La dérive vers la privatisation inquiète les forestiers.
Arrêt des recrutements de fonctionnaires, diminution des effectifs, évolution vers des profils spécialisés… Les agents de l’ONF craignent que leur établissement ne soit plus le garant d’une forêt pérenne et durable.
En septembre dernier, des agents de l’Office national des forêts (ONF) ont organisé, depuis quatre grandes villes de France, des marches qui ont convergé vers la forêt domaniale de Tronçais (1), dans l’Allier. Réunis par centaines le 25 octobre 2018, sous les chênes pluricentenaires, ils ont dénoncé la privatisation en cours au sein de l’ONF qui « préfigure la disparition de ce service public et une politique forestière au rabais. » Les évolutions à l’ONF « menacent de tirer vers le bas toutes les garanties de gestion durable en forêt publique comme en forêt privée », alerte le manifeste de Tronçais, signé par 70 % du personnel de l’Office et un grand nombre d’associations environnementales. Cet acte fort traduit l’immense inquiétude, partagée par une majorité de techniciens forestiers territoriaux de l’ONF, autrefois appelés gardes forestiers.
« On ne pourra pas résister au marché »
À l’ONF, établissement public à caractère industriel et commercial (PIC), les techniciens forestiers territoriaux avaient tous, jusqu’à un passé récent, un statut de fonctionnaire, contrairement à d’autres salariés – ouvriers forestiers, cadres… – qui relevaient de statuts de droit privé. Hors, depuis deux ans, des salariés de droit privé ont été recrutés sur des postes de techniciens forestiers territoriaux, « un fait sans précédent depuis la création de l’ONF en 1964 » et contraire aux textes de lois et décrets, dénonce l’intersyndicale de l’ONF (2). Depuis 2018, plus aucun concours de recrutement de fonctionnaires n’a été organisé. L’intersyndicale fait valoir que cette évolution du statut de l’ONF, voulue par la direction, s’opère « en l’absence de tout débat parlementaire ou public sur les conséquences de telles décisions ».
C’est très grave. Si on n’est plus fonctionnaires, donc plus protégés, on ne pourra pas résister au marché. Si notre hiérarchie nous impose des objectifs de coupes qui ne correspondent pas à nos critères de développement durable, on ne pourra pas s’y opposer. Et le marché a besoin de bois, notamment pour les centrales à biomasse et les énergies renouvelables.
Un agent ONF
À L’ONF, les prévisions de coupes et de travaux pour chaque forêt sont inscrites dans un document de gestion durable, qui a une durée de vingt ans. « Ce cadre-là nous prémunit contre toute surexploitation de la forêt. Je ne partage pas cette inquiétude », précise Benoit Loussier, directeur de l’agence départementale des Alpes-de-Haute-Provence de l’ONF. Pourtant, quand les agents qui élaborent les documents de gestion durable ne seront plus fonctionnaires, ils devront prévoir des niveaux de prélèvements correspondant aux ordres donnés, qui seront ceux du marché. De plus, dans certaines régions de France, des directions ont déjà demandé à leurs agents de couper plus de bois, dépassant ainsi les objectifs de développement durable. Les forestiers ont dit non. Mais jusqu’à quand cela sera-t-il possible ? Qu’en sera-t-il des nouvelles générations, non protégées par le statut de fonctionnaire ?
Il est à noter que le contrat d’objectif 2016-2020 prévoit de récolter 15 millions de m³ de bois en 2020, soit une augmentation de la production de bois de 2 millions de m3 par rapport à 2017.
« Aujourd’hui, il nous semble qu’on privilégie les recettes et l’industrialisation de la forêt plutôt que la gestion durable », déplore Gérard Philip, délégué syndical Unsa. Il y voit une conséquence de la situation déficitaire dans laquelle se trouve l’ONF, qui cumule une dette estimée à 300 millions d’euros. Le prix du bois, dont la vente devait permettre à l’ONF de s’autogérer lors de sa création, a chuté. Il est au même prix qu’il y a trente ans, en euros constants. Pour équilibrer son budget, la direction générale a réduit la masse salariale. Entre 2002 et 2018, l’Office a perdu plus de 20 % de personnel. Trois cents postes ont été supprimés en 2018 et autant vont l’être cette année. Ces restrictions ont fait naître une grande souffrance parmi les forestiers, qui disent n’avoir pas le temps de faire correctement leur travail.
La charge augmente malgré l’informatisation. On doit faire des choix, et parfois la surveillance des coupes passe à la trappe.
Les agents, souvent des amoureux de la forêt, se battent pour la gérer en respectant les rôles que lui impose le Code forestier : produire du bois, promouvoir l’écologie et accueillir le public. Sur leur parcelle, ces agents assurent des tâches multiples dans les forêts domaniales (État) et les forêts de collectivités qui sont pour l’essentiel des forêts communales. Ils interviennent à toutes les étapes de la sylviculture, du semis à la vente du bois en passant par les éclaircissements, le marquage des arbres, les coupes, la surveillance des chantiers d’exploitation, les tâches administratives… Ils gèrent la biodiversité, l’eau, la chasse, les aires de pique-nique… Ils exercent des missions de police, sont sollicités pour remplir des missions d’intérêt général (restauration des terrains de montagne, prévention des incendies…), et des activités concurrentielles (entretien de végétation pour le réseau ferré, élagage d’arbres dans les communes…).
La multifonction est le ciment, le pilier de notre métier. Je vais voir une coupe et je peux faire autre chose aussi : gérer l’eau, le pâturage, la chasse. Si on me dit que je ne fais plus que de la coupe, ce n’est pas possible. On a une grande peur de la spécialisation. La direction générale ne veut plus qu’on ait le triage, c’est-à-dire la gestion globale d’une forêt.
Gérard Philip, ce délégué syndical redoute que cette spécialisation en cours à l’ONF aboutisse à des licenciements : « Si on spécialise des gens, on peut supprimer plus de monde. Si la spécialité ne plaît plus, la personne dégage. » Il estime que cette évolution va nuire aussi à la gestion des forêts communales qui souffrent déjà des conséquences de la réduction des effectifs à l’ONF. « Un maire aime bien avoir son garde forestier. Si on lui envoie le spécialiste bois, ou le spécialiste coupe, il ne va plus rien comprendre. »
Benoit Loussier justifie cette évolution par le besoin de développer des compétences pointues dans différents domaines, notamment dans la commercialisation du bois : Aujourd’hui, l’ONF développe une stratégie d’exploitation en bois façonnés (3). On fait exploiter nous-mêmes les bois, et ensuite on approvisionne nos clients avec les produits dont ils ont besoin. C’est l’évolution normale de toutes les entreprises. » Alors, l’ONF, une entreprise comme les autres ?
lagedefaire
1 – Importante chênaie plantée par Colbert pour la construction de bateaux.
2 – Dans un document intitulé L’ONF : situation critique, du 18/04/2018.
3 – L’arbre est débité en grume (tronc coupé ébranché revêtu de son écorce) ou en billon (rondin découpé dans une grume). À l’heure actuelle, l’ONF vend en grande majorité les bois sur pieds.