«Les rues sont notre Parlement»

 Aruna Roy revient sur la crise agraire et la contestation sociale qui secouent le pays. 

En avril et mai, les élections législatives du Lok Sabha, la Chambre basse du Parlement, dans « la plus grande démocratie du monde », auront lieu État par État. La compétition entre le BJP (Parti du peuple indien), la formation nationaliste et conservatrice au pouvoir, le Parti du Congrès, d’orientation socialiste-libérale et dominé par la dynastie Nehru-Gandhi depuis plus de 70 ans, et de puissants partis régionaux, notamment au Bengale-Occidental, au Tamil Nadu, en Orissa et au Kerala, promet d’être féroce.

La précarité croissante qui frappe la population indienne s’invite au cœur de la bataille électorale. Et c’est l’heure du bilan pour le gouvernement. En novembre 2016, le premier ministre a annoncé du jour au lendemain que les billets de 500 et 1 000 roupies, soit 86 % de l’argent en circulation, ce qui représentait environ 320 milliards de dollars, n’avaient plus cours. Le retrait de cette monnaie avait pour but officiel de porter un coup d’arrêt au financement d’activités illégales et à l’économie souterraine.

Le choc de cette démonétisation a eu de lourdes conséquences pour les plus pauvres, pour un résultat très contestable : selon un rapport de la Banque de réserve indienne, la vaste majorité, soit 99,3 % des billets démonétisés, est revenue dans les caisses du système bancaire. L’introduction d’une TVA unique sur les produits et services en juillet 2017, censée unifier le système national de taxation indirecte, a achevé de déstabiliser les classes moyennes et populaires, touchées de plein fouet par la hausse des prix.

Depuis, la croissance a repris à plus de 7 %, mais en janvier le chômage touchait 7,1 % de la population, selon le Centre de surveillance de l’économie indienne, dont un quart de jeunes entre 15 et 29 ans. Selon un rapport officiel, très commenté, le chômage est à son plus haut niveau depuis 45 ans. Cinq ans après son élection, une des promesses phare de la campagne de Modi, « Make in India », visant à créer 100 millions d’emplois d’ici à 2022, en est au stade embryonnaire.

« La situation du chômage est aggravée par le fait que les créations d’emplois ont pratiquement disparu même dans les secteurs à forte intensité de main-d’œuvre. Le phénomène de fermeture et d’arrêt des industries et les prévisions de pertes d’emplois énormes dans le secteur des technologies de l’information alimentent les débats », a déclaré Tapan Sen, secrétaire général du centre des syndicats indiens, branche ouvrière du Parti communiste-marxiste, à lHindustan Times.

Même les plus fervents soutiens de Modi ont perdu patience. Rencontré sur une route himalayenne en septembre dernier, Bharat, 26 ans, est un ingénieur mécanique originaire du Tamil Nadu, l’État à l’extrême pointe sud du sous-continent. « J’ai voté BJP pour la promesse que le parti comblerait le manque d’infrastructures du pays et en particulier dans ma région. Ils ont effectivement mis en place Internet et des banques en ligne mais n’ont pas aidé les agriculteurs pendant les très graves sécheresses de ces dernières années et l’effondrement des prix du marché des produits agricoles. Le BJP veut moderniser le pays avant de répondre aux besoins essentiels des populations », estime-t-il désormais.

Depuis les années 1990, l’agriculture indienne s’enfonce dans une crise aux proportions terrifiantes. Les dernières statistiques officielles publiées en 2011 font état de 300 000 suicides de paysans croulant sous les dettes depuis 1995 et de 15 millions de paysans qui ont cessé leur activité depuis 1991, l’année où les premières réformes de libéralisation et d’ouverture au libre-échange ont été introduites par le gouvernement de Manmohan Singh.

Née en 1946, Aruna Roy est une activiste indienne qui a cofondé en 1987 Mazdoor Kisan Shakti Sangathan (Union des forces des travailleurs et des paysans), une des plus importantes organisations de défense des droits civiques du pays. Le MKSS a commencé à lutter pour des salaires équitables, en tentant de comprendre pourquoi les travailleurs employés par le gouvernement, par le département des travaux publics par exemple, étaient peu payés, voire pas du tout. Face au refus des autorités de lui fournir les données demandées, l’association a lancé une campagne pour la loi sur le droit à l’information, finalement promulguée en 2005. Avec un slogan : « Nous saurons, nous vivrons. » Entretien.

