Comment le chantier de l’EPR de Flamanville s’est transformé en un fiasco à près de 11 milliards d’euros
Le réacteur nucléaire de troisième génération, qui devait entrer en fonction en 2012, ne sera finalement opérationnel qu’en 2020 après la découverte de nouvelles malfaçons. Retour sur ces jours où le chantier a dérapé.
Il devait être le fleuron de la filière nucléaire française, l’EPR de Flamanville (Manche) est aujourd’hui son boulet. Le chantier du réacteur pressurisé européen (EPR) a connu de nombreux retards dont le dernier remonte au 25 juillet 2018, après la découverte de soudures mal réalisées. Initialement prévue pour 2012, son entrée en service est (pour le moment) repoussée à 2020. Et rien ne dit que le chantier va être épargné par de nouveaux contre-temps. L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a ainsi épinglé EDF, mercredi 27 février, pour un manque de « traçabilité » de certaines opérations de qualification de matériels sur l’EPR.
En attendant, c’est à la vieille centrale de Fessenheim (Haut-Rhin) de compenser ce retard : ses deux réacteurs pourraient fonctionner jusqu’en 2019 afin d’assurer la production d’électricité. A force de ratés et d’erreurs en tous genres, la facture est désormais estimée à 10,9 milliards d’euros, contre les 3 milliards initialement prévus. Malfaçons, « erreurs grossières » et pièces défectueuses… Retour sur un chantier maudit.
23 mai 2008 : des fissures détectées dans les fondations
En ce printemps 2008, cela fait déjà six mois que le béton coule à flots sur ce morceau de roche de la péninsule du Cotentin. Pour les fondations du réacteur, il a fallu faire exploser à la dynamite l’épaisse couche de granite de la falaise. Une opération non sans risque puisqu’à plusieurs dizaines de mètres de là, les deux premiers réacteurs de la centrale fonctionnent à plein régime. Premier accroc le 3 janvier 2007 : un tir de mine projette des débris sur le réacteur numéro 2. Un accident heureusement sans conséquence, mais le premier d’une longue série.
En revanche, ce que vont découvrir les ingénieurs de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) le 5 mars et le 21 mai est beaucoup plus inquiétant. Lors d’inspections de routine, des fissures sont détectées dans le radier, la dalle de béton qui doit supporter le réacteur. Dans certaines zones, le ferraillage est absent et les soudures de mauvaises qualités. Et malgré leurs recommandations, les opérations ont continué. Résultat, le 23 mai, toutes les opérations de coulage de béton sont stoppées. Une première dans l’histoire de la filière nucléaire française. L’ASN alerte également sur le risque « de la chute éventuelle d’une grue du chantier sur un bâtiment auxiliaire du réacteur n°2 ».
Selon les inspecteurs de l’ASN, ces « erreurs » répétées ne remettent pas en cause la sûreté de la future installation. Toutefois, « ces anomalies (…) illustrent un manque de rigueur au niveau du chantier qui est inacceptable », estime alors Thomas Houdré, chef de la division de Caen de l’ASN, qui pointe notamment le manque de rigueur d’EDF dans la surveillance du travail de ses sous-traitants.
Sur le chantier, l’ambiance est délétère. Les agents de sécurité font grève pour dénoncer leurs conditions salariales, réclament des formations et un meilleur équipement. Les ouvriers dénoncent, quant à eux, le manque de « dialogue social ». Malgré ce mauvais départ, les travaux de bétonnage reprennent un mois plus tard.
1er novembre 2009 : la sûreté du réacteur remise en cause
En cette fin d’année, les travaux ont déjà pris du retard et la facture flambe, notamment, en raison des difficultés inattendues rencontrées pour creuser le tunnel d’évacuation des eaux de refroidissement. Mais, le 1er novembre, aux problèmes techniques du chantier s’ajoute celui de la conception même du réacteur.
Les autorités de sûreté nucléaire de la France, de la Finlande et de l’Angleterre (des pays qui ont fait le choix de ce réacteur) pointent le manque d’indépendance des systèmes de contrôle et de commande de l’EPR. Concrètement, sur un réacteur fiable à 100%, un mécanisme qui tombe en panne est immédiatement remplacé par un autre dispositif prenant le relais, explique L’Usine nouvelle. Mais sur l’EPR, les deux systèmes sont totalement dépendants. Le risque est qu’en cas de panne, l’exploitant perde le système de secours censé se mettre en route en même temps que le système d’exploitation normal devenu défaillant.
Il s’agit d’un défaut de conception presque grossier et d’autant plus incompréhensible qu’il concerne le système de contrôle-commande, un élément majeur de la sûreté.Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivitéà « L’Usine nouvelle »
Areva assure alors que « la sûreté du réacteur n’est pas remise en cause » et qu’elle « travaille avec les autorités de chaque pays afin d’apporter des adaptations qui répondent aux exigences locales ». Quelques mois plus tard, la mise en service de l’EPR n’est déjà plus programmée pour 2012, mais 2014.
31 août 2011 : des piliers en béton percés comme du « gruyère »
C’est une nouvelle fois pour une histoire de béton que l’EPR fait la une. « La ferraille à l’air, les enceintes du futur réacteur sont pleines de trous béants ». C’est ce que précisait alors, dans un rapport de l’ASN, la légende de la photographie d’un mur endommagé de la piscine du bâtiment où doit être entreposé le combustible irradié. Dans ce rapport au vitriol, révélé par le Canard enchaîné le 27 août 2011, les experts décrivent ainsi « des piliers de béton percés comme du gruyère ou grêlés, de nombreux ‘nids de cailloux’ [zones remplies de pierres sans ciment]« , de nouvelles erreurs de ferraillage et « l’absence de nettoyage des fonds de coffrage, encombrés d’un mas de ligatures et autres objets non identifiés ». Résultat : le bétonnage est suspendu une année pour réinjecter du béton dans les zones concernées.
