Les damnés de la terre polluée
La Campanie est devenue une décharge à ciel ouvert, où l’incurie, la corruption et le crime organisé ont concouru à empoisonner le sol.
Dans ce petit appartement du cœur de Naples, où les stores baissés ne laissent entrer qu’un filet de lumière, la vie s’est arrêtée depuis bien longtemps. Même la perpétuelle rumeur venue de l’extérieur ne semble arriver ici qu’étouffée. Et alors qu’on était sorti quelques instants sur la terrasse, histoire de prendre son souffle et un peu de courage avant de commencer l’entretien, la vue d’un toboggan et d’une balançoire branlante, juste en bas, dans la cour, a achevé de donner à l’ensemble de la scène une lourdeur irrespirable.
Maria Caccioppoli, 42 ans, des cheveux noirs et des airs de madone, a perdu son fils de 9 ans en 2013, des suites d’un cancer du cerveau. A la voir si fragile, tapotant fiévreusement sur son téléphone comme pour se donner une contenance, tout en articulant à voix basse quelques réponses à peine audibles, sans même lever les yeux, on s’est un instant demandé si l’entretien pourrait vraiment avoir lieu.
Puis, en une seconde, tout a changé. Ses yeux clairs ont cessé de chercher dans la pièce un point d’appui invisible pour nous fixer, avec une dureté insoupçonnée. Et sa voix, soudain forte et assurée, n’a plus tremblé que pour trahir sa colère.
« Dieu n’a pas voulu ça. Ce n’est pas une fatalité, tout ça c’est à cause de ces connards de merde, lance-t-elle froidement, en détachant chaque syllabe, avant de raconter l’histoire de son fils. Il est né en 2003. Tout allait bien jusqu’à ce qu’on lui découvre un glioblastome multiforme, en 2012. Au début, les médecins ne voulaient pas y croire. Ils m’ont demandé plusieurs fois où on habitait, ce qui pouvait expliquer la maladie dans notre environnement… C’était un cancer du cerveau sans espoir, le genre de maladie qu’on peut attraper à 60 ans, mais jamais à 8. Mon fils est mort un an après. Et depuis ce jour, je vais partout où on m’invite pour raconter mon histoire. Je suis devenue une activiste. »
Région maudite
Maria Caccioppoli a perdu son enfant alors qu’elle avait 37 ans. Depuis, elle a voué sa vie à une perpétuelle quête de justice. Car elle en est persuadée : s’il est tombé malade et s’il en est mort, c’est qu’elle a eu le tort, quelques années plus tôt, de partir s’installer à Casalnuovo di Napoli.
« Nous voulions du calme, de la nature, fuir le centre de Naples », se souvient-elle. Casalnuovo, ce n’est pas vraiment la campagne, plutôt une des excroissances tentaculaires et un peu anarchiques de la métropole napolitaine, au nord de la ville. Une agglomération de moins de 50 000 habitants, sans charme, qui a poussé de façon désordonnée dans la seconde moitié du XXe siècle, à la faveur du décollage industriel du pays.
Mais la vie y était moins chère et l’air y semblait meilleur qu’au centre de la ville, alors Maria Caccioppoli et son mari ont déménagé en 2003. Ce qu’ils ne savaient pas encore, c’est qu’ils venaient de s’installer au beau milieu d’une zone qui allait acquérir, plusieurs années après, une célébrité nationale, héritant au passage d’un surnom terrible : « Terra dei fuochi », littéralement « Terre des feux ». Une région maudite, constituée de 55 communes à cheval sur les provinces de Naples et de Caserte, transformée en décharge à ciel ouvert, où l’incurie des citoyens, la corruption des puissants et le crime organisé ont concouru à empoisonner le sol, au point de mettre gravement en péril la santé des habitants.
« Au début, nous ne savions rien. Puis, quand les histoires ont commencé, on pensait que nous n’étions pas concernés, que ça n’arrivait qu’aux autres. Et puis après, il était trop tard… »
Monceaux de déchets domestiques ou industriels
En 2016, Maria et son mari sont retournés vivre à Naples, après treize années à Casalnuovo. Ils n’ont même pas le droit d’espérer recommencer à zéro pour surmonter l’épreuve. Atteinte d’une maladie rare, Maria Cacioppolia a appris, peu après la mort de son fils, qu’elle ne pourrait plus avoir d’enfant. Alors, dans son nouvel appartement, elle a reconstitué la chambre de son enfant mort, comme un mausolée, et elle consacre toutes ses forces à faire connaître le calvaire des habitants de la « Terre des feux ».
