La vie dans nos sociétés hyper-technicisées, artificialisées et où beaucoup sont esclaves de boulots qu’ils n’aiment guère rend la fuite de plus en plus désirable pour beaucoup de nos contemporains.
Même s’il n’est que provisoire sous le nom de vacances, ce besoin a bien évidemment été capté, amplifié, dirigé par la publicité. Ou, comment un désir humain fondamental est réintégré dans un circuit économique en pleine expansion.
Bernard Charbonneau, ce précurseur de la décroissance, déjà en 1937, analysait le phénomène du tourisme et prévoyait son dévoiement dans un texte prophétique : « Le sentiment de la nature, force révolutionnaire »[1].Il disait : « Le loisir, une rigolade ? Non, c’est le travail artificiel imposé par la société actuelle qui mérité d’être traité avec ironie ; nos loisirs, affaire secondaire ? Mais c’est le seul moment où nous pouvons vivre sans arrière-pensée, chemise ouverte, faisant des calembours, connaissant enfin la joie d’apaiser notre faim et notre soif. ». Il y a 80 ans, il décrivait poétiquement la récupération du besoin de nature par une affiche publicitaire : « Une rue sous la pluie, mais un employé soulève une tenture, dévoile une échappée sur la montagne neigeuse où se détache un sapin solitaire, un wagon arrêté, un quai recouvert de neige où sont posés un sac et une paire de skis, une vallée se reflète dans la vitre. Faire l’expérience de ces affiches, c’est prendre conscience de la puissance de la publicité et faire la philosophie du sentiment de la nature auquel elles s’adressent ».
Voyons comment, en 2018, la publicité joue sur la même corde sensible : site internet, photos sublimes de paysages du sud-est asiatique et cette phrase : « C’est sans doute une envie d’évasion qui vous a conduit à nous. Notre engagement est de rendre accessibles des lieux retirés, de favoriser la rencontre avec les populations pour goûter l’authenticité (…) permettre de s’insérer dans la réalité humaine et géographique du pays sans la perturber ».Une authenticité très encadrée réservée à une minorité favorisée : 10 jours pour 2.219€ sans le transport aérien…
Ce luxe pour privilégiés qui se croient écolos est plutôt minoritaire et c’est le touriste ordinaire que draguent surtout les publicités. Pour cela, low cost et all inclusive sont de rigueur pour faire croire aux gogos qu’ils peuvent se permettre les rivages de la méditerrané en deux coups d’aile. Les suppléments viendront plus tard… Kérosène non taxé, exploitation des travailleurs locaux, destruction de l’environnement local sont les conditions qui rendent possible le tourisme de masse qui devient une véritable nuisance
Un secteur économique en croissance
Si la publicité touristique prend de l’ampleur, c’est parce que le secteur devient une priorité économique, en particulier pour certaines régions. L’Europe publie sur ce sujet des statistiques éclairantes[2]. Si ce sont l’Espagne, l’Italie et le France qui comptent le plus de nuitées dans des établissements touristiques (300, 200 et 125 millions), ce sont la petite île de Malte et la Croatie qui connaissent la plus grande intensité touristique (21 et 18 nuitées par habitant). On comprend que dans certaines régions, les indigènes en ont ras-le-bol. Au-delà des résistances locales, s’est mis en place le réseau SET (villes du Sud de l’Europe face au Tourisme de masse) qui organise des actions de protestations et moyens de pression communs afin de « poser des limites à l’industrie touristique », voire viser sa décroissance, dans une série de lieux : une dizaine de villes espagnoles, dont Majorque, Barcelone et Madrid, les Iles Canaries, Lisbonne, Venise et la République de Malte. « Industrie » : le terme décrit exactement ce qu’est devenu le tourisme de masse pour des multinationales. Les gouvernements, dans leur logique productiviste, soutiennent évidemment cette industrie. Il faut dire que le tourisme représente 18,3% du PIB de la Croatie, 13,2% de celui de Malte, 6,8% de celui du Portugal et… 2,5% de celui de la Belgique.
Mais d’où viennent ces cohortes de touristes ? Là aussi Eurostat fournit des chiffres précis : en 2016 les Allemands ont fait 256 millions de voyages, les Français 196 millions, les Britanniques 149 millions et les Belges… 16 millions. Cela ne veut cependant pas dire que tout le monde parte en vacances : si 89% des Finlandais partent au moins une fois en vacances par an, ce ne sont que 35% des Grecs qui ont ce plaisir. En Belgique, ce seraient 62% des résidents qui voyagent, c’est-à-dire quand même 38% qui ne quittent jamais leur domicile. Et pour ceux qui partent, les inégalités sont très grandes, entre les 11,2% qui partent pour un voyage court de 1 à 3 nuitées dans le pays et les 53,2% qui partent pour plus de 4 nuits dans des voyages au long cours, entre ceux qui ne prennent qu’une fois des vacances (40%) et ceux qui partent plusieurs fois (17%).
