Une alternative attire spontanément la sympathie sinon le soutien.
Pas de tout le monde, bien sûr, mais tout de même de beaucoup, parfois même ceux et celles qu’on n’attendait pas forcément. Le succès d’un film comme Demain ne s’explique pas autrement. On y découvre comment de nombreuses petites initiatives ici et là finissent par tisser des liens entre des luttes discrètes qui, lorsqu’elles sont prises ensemble, prennent de l’ampleur.
L’environnement mobilise depuis longtemps déjà, les abeilles menacées de plus en plus exposées aux pesticides, les poissons électrifiés en mer par les instruments de pêche, les forêts intertropicales qui disparaissent, la fonte des glaces et des glaciers, l’accaparement des meilleures terres par des spéculateurs, sans parler du désastre climatique qui se prépare… Bien d’autres luttes mobilisent les ardeurs que ce soit la pauvreté, la santé, la cohésion sociale, l’agriculture, la mobilité, les monnaies locales, la presse et les médias, le logement, l’énergie, l’accueil des migrants, la justice… Rares sont les domaines qui ne sont pas investis par la créativité et les alternatives militantes.
Ces initiatives sont portées par des associations ou des personnes qui prennent parfois des risques considérables. La société civile est à l’avant-garde de tels engagements mais les autorités publiques, malgré la méfiance qu’elles inspirent à juste titre, ne sont pas forcément en reste. Rares sont les États qui ne comptent pas à leur actif l’une ou l’autre initiative significative. De plus en plus, les États prennent des mesures qui « vont dans le bon sens ». Modestement, lentement, imparfaitement, sans aucun doute, mais tout de même ils contribuent à consolider des tendances novatrices ou rénovatrices. On doit s’en réjouir car toutes ces initiatives, privées ou publiques entretiennent l’espoir et permettent de se dire qu’en fin de compte « tout n’est pas encore foutu ».
Un regard plus attentif conduit toutefois à soulever des questions. Il y a quelques jours seulement, Alain Tihon déclarait ceci dans la chronique qu’il anime dans ce même journal : « qu’il s’agisse du climat, de la finance, de la démocratie, du “vivre ensemble”, le Titanic fonce sur l’iceberg bien visible, qui va le détruire et tout le monde débat de la manière de ranger les transats sur les ponts ! »[1] On ne peut plus perdre de vue la catastrophe climatique vers laquelle nous nous dirigeons : que va-t-il se passer dans 20 ou 30 ans ? Nul ne le sait mais il est certain que ce sera grave et qu’il y aura un avant et un après.
Face aux alternatives, notamment celles de la transition, deux séries de questions se posent, deux séries qui me préoccupent profondément. La première est inévitable : même lorsqu’elles sont prises ensemble, nos alternatives font-elles vraiment une différence ? Quelle différence ? Pour qui ? Sur quoi ? Et comment le vérifier ? La seconde série est plus dérangeante : jusqu’à quel point nos alternatives ne participent-elles pas aux maux qu’elles proclament combattre ? Dans quelle mesure ne rendent-elles pas efficace le système qu’elles proclament vouloir transformer ? Est-on vraiment certain qu’elles ne lui redonnent pas une nouvelle jeunesse ? Se peut-il que nos alternatives soient en fin de compte les meilleures alliées du désastre qui s’annonce ?
Ces deux séries questions me préoccupent particulièrement. Elles renvoient toutes les deux à un constat : le système économique dominant aujourd’hui, celui qu’on a pris l’habitude de nommer capitalisme, se reproduit précisément en inventant des solutions à des problèmes qu’il a lui-même générés. Et justement ses solutions s’appuient le plus souvent sur nos idées et nos innovations. Je vais le dire plus clairement : depuis plusieurs siècles, ce système économique repose sur la fabrication et la marchandisation de solutions, souvent très créatives et même régulièrement profondément humaines, reconnaissons-le. Ses solutions partagent cependant une caractéristique singulière : dans leur sillage, elles inventent chaque fois la nouvelle gamme de problèmes, de manques et de besoins qui relancera l’hégémonie du système dominant, cela en même temps qu’elles lui garantissent le passage à la phase suivante de son histoire.