Au commencement, il y avait la « Campania felix » (« Campanie heureuse », en latin). Un pays de cocagne, qui, aux yeux des anciens, semblait béni des dieux. N’est-ce pas là que, au temps des guerres puniques, Hannibal, victorieux de Rome, se serait endormi, profitant des « délices de Capoue » qui allaient causer sa perte ? Une terre volcanique, donc plus fertile qu’ailleurs, la douceur du climat méditerranéen et la lumière du Sud en plus… Pendant des siècles, la région de Naples a été vue comme un véritable paradis sur terre. Comment a-t-elle pu, en quelques décennies, prendre ce visage meurtri ? La question devient vite obsédante quand on explore les environs de Naples et de Caserte.
Sur les bords des routes, à l’abandon, des monceaux de déchets domestiques ou industriels. Vieux meubles, voitures calcinées, pots de peinture, amiante ou chutes de tissu… Sur des centaines de kilomètres carrés, plusieurs milliers de décharges improvisées parsèment une campagne luxuriante et bucolique.
En hiver, ce sont les pluies et le ruissellement des eaux souillées qui polluent les sols. Mais dès que les températures s’élèvent, à la fin du printemps, certaines d’entre elles commencent à s’enflammer, plus ou moins spontanément, empoisonnant l’air que les hommes respirent. Depuis fin 2013, le fait de mettre le feu à une décharge sauvage est puni, en théorie, de trois à cinq années d’emprisonnement. Mais est-il possible de mettre un carabinier devant chaque tas d’ordures ? Comme une terrible fatalité, la région tout entière semble confrontée à une crise insoluble, sans issue.
Quand l’armée gardait les décharges
A l’été 2007 a éclaté à Naples, au vu et au su de toute l’Italie, et bientôt du monde entier, la fameuse « crise des déchets », qui, en réalité, couvait depuis une quinzaine d’années.
Pendant plusieurs mois, les ordures s’entassent dans toute l’agglomération, faute d’endroit où les retraiter. Chacun fait mine de découvrir que la région est placée depuis 1993 sous le régime de l’« état d’urgence », et que les déchets de l’agglomération napolitaine sont du ressort d’un commissariat aux compétences élargies, mais qui n’arrive pas, faute de volonté politique et d’accord entre les différents intervenants, à résoudre le problème de l’absence d’infrastructures dignes de la troisième agglomération d’Italie.
Le gouvernement Prodi accélère la construction de trois incinérateurs, malgré l’opposition des populations. Faute de solution locale, des trains entiers de déchets domestiques sont envoyés vers l’Allemagne pour y être incinérés, on mobilise l’armée pour garder les décharges… La situation semble inextricable.
Revenue au pouvoir en mai 2008, la droite berlusconienne fait de la crise des déchets le symbole de l’incurie de la gauche et promet de résoudre le problème en quelques mois. Le premier conseil des ministres du gouvernement Berlusconi est délocalisé à Naples, de grands chantiers sont lancés et les communes de l’agglomération mises en demeure de mettre en place une collecte différenciée sous peine d’être mises sous tutelle.
Dommages irréversibles sur l’environnement
En décembre 2009, l’état d’urgence est levé, et le gouvernement claironne que la crise est finie. Sur place, la réalité est tout autre. Le gigantesque incinérateur d’Acerra, qui devait brûler 2 000 tonnes de déchets par jour, n’en élimine guère plus de 500, et les monceaux d’ordures continuent à s’accumuler, dans l’indifférence générale.
La « crise des déchets », dans son urgence, a eu pour effet paradoxal de détourner l’attention du cœur du problème, et de masquer, tel un écran de fumée, les maux des habitants des « Terres des feux », auquel aucune réponse n’a été apportée.
L’expression « Terra dei fuochi », en référence aux innombrables colonnes de fumées toxiques qui parsèment la région chaque été, est apparue pour la première fois en 2003, dans un rapport de la plus importante association écologiste d’Italie, la Legambiente.
Mais c’est un enfant du pays, le journaliste et écrivain Roberto Saviano, auteur du livre Gomorra, devenu un film puis une série à succès, qui l’a popularisée et lui a donné une notoriété internationale. Dans ce roman-enquête atypique, qui s’est vendu à plus de 2,5 millions d’exemplaires en Italie et vaut à son auteur d’être « condamné à mort » par la Camorra, les environs de Naples et de Caserte sont décrits comme des zones intégralement contrôlées par le crime organisé, avec le consentement d’une large part de la population, voire la complicité de certains agriculteurs, qui acceptent, moyennant finances, l’enfouissement clandestin de déchets toxiques sur leurs parcelles.
Un enfer où sont déversés chaque année, dans la plus parfaite illégalité, plusieurs millions de tonnes de déchets toxiques, au prix de dommages irréversibles sur l’environnement ainsi que sur la santé des 2,5 millions d’habitants.
