Le règne des « bisounours tueurs »

Il y a bisounours et bisounours !

Dans le but de discréditer les personnes proches des milieux écologistes, certains les qualifient de bisounours sous prétexte qu’ils « veulent protéger les fleurs et les petits oiseaux », sont pacifistes, mangent peu ou pas de viande par respect du vivant ou récusent les stratégies prônées par un certain Machiavel… Ce ne sont pas ces « doux »-là dont je voudrais vous entretenir aujourd’hui mais d’une autre variété de bisounours : ceux qui font mine de ne supporter aucune violence et dénoncent dès lors la moindre expression un peu forte d’une opinion.

Certes, il n’y a pas le moindre doute là-dessous : c’est une très bonne chose que dans nos sociétés européennes, dites développées, la violence soit en très forte régression. Non seulement les statistiques le prouvent mais l’état d’esprit de la toute grosse majorité de nos contemporains rejette la violence, qu’elle soit tournée vers les personnes et même contre les objets. Par exemple, ces derniers temps, une puissante évolution a fort heureusement eu lieu pour dénoncer les violences faites aux femmes, cristallisée dans les mouvements #MeToo ou #BalanceTonPorc.

 

Le mépris de classe

Mais on est en droit de se demander si certains n’utilisent pas ce rejet de la violence pour discréditer les modes d’action ou les manières de s’exprimer qui sont plutôt celles des classes dominées dans nos sociétés. Par exemple, on se souviendra du « très propre sur lui » Poujadas posant trois fois de suite la même question à je ne sais plus quel politique : « Mais est-ce que vous la condamnez, cette violence ? », à propos des directeurs des ressources humaines (sic) qui avaient eu – oh horreur ! – leurs chemises arrachées alors qu’ils fuyaient une action syndicale. Cette violence était apparemment « insupportable » aux yeux du présentateur télé. Les 2.900 employés licenciés (cause de l’action « violente » dénoncée par tous les médias aux ordres), leurs semaines, leurs mois, leurs années de galère, voire leur vie gâchée, ça c’est une violence invisible aux yeux de la caste des winners.

On assiste donc à une évolution culturelle, soutenue par certains tenants du pouvoir, qui diabolise même tous ceux qui ont le malheur de tenir des propos sur un ton un peu plus haut que celui des « élites » auto-proclamées. Ces derniers temps, le pauvre Jean-Luc Mélenchon est la victime d’une campagne dans les médias français suite à sa réaction très courroucée lors de la perquisition à son domicile et dans les bureaux du parti qui est le sien. Il faut dire que Jean-Luc ne fait pas toujours dans la dentelle et il ne manque pas de dire en face tout le mal qu’il pense de certains. Il devrait prendre la leçon chez d’autres qui débitent des propos fielleux avec le sourire et le mépris condescendant qui est la marque de la classe dominante.

Il faut dire que Mélenchon, malgré sa grande culture et son expérience politique, ne parviendra sans doute jamais à adopter ces pratiques hypocrites qui, pourtant, sont souvent bien plus blessantes qu’une gueulante. Il restera sans doute toujours marqué par ses origines très modestes qui lui ont appris la colère des opprimés et les modes de résolution des conflits des classes populaires. Il est symptomatique de constater que, dans le paysage médiatique français, une autre personnalité connue partage le même opprobre de « sale caractère » : Michel Onfray, qui bien que le philosophe le plus prolifique et unanimement reconnu, a le gros défaut d’être, lui aussi, fils d’ouvrier agricole et héritier de la colère (pas toujours rentrée) de ceux qui en ont socialement bavé.