 

Comment la situation des travailleurs a-t-elle évolué ces cinq dernières années ?

Aruna Roy : Au cours des cinq dernières années, la situation des travailleurs s’est détériorée du point de vue des garanties juridiques. Rien n’a été fait dans leur intérêt. 93 % de la main-d’œuvre indienne se trouve dans le secteur non organisé, et beaucoup souffrent du chômage et du sous-emploi. Le seul programme d’aide aux pauvres efficace, le Mahatma Gandhi National Rural Employment Guarantee Act (MGNREGA) [établi en 2006, le plus vaste système de protection sociale au monde a pour objectif de garantir au moins 100 jours d’emploi salarié par an à chaque foyer rural – ndlr] a été fragilisé et il est devenu très difficile d’obtenir un emploi avec ce programme. Une campagne visant à protéger l’héritage du MGNREGA a été lancée récemment. En outre, le nouveau système de contrat dont dépendent les travailleurs ne protège plus tous leurs droits.

 

Pourquoi les manifestations de masse se succèdent-elles depuis quelques mois ?

La démonétisation a mis beaucoup de petites et moyennes entreprises dans une situation précaire de pénurie et d’endettement pendant des mois. Beaucoup ne s’en sont jamais relevées. Des millions de personnes ont perdu leur emploi. Que les travailleurs descendent en masse dans la rue est compréhensible dans ce contexte et les manifestations constituent toujours un excellent outil pour les travailleurs. Depuis le début du MKSS, nous déclarons que les rues sont notre Parlement et un lieu pour discuter de politique.

 

Les grands syndicats ont-ils assez de pouvoir pour porter les revendications populaires ?

Les syndicats traditionnels sont très importants mais ils ne touchent qu’une très petite partie de la main-d’œuvre. Ils ont certainement été affaiblis au cours des cinq dernières années et leur pouvoir de négociation avec les entreprises et le gouvernement a été réduit. Ils ne sont plus aussi efficaces. Néanmoins, les manifestations organisées par de grands syndicats auront toujours un impact sur une certaine partie de la population, car le seul mode de communication efficace pour toucher les citoyens à grande échelle et les informer de leurs droits reste l’action directe dans la rue. Et parce que les médias grand public ne relaient pratiquement pas l’actualité de ces mouvements sociaux.

Que pensez-vous des formes d’action politique alternatives telles que le théâtre de rue ? Pensez-vous qu’un mouvement de masse de boycott de certains produits, à l’image de la Marche du sel initiée par le Mahatma Gandhi, pourrait être un moyen de pression envisageable ?

Le théâtre et les techniques de communication ont joué un grand rôle pour informer la population des situations politiques. Mais dans le contexte contemporain, il serait très difficile de mener un boycott économique complet, car pratiquement tous les produits que nous consommons viennent des grandes entreprises. Il reste peu d’alternatives.

 

En 1998, le journaliste P. Sainath publie le livre coup de poing Tout le monde aime une bonne sécheresse. C’est une série de chroniques sur les sources et mécanismes de la pauvreté rurale dans les districts les plus déshérités de l’Inde. Deux décennies plus tard, qu’en est-il de la précarité des agriculteurs ? Face au changement climatique, à la mondialisation et à la raréfaction des ressources naturelles, quelle est la viabilité du secteur agricole ?

En novembre 2018, j’ai participé au rassemblement de protestation des agriculteurs de deux jours à New Delhi, au cours duquel Sainath a appelé le Parlement à consacrer une session de 21 jours à la crise agraire. Il estime que la question de la détresse des agriculteurs est un problème qui recoupe des intérêts sectoriels, parce que l’agriculture est liée à la nourriture, à la sécurité alimentaire et à la survie humaine. La diminution constante de l’attention portée au secteur agricole est une source de grande préoccupation. Beaucoup d’entre nous, issus de campagnes sœurs, se sont joints à cette manifestation.

Continuer sur cette voie n’est pas une option viable. L’agriculture est mise à mort pour fabriquer des monuments en ciment et des villes dites intelligentes qui ne produisent rien et n’offrent aucun espace aux personnes qui ne peuvent plus cultiver la terre.