La production agricole en danger
Un endroit illustre, à lui seul, l’ampleur de la destruction environnementale en cours : c’est le réseau de canaux construit durant le règne des Bourbons, au XVIIIe siècle, qui avait vocation à assainir la zone et à permettre sa mise en culture. Pour les besoins d’une enquête judiciaire, l’inspecteur Pietro Papapicco, de la Guardia di Finanza, les a arpentés méthodiquement, d’Avellino, à l’est, jusqu’à Castel Volturno, sur les bords de la mer Tyrrhénienne, où débouchent ces canaux. Ce travail titanesque lui a pris quatre années. Depuis son départ à la retraite, il vit en Pologne, mais il a accepté de nous guider dans ce labyrinthe, à l’occasion d’un de ses passages dans la région.
« Ce qu’il faut voir, c’est qu’on parle d’un milieu naturel extraordinaire, souligne-t-il, alors qu’on roule au ralenti sur une route de campagne longeant un canal. Jusqu’aux années 1970, c’était un petit paradis. Ici, tout poussait, et on trouvait toutes les espèces d’oiseaux possibles. Et puis il y a eu l’industrialisation de la région, qui a commencé à changer les choses. Six grandes stations d’épuration ont été installées, tandis que les canaux, un à un, ont été cimentés. Les rejets illégaux d’eaux polluées et de déchets industriels en tout genre se sont multipliés et, en vingt ans, tous ces canaux sont devenus de véritables décharges à ciel ouvert. Mais c’était le décollage économique, la modernisation, il n’y avait pas de contrôles et personne ne s’intéressait à l’environnement… Les choses n’ont commencé à bouger qu’il y a une dizaine d’années. »
En 2006, Pietro Papapicco est chargé par les magistrats de Caserte, avec des collaborateurs issus de plusieurs agences nationales, d’une enquête exhaustive. Tous les canaux et leurs affluents sont cartographiés, de façon à trouver l’origine des eaux qui s’y déversent.
« Dans le même temps, le travail des grandes centrales d’épuration a été examiné. Et il s’est vite avéré qu’elles n’épuraient pas grand-chose », poursuit le carabinier retraité. Des centaines d’infractions sont constatées, le scandale est national. Mais les dommages sont irréversibles, et ces canaux, que le cinéaste et photographe Folco Quilici montrait il y a un demi-siècle comme de véritables oasis luxuriantes, semblent aujourd’hui vus, par les habitants eux-mêmes, comme les cicatrices honteuses d’une modernisation incontrôlée.
Les mutilations du paysage mettent en péril un des rares atouts dont jouit l’économie locale : l’excellence de sa production agricole. Car ces décharges à ciel ouvert, que l’on découvre au détour de chaque chemin, à la sortie de chaque virage, voisinent avec d’innombrables serres et vergers, qui produisent des fruits et légumes vendus dans le monde entier.
Mais le symbole de la renommée planétaire de l’agriculture campanienne, c’est un autre produit : la mozzarella de bufflonne. En 2008, ce fleuron de la gastronomie locale avait dû être retiré de la vente pour cause de contamination à la dioxine, un scandale sanitaire dont le souvenir subsiste, en Campanie, comme une plaie ouverte.
L’ombre de la Camorra
« Pour nous faire taire, les pouvoirs publics nous accusent d’être irresponsables, et de mettre en danger toute l’agriculture locale », dénonce Enzo Tosti, militant écologiste rencontré à Orta di Atella, à mi-chemin entre Naples et Caserte.
« Malgré l’urgence sanitaire et nos demandes, il n’y a pas eu d’enquêtes sérieuses de la part des pouvoirs publics, poursuit-il. Je suis allé me faire analyser le sang, à mes frais. Quand le médecin est arrivé avec mes résultats, il a commencé en me demandant dans quel genre d’industrie chimique j’avais travaillé… Ce n’est pas logique, je vis à la campagne, je n’ai jamais travaillé dans l’industrie, ces chiffres proviennent forcément des déchets ! » Puis il confie que lui aussi est tombé malade, sans vouloir être plus précis sur le sujet.
« La prétendue crise des déchets n’était pas une crise, continue-t-il. Car le problème ne vient pas des déchets domestiques, mais des déchets industriels : pour vous donner un ordre de grandeur, on estime que l’Italie produit annuellement 30 millions de tonnes de déchets domestiques, et 135 millions de tonnes de déchets industriels… Or, le problème, c’est que les chiffres des déchets domestiques sont crédibles, tandis que ceux des déchets industriels reposent sur de simples déclarations ». Le militant cite l’exemple de Calvi Risorta, dans la province de Caserte, où l’entreprise, Pozzi Ginori, qui faisait des salles de bains et des carrelages et utilisait des solvants et des colorants, avait pris l’habitude d’enterrer ses déchets sur les lieux mêmes de l’usine. « Ils ont empoisonné 2 millions de mètres cubes de terre. On a gagné, aujourd’hui, et l’entreprise a été condamnée, mais au début, nous avions tout le monde contre nous, même les syndicats ! »
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