 

Hégémonie culturelle

Ce que je veux dénoncer ici est donc la disqualification de ceux qui n’ont pas acquis assez tôt l’habitus des classes dominantes qui, elles, savent planter un couteau dans le dos de l’adversaire avec distinction. C’est là, à côté de bien d’autres éléments, la preuve de l’hégémonie culturelle d’une classe qui méprise avec élégance les manières d’être, d’agir et de parler des travailleurs. D’ailleurs, quand ceux-ci ont l’outrecuidance d’utiliser les pauvres armes dont ils disposent encore, comme la grève, ne sont-ils pas traités de « preneurs d’otages », voire de quasi terroristes. Etonnant : quand on leur envoie les forces de l’ordre pour les remettre à leur place, les méthodes très musclées alors déployées ne sont guère critiquées par nos doux éditorialistes car elle est « légitime », cette violence de l’État bourgeois.

Les activistes de la nouvelle génération, soit qu’ils soient mieux insérés dans la logique dominante, soit qu’ils savent que la violence est contre-productive, adoptent d’autres tactiques qui, parfois parviennent à mettre en évidence la violence du système.

J’avoue parfois regretter que l’on ne soit plus capable de régler les conflits (qui sont toujours là et même parfois plus forts) par une bonne engueulade. J’ai toujours été surpris, lorsque je vivais en Algérie, de voir les gamins des rues échanger force horions et, puis repartir, bras dessus, bras dessous, quelques minutes plus tard, copains comme… (j’allais dire cochons mais ce serait une gaffe en terre musulmane, même si le cochon ici est une déformation du vieux français soçon, venu lui-même du latin socius, « compagnon »). J’en ai conclu (expérience personnelle) qu’un coup de poing dans la g… (remarquez mon évitement de toute grossièreté populaire…) fait mal moins longtemps qu’un propos perfide appliqué au bon endroit.

 

L’irruption du peuple en colère

Les lignes qui précèdent ont été écrites avant la mobilisation surprenante des gilets jaunes. Sur le site de POUR nous avons, d’urgence et avec un peu plus de recul, tenté de décrire et d’analyser ce mouvement inédit et de voir les réactions qu’il suscite. Il adopte des formes d’action qui ne sont pas celles des organisations policées. Les paroles entendues reflètent parfois (et même parfois à l’excès) cette violence de ceux qui en ont trop bavé, qui n’en peuvent plus, non pas d’être dans la misère profonde mais de ressentir une injustice qui ne fait que croître et embellir. Et donc, la réaction de ceux que j’ai appelés « bisounours tueurs » est de discréditer tout ce peuple en révolte en surfant sur les excès inévitables engendrés par un mouvement spontané et donc incontrôlé et incontrôlable. Bien sûr, parmi les gens blessés, laissés de côté, fâchés… certains imaginent que c’est l’extrême droite qui va les défendre. C’est une erreur évidente mais le rôle de ceux qui croient détenir la juste solution n’est-il pas de les éclairer plutôt que de les maudire ?

Une belle illustration de cette option de ne pas jeter l’opprobre sur les gens de peu qui râlent sans comprendre quel est leur véritable ennemi est ce passage d’un texte de Frank Lepage, ce militant de l’éducation populaire, connu pour avoir créé le concept de conférences gesticulées, qui critique durement ceux qui disent « Les gilets jaunes, non merci ! », du haut de leur morgue de nantis (culturels ou économiques) : « Gilets jaunes non merci ? Arguments souvent cités : ils n’étaient pas là pour défendre les services publics, les cheminots, le droit du travail… et là ils veulent que je défende leur consommation, ce sera sans moi. Il y a là-dedans des gens d’extrême droite. Ils ne sont pas plus écolo que mon genou. Ils sont racistes. Ils n’ont pas d’analyse politique, ce sont d’égoïstes consommateurs accrochés à leurs bagnoles, etc. (…) Si nous caricaturons les gilets jaunes comme des beaufs racistes, amoureux du foot et du Tour de France et incapables d’analyser ou de revendiquer plus loin que leur bouchon de réservoir, nous reproduisons la même représentation du peuple que celle que Macron a dans la tête. Nous sommes en phase. Et c’est bien parce qu’il les prend pour des crétins incultes qu’il fera l’erreur de ne pas “céder à la rue”. Il les déteste, il les méprise. Et nous ? »

 

pour.press