En 2017, le Parlement a adopté une loi qui permet aux particuliers de faire des dons politiques importants de manière anonyme, ce qui a permis d’éliminer les limites aux contributions des entreprises aux partis. Les partis politiques sont tous financés par de grandes entreprises, qui sont à leur tour récompensées par des acquisitions de terres prises aux agriculteurs. Par exemple, au nom du développement, le projet de corridor industriel de Mumbai à Delhi détruira des milliers d’acres de terres cultivées.

La mondialisation économique a sapé l’autonomie de l’Inde et conduit à une raréfaction des ressources naturelles. De nombreuses petites et moyennes entreprises ont mis la clé sous la porte, car elles ne peuvent pas concurrencer les grands groupes qui monopolisent toutes les ressources disponibles.

Nous devons introduire un nouveau discours reliant le changement climatique aux problèmes locaux. Nous devons supprimer toutes les subventions, car l’industrie en est la principale bénéficiaire. Les entreprises privées sont subventionnées par les banques publiques depuis des décennies et ce n’est pas une situation acceptable.

 

Alors que des fondamentalistes hindous tentent de bloquer l’accès du temple de Sabarimala au Kerala aux femmes, le 1er janvier, cinq millions de femmes ont formé une chaîne humaine de 620 km pour appeler à l’égalité des genres. Où en est la discussion sur l’égalité des sexes et quel est l’avenir des femmes dans la vie publique en Inde ?

Sabarimala est le symbole du patriarcat moderne qui gouverne ce pays. La violence déclenchée contre ces femmes courageuses qui ont voulu entrer dans ce temple était choquante, même selon les standards indiens. En vertu de la loi, tous les temples doivent être ouverts aux Dalits [« Intouchables » – ndlr]. Il est donc impensable que certains puissent être fermés aux femmes.

Les émotions sont utilisées, les voix de ces femmes sont réduites au silence. Lorsque le gouvernement lui-même exprime un parti pris pour une religion et un parti pris pour les voix les plus régressives de cette religion, il transmet un mauvais message. Ce groupe idéologique pense que les femmes devraient être à la maison et ne pas participer à la vie publique. Mais en Inde, la manière dont les femmes se perçoivent a beaucoup changé ces dernières années et nous entrons maintenant dans un jeu de pouvoir, où les hommes qui estiment subir un phénomène de déclassement dans leurs castes et milieux sociaux se fâchent contre l’irruption des femmes dans ce qu’ils perçoivent comme étant des affaires d’hommes.

 

Selon quels critères socio-économiques les citoyens indiens votent-ils ? Les femmes votent-elles différemment ?

Les castes et les religions sont toujours des forces avec lesquelles il faut compter lorsqu’il s’agit de voter car elles provoquent des divisions très profondes. Les gens votent aussi en fonction de leur niveau de pauvreté et de leur genre. Les femmes voteront et votent souvent différemment des hommes. Mais les informations qui leur parviennent sont insuffisantes et pour beaucoup, il est encore difficile de choisir en toute connaissance de cause pour qui voter. L’éducation politique varie considérablement d’un État à l’autre : le Kerala, le Bengale-Occidental, le Tamil Nadu et le Bihar ont la vie politique la plus mûre à mon sens.

Le BJP utilise la religion pour attirer les castes basses vers la pratique de l’hindouisme, mais sans rien faire pour remettre en cause le statut des Intouchables ou la discrimination dont ils sont victimes. Dans certains endroits, les membres des basses castes ne peuvent pas entrer dans les temples ou sont forcés de travailler dans les caniveaux.

Rien n’est fait en termes d’intégration sociale, car le BJP est fondamentalement anti-pauvres et les basses castes ne se voient offrir que la dévotion hindoue comme un geste symbolique. Le parti au pouvoir utilise l’identité et la religion pour détourner l’attention des difficultés économiques que connaissent la plupart des gens. La Constitution indienne laïque doit être protégée à tout prix contre cet assaut.

 

L’opposition au BJP est-elle principalement constituée du Parti du Congrès et des partis régionaux ? Que signifie l’annonce de l’entrée en politique de Pryanka Gandhi aux côtés de son frère Rahul, tête du Parti du Congrès ?

Je pense que si l’opposition fait preuve de la moindre lueur de bon sens, elle va s’unir. Pryanka est une bonne communicatrice, une femme et ressemble à sa grand-mère [Indira Gandhi, première ministre au pouvoir pendant un peu plus de quatre ans, assassinée en 1984 – ndlr]. Nous verrons jusqu’où ces qualités vont la mener.

mediapart