Les modes du moment
Le sentiment de nature est très naturellement utilisé pour attirer les clients potentiels. Cela donne des offres apparemment assez écologiques : tentes (berbères ou tipis indiens de préférence), yourtes, péniche, terriers, grottes, cabanes flottantes ou nichées dans les arbres. Le retour aux rêves d’enfants et l’immersion profonde dans une nature aussi sauvage que possible sont des appâts fort employés ces dernières années. 200 ou 300€ la nuit quand même, alors que le camping, parfois vraiment sauvage lui, est une formule très bon marché mais qui est aujourd’hui réservée à une minorité qui a encore quelques restes d’esprit aventurier. Le confort bourgeois et le besoin de sécurité pousse la plupart à ne prendre des risques que très mesurés et très encadrés. La réclame pour ce type de vacances pseudo-naturelles est généralement promue non pas par des formules habituelles de publicité mais par des reportages « informatifs » insérés dans des émissions télévisées. En ces mois d’été, pas un JT où ne passent 5 à 10 minutes de « reportages » sur ces vacances « insolites » dont aussi les nuitées dans des lieux de prestige (palais, châteaux, églises…). Mais là, une nuit peut atteindre les milliers d’€…
On assiste donc à un embourgeoisement progressif du tourisme. Quand on voit ce qu’est devenu le club Med, créé en1950 sur une plage de Majorque par un joueur de water-polo belge avec des tentes et du matériel de cuisine achetés aux surplus de l’année américaine et où les clients devaient mettre la main, on mesure l’évolution et la croissance économique incroyable vécue dans nos sociétés. Pas étonnant que les Sénégalais de la côte de Casamance appellent Club Merd cet établissement de luxe protégé par de sévères milices pour les empêcher de venir y vendre quelques babioles qui les aideraient à survivre…
Le tourisme durable, ça n’existe pas
Contrairement à ce que tentent de faire croire certaines pubs, tout touriste a un impact sur les lieux qu’il fréquente. En quelques décennies, beaucoup des côtes méditerranéennes de l’Europe ont été sévèrement abîmées par les constructions destinées au tourisme de masse. Maintenant, c’est l’Afrique du nord, la Turquie, et l’Asie du sud-est qui sont défigurées. Les états-uniens d’occupent, eux, de coloniser touristiquement l’Amérique du sud.
Un reportage édifiant vient de passer sur Arte : La montagne, nouvel Ibiza. On y voit comment des montagnards durs au gain ont transformé de paisibles villages et de belles vallées en station de sports d’hiver gigantesques et continuent à aplanir les montagnes au bulldozer pour le plaisir des skieurs. Paradoxe : cette course au productivisme dont ils sont un des éléments provoque un tel réchauffement de la température qu’ils doivent multiplier les canons à neige consommateurs de quantités énormes d’eau et arrêter les stations les moins élevées (nouveaux villages abandonnés en perspective ?). Et, comme à Ibiza, la nature (mer ou montagne) n’est plus qu’un prétexte pour de folles nuits dans des dancings identiques à ceux des villes.
Voyager, c’est bien autre chose que le tourisme qui, encadré par une publicité racoleuse, n’est plus qu’un prétexte à trouver des endroits emblématiques où l’on pourra faire un selfie de soi pour prouver aux connaissances qu’on a été à l’un de ces places to be. Voyager, c’est prendre le risque de la rencontre de l’autre, la possibilité d’être profondément changé par la découverte qu’il existe autre chose que son train-train plutôt médiocre. Et puis, concluons avec l’avertissement de Bernard Charbonneau : « Ce n’est pas d’un dimanche à la campagne [une quinzaine aux Seychelles] dont nous avons besoin mais d’une vie moins artificielle ».
Alain Adriaens ; kairos.be
[1] Ce texte vient d’être réédité, avec d’autres textes pionniers de l’écologie politique, dans Nous sommes révolutionnaires malgré nous, Bernard Charbonneau, Jacques Ellul, Seuil, Anthropocène, 2014 [1937], 18€ et est accessible gratuitement en ligne sur La Grande mue, le site dédié à la pensée de Charbonneau :
https://lagrandemue.wordpress.com/2016/03/01/le-sentim
[2] http://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php