Au cours de l’été qui suit, EDF annonce un nouveau report. La livraison du réacteur est repoussée à 2016 et son coût est porté à six milliards d’euros.
20 février 2012 : un électricien découvre des pièces défectueuses
Dans son rapport de 2011, l’ASN se demandait si des malfaçons n’existeraient pas dans d’autres parties du réacteur. Elle obtient sa réponse en mars 2012. Cette fois-ci, il ne s’agit pas de béton, mais de pièces industrielles en non-conformités qui composent le pont roulant circulaire. C’est lui qui doit servir à placer et sortir le combustible nucléaire de la cuve. Au total, 45 consoles, des boîtes métalliques qui doivent soutenir ce pont roulant, présentent des défauts de soudure. Chacune est haute comme un homme et fait près de cinq tonnes.
Posées à la fin 2011, ce n’est que le 20 février 2012 que le problème est détecté par un électricien lors d’une inspection. « On a du mal à comprendre qu’on puisse passer à travers d’une affaire comme celle-là, de la part du constructeur et des contrôles. C’est surprenant », grince le président de la commission locale d’information Michel Laurent, conseiller général DVD et ancien d’Areva. Conséquence : il faut toutes les remplacer. Une opération titanesque qui ne sera terminée qu’en décembre de la même année.
7 avril 2015 : la cuve du réacteur n’est pas conforme
Cette fois-ci, c’est le cœur du réacteur qui inquiète. Alors que l’EPR est sensé assurer un niveau de sûreté nucléaire inégalé, capable de résister à un tremblement de terre, à un tsunami ou bien à une fusion du réacteur, des anomalies sont détectées dans la composition même de la cuve. C’est à l’intérieur de celle-ci que doit se produire la fission des atomes et c’est elle qui constitue la seconde barrière de confinement de la radioactivité, après la double enceinte de béton du bâtiment du réacteur.
Le couvercle et le fond ont été fabriqués par Creusot Forge, en Bourgogne, entre septembre 2006 et décembre 2007 et le tout est installé le 24 janvier 2014 dans le bâtiment réacteur. Mais neuf mois plus tard, le verdict tombe. Areva a enfin fait des tests sur la composition de l’acier, et ils sont négatifs : le fond et le couvercle présentent des « ségrégations carbone ». « L’acier de la cuve doit normalement contenir 0,2% de carbone, explique à franceinfo Yves Marignac, expert du secteur nucléaire. Là, c’est une concentration de plutôt 0,3%, ça suffit pour modifier les propriétés mécaniques de l’acier et, en particulier, pour influencer la température à laquelle il devient moins souple et plus cassant ».
On comprend la gravité de la situation lorsque l’on sait que le scénario de rupture de la cuve n’existe pas dans le nucléaire et qu’il n’y a pas de plan B en cas d’accident de ce type. De plus, cette pièce doit être sans défaut puisque c’est la seule qu’on ne peut pas changer au cours de la durée de vie d’un EPR, qui doit être de 60 à 100 ans…
Jean-Claude Delalonde, le président de l’Association nationale des comités et commissions locales d’information des centrales nucléaires (ANCCLI) s’insurge à l’époque sur franceinfo. « Comment est-il possible qu’une cuve ait été fabriquée et qu’on ne l’ait pas vérifiée avant de la mettre en place ? C’est le b.a.-ba ! », estimait-il.
On n’imaginait vraiment pas que cela puisse arriver dans une filière nucléaire française pour laquelle on nous martèle depuis 50 ans que c’est la meilleure au monde. Ils nous ont bourré le mou !Jean-Claude Delalonde, le président de ANCCLIfranceinfo
Les résultats de ces tests sont publiés le 7 avril 2015. Une nouvelle expertise est diligentée, et il faudra attendre le 11 octobre 2017 pour que l’ASN donne finalement son feu vert, mais sous certaines conditions. Si l’anomalie n’est pas de nature à remettre en cause la mise en service de la cuve, son couvercle devra être changé en 2024. Alors que la forge du Creusot est dans la tourmente pour avoir falsifié des rapports de qualité sur ses productions, EDF passe commande auprès du concurrent japonais, pour un coût supplémentaire de 100 millions d’euros.
25 juillet 2018 : une centaine de soudures à reprendre
« Une alerte sérieuse. » L’avertissement est lancé par Jean-Christophe Niel, le directeur général de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) ce 27 juillet 2018. Deux jours plus tôt, EDF a annoncé un report d’un an du lancement du réacteur et un surcoût de 400 millions d’euros, faisant grimper la note à 10,9 milliards d’euros. En cause, des défauts de 150 soudures de tuyauteries du « circuit secondaire principal » de l’EPR, celui qui sert à évacuer la vapeur produite dans le générateur de vapeur vers la turbine puis à ramener de l’eau vers le générateur. Une zone ultra-sensible, là encore.
Ces nouvelles malfaçons « mettent en évidence des défaillances humaines et organisationnelles » sur le chantier, estime l’IRSN dans son rapport d’avril 2018. L’institut pointe également un « manque de rigueur des fournisseurs dans la réalisation de leurs activités propres et dans le contrôle [par EDF] des activités sous-traitées ».
EDF va devoir inspecter minutieusement chaque soudure, les contrôler radiographiquement et avec des ultra-sons, pour ensuite les refaire. Un travail qui prend du temps : de deux à huit semaines à chaque fois. Ces opérations doivent s’étaler jusqu’à l’été 2019.
francetvinfo.fr/
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