De nouveaux problèmes, de nouveaux besoins appellent de nouvelles solutions. De nouvelles solutions engendrent de nouveaux problèmes. Et ainsi de suite. Dans cette dynamique, les nouveautés ne manquent jamais. Bien sûr, avec les nouvelles solutions, une toute nouvelle dynamique économique, de nouveaux rapports sociaux, de nouvelles manières de produire et de consommer émergent alors systématiquement, redonnant une nouvelle jeunesse au capitalisme.
Au départ, ce sont justement des solutions à petite échelle, promues par des hommes et des femmes de qualité qui, à première vue, n’affichent rien de ce qui pourrait faire penser au capitalisme. Steve Job et Stephen Wozniak n’étaient pas des fauves du capitalisme lorsqu’ils chipotaient dans un garage pour mettre au point les solutions informatiques nouvelles qui ont donné naissance plus tard au géant Apple. Peut-être qu’ils ne pensaient même pas à faire du profit, mais simplement à passer du bon temps et à se donner à fond à leur passion. Il en va de même pour la plupart des initiatives qui visent explicitement à sortir du « système ». Pourtant, même lorsque la volonté d’en sortir est proclamée, rares sont celles qui y parviennent mais, surtout, rares sont celles qui ne contribuent pas d’une manière ou d’une autre à alimenter ce cycle fondateur : problèmes à solutions à nouveaux problèmes à nouvelles solutions. Avec chaque fois le même effet : relancer le système capitaliste sur de nouvelles bases, lui garantir une nouvelle hégémonie triomphante. Chaque besoin satisfait crée un nouveau besoin et, bien entendu, un nouveau marché, de nouvelles rentes et de nouveaux profits, sans oublier une nouvelle redistribution des places et des avantages, de nouvelles élites, de nouveaux nantis mais aussi de nouveaux pauvres, de nouveaux exclus.
Aujourd’hui, pratiquement aucune initiative ou alternative, qu’elle se revendique de la transition ou pas, n’échappe à ce mécanisme de base : solutions à problèmes à nouvelles solutions à nouveaux problèmes, chaque nouveau problème, chaque nouvelle solution créant sa succession de besoins nouveaux d’où surgiront marchés, marchandises, profits, rentes, élites, nantis, pauvres et exclus.
C’est ainsi que nos alternatives contribuent bon gré mal gré à façonner le capitalisme de demain, quand bien même elles proclament l’inverse. J’ai pris l’habitude de qualifier ce genre d’alternatives de « dérisoires » dans la mesure où elles aboutissent à l’inverse de ce qu’elles visent : elles redonnent une nouvelle jeunesse et renouvellent la puissance de ce qu’elles veulent changer.
La question de savoir comment on fabrique des alternatives dérisoires ne fait pas grand mystère. La procédé est simple et découle en ligne droite de ce qui précède : un problème se déclare (un problème est un symptôme), il appelle une solution (qui le plus souvent n’est rien d’autre qu’une action sur le symptôme). Sitôt qu’on a affaire à une alternative qui s’attache pour l’essentiel à éliminer ou à traiter un problème réduit à un symptôme à éliminer, on est certain d’avoir affaire avec une alternative dérisoire, quelle que soit sa nature ou sa vocation. L’action déclenchée, surtout si elle est originale et efficace, ne manquera pas de (re)générer rapidement le trio attendu : marché, rente et profit et la distribution des places qui lui sied (élites, nantis, pauvres et exclus). L’alternative est ainsi aussitôt instrumentalisée : sa finalité, aussi généreuse qu’elle puisse avoir été à son origine, se réduit tôt ou tard à générer du profit et de la puissance pour quelques-uns aux dépens de la multitude, quelque soit son emballage discursif ou narratif. L’alternative – son alternative – devient alors une belle histoire qu’on raconte. Si on a du talent, on transformera son initiative en épopée, avec ses héros et leurs légendes.
Pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi forcément ainsi ? Regardons attentivement nos alternatives. Que voyons-nous dans la plupart des cas ? Que finalement le contenu de l’initiative – les formes sociales qu’elle emprunte, leur domaine, leur territoire – en tant que tel importe peu. Que ce n’est pas ce qu’on fait alternativement qui fait une différence ni a fortiori ce qui crée une rupture dans le capitalisme ordinaire. Au contraire, il s’en nourrit. Pour agir sur ce dernier, pour l’infléchir, il faut aller au-delà des formes toujours nouvelles qu’il emprunte et qu’il récupère habilement à son profit, il faut corroder ses fondements. Lesquels ? Ceux qui lui ont garanti son hégémonie. Ils ne sont pas nombreux mais, par contre, ils sont vivaces et particulièrement bien enracinés, notamment dans notre imaginaire, et jusque dans nos corps. Ici, je les nommerai, pour mémoire, avant d’en parler plus en détails dans les chroniques à venir.
Il y a tout d’abord l’appropriation privative et déprivative. Soyons clairs, je ne parle pas ici de propriété privée au sens général mais plus simplement du droit reconnu à des individus (isolés ou en réunion, par exemple réunis sous la forme d’une société par actionnaires) à s’approprier exclusivement pour eux – en général contre autrui et le plus souvent aux dépens d’autres ailleurs – ce qui importe à l’activité individuelle ou collective, en général les ressources pour entreprendre, produire et vivre ensemble. Le droit de posséder privativement de telles ressources et donc le droit de déposséder en toute légitimité ceux qui en détiendraient, sont au cœur du capitalisme.
Ensuite, il y a la capacité à transmettre de génération en génération, en général à ses héritiers de sang, le patrimoine qu’on a pu accumuler pendant sa vie. C’est ainsi que des dynasties de puissants et de dominants en arrivent à se perpétuer, de mère en filles ou fils, de père en fils ou filles, de manière à ce que l’accumulation ne soit en aucune manière entravée et que le cycle de domination puisse se perpétuer avec un maximum de prévisibilité.
Ensuite encore, il y a le système de régulation, la grande machinerie à produire les lois, les règles, les normes actuellement, une machinerie actuellement encore – mais pour combien de temps ? – entre les mains des États qui proclament agir au bénéfice et au nom de tous et de chacun. Aujourd’hui, il apparaît que, dans le meilleur des cas, ces États sont instrumentalisés par des minorités de possédants soucieux de consolider leur félicité et leur pouvoir d’agir. Les États ou désormais les institutions montantes qui prétendent de plus en plus en tenir lieu, et tout l’appareillage démocratique[2], sont plus que jamais les instruments par lequel le capitalisme prospère durablement à nos dépens.
Enfin, il y a la monnaie, disons même l’argent[3], les systèmes de dette financière, tout ce qui rend possible les équivalences et la mesure de tout au moyen de signes ou de matières qui font office de valeurs, tout ce qui permet la fongibilité universelle et la marchandisation de tout. Les systèmes financiers et par conséquent les banques sont les fidèles arpenteurs du capitalisme. Sans argent, pas de possibilité d’abstraction, pas d’accumulation financière et dès lors pas de capitalisme.
