En alertant l’opinion publique, les scientifiques mettent leur carrière en danger, et ils se placent souvent en marge de leurs pairs
Les scientifiques doivent-ils, à l’instar des ministres, « fermer leur gueule ou démissionner » ? André Lamontagne, le ministre québécois de l’agriculture, a implicitement répondu par l’affirmative, le 24 janvier, en congédiant Louis Robert, un agronome chevronné attaché au ministère de l’agriculture, des pêcheries et de l’alimentation de la Belle Province.
L’intéressé a été reconnu coupable d’avoir transmis à la presse des documents mettant en cause l’intégrité de la recherche publique canadienne sur l’usage des produits phytosanitaires. Le chercheur avait protesté en interne, en vain, avant de faire fuiter à des journalistes de Radio-Canada une note ministérielle confidentielle.
Celle-ci est accablante. Elle révélait que le Centre de recherche sur les grains (Cérom), un organisme financé à près de 70 % par des fonds publics et notamment censé travailler à la réduction de l’usage des pesticides en agriculture, était piloté par un conseil d’administration dominé par les grandes sociétés commercialisant des pesticides.
La note mettait surtout en évidence les incroyables manquements produits par ce conflit d’intérêts : déclarations du président du Cérom en opposition avec les résultats des travaux conduits par l’organisme, chercheurs contraints d’endosser des conclusions tronquées ou toilettées, voire poussés à ne pas publier leurs travaux… « Une chercheuse a même subi des pressions sur son cellulaire personnel de la part d’une grande multinationale vendeuse de pesticides, qui avait été informée de ses recherches et de son numéro de téléphone », rapportait Radio-Canada en mars 2018.
« C’est ma décision et je suis très à l’aise avec »
La presse canadienne s’honore de ne pas avoir laissé le lanceur d’alerte en rase campagne. Elle a donné un large écho à l’affaire, contraignant le ministre à s’expliquer, ce qu’il a fait, imperturbable. « Je peux juste vous dire que c’est ma décision et que je suis très à l’aise avec », a-t-il déclaré le 30 janvier. Liberté académique et devoir d’intégrité sont ainsi tranquillement foulés aux pieds. Le pouvoir politique assume sans ciller la remise en cause de ces principes, sans craindre ni l’opprobre ni l’indignation publics.
Que cela se produise dans un pays comme le Canada est d’autant plus inquiétant que, voilà quelques mois, au Danemark, un autre scientifique lanceur d’alerte, Peter Gotzsche, a subi le même sort que Louis Robert. Il ne s’agissait pas d’agronomie mais de recherche biomédicale. Les enjeux sont toutefois analogues : sanctionner un scientifique qui ose porter dans le débat public des éléments de connaissance préjudiciables à certains intérêts.
Professeur de médecine, virulent critique de l’industrie pharmaceutique, M. Gotzsche n’est pas seulement l’un des pères fondateurs du mouvement de la médecine fondée sur la preuve (evidence-based medicine) : il est aussi l’auteur de plus d’un demi-millier d’articles publiés dans la littérature savante et sans doute le chercheur danois actuellement le plus cité dans son domaine. Mais ni sa notoriété ni son envergure scientifique, pas plus que les protestations qu’a suscitées son renvoi du Rigshospital et de Copenhague, n’ont fait plier la ministre de la santé du Danemark.
Persister courageusement
Comme les pressions qu’exerce l’administration Trump sur les scientifiques des agences de recherche ou d’expertise fédérales américaines, ces exemples récents appellent à la vigilance. D’autant que, en France, une dizaine de chercheurs d’universités ou d’organismes de recherche publics se sont récemment exposés en alertant publiquement les autorités sur le danger sanitaire et environnemental présenté selon eux par certains fongicides (dits « SDHi »), dont l’usage s’est généralisé en agriculture depuis le milieu des années 2000.
L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) estime que leur alerte n’est pas constituée, mais les intéressés persistent courageusement et ont réitéré par écrit à l’agence, le 30 janvier, leurs inquiétudes.
Les scientifiques lanceurs d’alerte ont plus que jamais besoin de protection. Non seulement ils mettent leur carrière en danger, mais ils se placent souvent, par leur démarche, en marge de leurs pairs, agissant à rebours d’une culture professionnelle qui valorise plus la preuve que la précaution, et plus le consensus que l’alerte.
L’idée que les lanceurs d’alerte seraient superflus puisque toute alerte valable serait lancée par l’ensemble des savants est caduque
Des historiens et des sociologues des sciences américains ont décrit cette tendance par une expression difficilement traduisible : « Erring on the side of least drama » (« tendre vers le moins dramatique »). « Cette tendance découle, selon nous, des valeurs fondamentales de la science que sont l’objectivité, la rationalité et l’impartialité, écrivent-ils dans Global Environmental Change. Celles-ci amènent les scientifiques à être souvent sceptiques à l’égard de toute affirmation qui pourrait susciter une réaction émotive. »
A suivre les auteurs, l’idée que les lanceurs d’alerte seraient superflus puisque toute alerte valable serait immédiatement lancée par l’ensemble des savants est donc caduque : la posture scientifique est plutôt celle du doute. C’est pourquoi nous avons besoin de lanceurs d’alerte.
L’historienne des sciences Naomi Oreskes (université Harvard) prend souvent pour exemple le climat. A la fin des années 1980, le climatologue James Hansen a été le premier à mettre en garde aussi fermement les pouvoirs publics contre le réchauffement. Celui-ci, disait-il, commençait à être tangible. Pour sa propre communauté, il s’avançait un peu trop ; en 1989, la revue Science titrait : « Hansen contre le reste du monde ». Peu de monde, parmi les spécialistes, doutait que le problème fût réel, mais nombre d’entre eux pensaient l’alarme un peu prématurée. La suite est connue : depuis, rapport après rapport, le diagnostic n’a cessé de s’aggraver.
Stéphane Foucart ; lemonde