâtiments publics, cette colère est le symptôme d’une puissante fronde contre l’Etat, qui dépasse largement le cadre fiscal et dont il est extrêmement difficile de savoir si elle est minoritaire ou non… Je remarque que, quand il s’agit d’impôt, l’opinion publique comme le pouvoir font preuve d’une certaine mansuétude à l’égard des débordements, comme dans les années 1970 quand des actes violents avaient accompagné la révolte fiscale menée par le syndicaliste Gérard Nicoud… Sur ce terrain, les gouvernants manient leurs réponses avec prudence et une certaine fébrilité, redoutant tout risque d’escalade. Probablement parce que la fiscalité est le poumon de l’Etat : son pouvoir de recouvrer l’impôt est consubstantiel à son existence même.
Les révoltes antifiscales ont jalonné l’histoire de France. Celle des Gilets jaunes échappe-t-elle aux typologies classiques ?
Il y a effectivement une longue histoire des mobilisations contre l’impôt, toujours associées à des questions de survie économique, de pouvoir d’achat et de rapport à l’Etat. Il est difficile de comparer les mouvements contemporains à ceux de l’Ancien Régime, mais souvenons-nous que les premières revendications de la Révolution française concernaient, déjà, les injustices liées à l’impôt. La fiscalité est centrale dans le pacte républicain, et la Révolution l’a placée au cœur du contrat social et de la citoyenneté. Les Etats généraux de 1789 ont abouti au principe essentiel dont nous avons hérité : le consentement à l’impôt, que les citoyens acceptent à condition qu’il soit juste et décidé démocratiquement.
Ce consentement semble aujourd’hui largement fissuré…
Le consentement à l’impôt renvoie à deux choses différentes. D’abord, le fait de se conformer à la loi, de payer son dû. Cet aspect n’est pas menacé : selon l’administration, 95 % des professionnels et des particuliers remplissent leurs déclarations fiscales. Même la Bretagne affiche un très fort civisme fiscal, en dépit de sa longue histoire de contestation politique contre les taxes. Et pour l’heure, les Gilets jaunes ne formulent pas d’appel à la grève de l’impôt. C’est la deuxième dimension, aujourd’hui fortement en crise, qui révèle les fractures de la société française : celle de l’acceptation politique de l’impôt et de sa répartition, de la manière dont l’Etat utilise l’argent qu’il récolte. La colère monte notamment parce que la part des prélèvements proportionnels (comme la TVA ou la CSG), dont les taux sont les mêmes pour tous, quels que soient les revenus, et qui pèsent donc plus lourd dans les budgets modestes, augmente sans cesse au détriment de la part de l’impôt sur le revenu, qui lui, est progressif
Ces fractures traduisent une opposition entre Paris etles régions mais mettent aussi à jour des populations intermédiaires, jusqu’àprésent noyées dans la classe moyenne…
Beaucoup de contribuables s’identifient en effet à la classe moyenne, avec lesentiment d’être pris en étau entre les nantis qui pratiquent l’évasionfiscale, et les démunis qui sont assistés par des prestations.Sociologiquement, les Gilets jaunes sont un mouvement des classes populaires,des ouvriers et des employés, et des petites classes moyennes, si l’on considèreles retraités en fonction de leur ancienne profession. La résistance à l’impôtprend plusieurs formes : les classes populaires protestent contre l’injustice, mais d’autres résistances sont beaucoup plus discrètes, comme, par exemple, toutes les possibilités de niches fiscales, plus nombreuses à mesure quel’on grimpe dans la hiérarchie sociale. Il y a pour les plus aisés une infinitéde savoir-faire, de négociations, pour actionner des mécanismes dedéfiscalisation qui permettent de résister efficacement à l’impôt. Sans compterque les discours d’adhésion ne correspondent pas toujours à la pratique : j’ai rencontré des restaurateurs totalement convaincus du bien-fondé de l’impôt, qui fraudent pourtant sur leur chiffre d’affaires ou le nombre d’heures de leurs salariés…
Des contribuables notent que plus ils sont taxés, plus les services publics s’effritent, et regrettent la disparition du rapport humain avec les fonctionnaires des impôts…
Les réformes des services publics conduisent à des suppressions de postes au profit d’une administration sans guichet, à distance et numérique. Ce changement ne touche pas les citoyens de manière égale selon leur lieu de vie, leur niveau de diplôme, leur catégorie socioprofessionnelle. Ceux qui sont en bas de l’échelle sociale se trouvent privés d’agents d’accueil, d’interlocuteurs auxquels ils pourraient expliquer leurs difficultés. Cette mutation se fait donc au prix d’une aggravation de la fracture sociale et territoriale.
Que voulez-vous dire en écrivant : « L’Etat organise son illégitimité » ?
Je désigne l’invisibilité de très nombreux biens et services qui sont financés par l’impôt au sens large (l’ensemble des prélèvements, taxes, cotisations sociales, etc.), sans que les citoyens en aient conscience. Par exemple, beaucoup de Français qui placent leur enfant à l’école privée sous contrat ignorent que l’Etat en finance une grande partie, notamment en payant les enseignants. Ils ne savent pas non plus que l’Etat subventionne de nombreuses infrastructures culturelles ou sportives. Certains bénéficient aussi de prestations sans se rendre compte qu’elles sont financées par l’impôt : la moitié des gens qui touchent des allocations familiales sont convaincus de ne recevoir aucune aide de l’Etat. Or, quand on ne voit pas ce que l’impôt finance, il peut paraître illégitime. Il y a un coup de projecteur puissant sur l’argent détourné, les scandales d’optimisation, d’évasion fiscale. Mais l’usage quotidien de l’argent public, lui, est très largement opaque. Ainsi, lors de la suppression de la taxe d’habitation, personne n’a expliqué à quoi servait cette taxe, ni ce qui allait disparaître. Il y a un consensus politique pour baisser les prélèvements obligatoires, mais sans jamais préciser à quels services il faudra renoncer.
Pourquoi ce déficit de communication sur l’emploi de l’argent des impôts ?
La totalité du texte d’A. Spire en pièce jointe :