Appropriation, accumulation, régulation et argent, voilà quatre fondements. Mais, avouons-le, ils ne seraient rien sans la colonisation de notre imaginaire, c’est-à-dire sans notre capacité à penser mais aussi à rêver, sans notre « pouvoir imaginer ». Car le capitalisme, en fin de compte, et c’est pourquoi il est si solide, pour ainsi dire inoxydable, est devenu au fil des générations notre manière d’être, de parler, d’agir, de nous entendre et de faire société, il est devenu la culture dominante, c’est-à-dire ce stocks d’impensés qui nous gouvernent sans qu’on y pense, cet arsenal de mots, de gestes, de raisonnements en stock qui normalise – et invisibilise – tout ce qui justement ne devrait pas être normal dans des sociétés humaines. Nos corps et nos volontés sont devenus le capitalisme. Ce dernier n’est plus la « chose » des grands, des nantis ou des élites, le capitalisme c’est simplement nous jusque dans le dernier repli de notre conscience et de notre peau. Voilà pourquoi il est devenu si difficile de le combattre : partir en guerre contre ce système, c’est d’abord partir en guerre contre soi-même. Pire : contre la partie de soi que sans doute on préfère, celle qui nous réjouit particulièrement. C’est déjà beaucoup mais ce n’est pas tout : parmi les piliers de notre imaginaire, le capitalisme s’appuie sur ce petit rouage qui fait tourner notre pensée et que pour la facilité j’appellerai la « raison spéculative », cette façon si spéciale qui nous transforme tous et chacun en habiles petits calculateurs, en efficaces comptables des flux et reflux de toute action.
Soyons clairs : tant que nos alternatives laissent intacts de tels fondements, c’est-à-dire tant qu’elles n’affectent pas, même à la marge, les modes d’appropriation, d’accumulation et de régulation, tant qu’elles laissent l’argent lubrifier les rouages de notre quotidien, tant qu’elles laissent la raison spéculative orchestrer notre inconscient et nos corps, nos alternatives restent dérisoires, elles préparent simplement le spectacle que nous offrira le capitalisme de demain.
Pour se détacher de la dérision, nos alternatives doivent « faire coup double ». Elles doivent bien entendu s’attaquer aux défis de l’heure, le climat, la pauvreté, la violence, les inégalités, l’énergie, la biodiversité… et même le plus efficacement possible (c’est le premier coup). Mais, en même temps, avec la même force et avec la même créativité, elles doivent aussi s’attaquer aux fondements du système qui fabrique tous ces maux avec notre complicité involontaire (c’est le second coup). C’est à cette seule condition qu’on peut commencer à parler de demain autrement qu’aujourd’hui. C’est à cette seule condition qu’on peut commencer à envisager que nos alternatives ne soient plus mises efficacement au service de la fabrication du capitalisme de demain, à notre insu, à nos frais. C’est à cette seule condition qu’on peut déclarer droit dans les yeux qu’on n’est pas des collaborateurs du désastre qui s’annonce.
Dans les chroniques qui suivront, je m’attacherai à clarifier et explorer ces grands chantiers que sont le déboulonnage de l’appropriation, de la régulation et de l’accumulation privatives, l’émancipation de l’argent, la neutralisation de la raison spéculative comme clef de voûte de l’imaginaire contemporain, ou d’autres encore. Tant bien que mal car le travail – les enjeux et les défis – sont immenses[4].
Philippe De Leener ; https://pour.press/
[1] Alain Tihon, POUR, chronique en date du 23/10/2018
[2]– On a conservé l’habitude de parler de « démocraties » (au pluriel) pour valider la puissance des dominants et des gagnants, des démocraties qui au mieux, de nos jours, parviennent à porter au pouvoir des groupes ou parfois simplement des personnages qui incarnent et donnent un visage à des majorités. Les récents avatars électoraux brésiliens ou hongrois doivent nous convaincre que ce qu’on appelle « nos démocraties » sont sans doute devenues tout autre chose, quelque chose qui ressemble fort à une manière populaire de désigner son maître et ses serviteurs.
[3]– Je n’ai pas la place ici de distinguer entre monnaie et argent.
[4]– Les lecteurs impatients peuvent dès à présent se rabattre sur notre ouvrage récent : De Leener, P. & Totté, M. Transitions économiques. Pour en finir avec les alternatives dérisoires. Vulaines-Sur-Seine (France), Éditions Le Croquant, 2017.