À Paris, le naufrage des compteurs d’eau
Un article de Marc Laimé ; blog du monde diplo
Sous couvert d’avancée technologique majeure, Veolia et Suez ont installé au milieu des années 2000 un système de relevé à distance sur les 90 000 compteurs d’eau parisiens. Cette innovation a tourné au cauchemar pour la régie municipale de la capitale. L’affaire, qui a déjà coûté, en pure perte, 50 millions d’euros aux habitants de la capitale, éclaire d’un jour cru l’emprise insidieuse qu’exercent les multinationales françaises de l’eau sur des politiques publiques essentielles.
Depuis le baron Haussmann et l’ingénieur Eugène Belgrand, la distribution de l’eau à Paris était assurée par une régie municipale. Seule la facturation des usagers était confiée à la Générale des eaux, créée par décret napoléonien en 1853, conséquence d’un subtil compromis arraché de vive lutte aux libéraux de l’époque, qu’incarne la figure du Guizot d’« Enrichissez-vous… ».
Quand Jacques Chirac conquiert la mairie de Paris en 1985, son ami et vieux complice Jérôme Monod, président de la Lyonnaise des eaux et co-fondateur du Rassemblement pour la République (RPR) dont il sera longtemps le secrétaire général, sent que son heure est venue. La Générale des eaux est aujourd’hui plus connue sous le nom de Veolia, la Lyonnaise sous celui de Suez.
Deux ans plus tard le « grand Jacques » confie la distribution de l’eau de la rive droite à la Générale et la rive gauche à la Lyonnaise. Le montage inventé pour l’opération est pour le moins baroque. La Ville crée une société d’économie mixte (SEM), la SAGEP, dont elle détient 70 % du capital, le reste étant réparti à égalité, à hauteur de 14 % pour chacune des deux filiales des deux groupes. Et c’est la SAGEP qui contracte elle-même avec la Générale et la Lyonnaise les deux contrats de distribution d’eau, ce qui favorise d’innombrables conflits d’intérêts.
Qu’importe, c’est la décennie prodigieuse qui suit la décentralisation, annoncée par Gaston Defferre à la tribune de l’Assemblée en 1982 comme « la grande libération des élus ». Celle-ci va donner lieu, en l’absence d’encadrement du financement de la vie politique, à une corruption sans précédent, qui verra les « affaires politico-financières » ternir durablement la vie politique française.
Désormais tout est bon pour signer des contrats avec les collectivités locales. À Angoulême, un maire socialiste gagné par la folie des grandeurs dépense des fortunes en voitures anciennes. Plus tard, à Grenoble, Alain Carignon, ministre de la communication, convaincu de corruption au profit de la Lyonnaise des eaux, écopera de quatre ans de prison ferme. À Paris, la SAGEP devient la vitrine de la Générale et de la Lyonnaise, qui se lancent à la conquête du monde, avec pour projet de mettre la main sur la gestion de l’eau à Moscou…
Ironiquement ce sont les déchirements de la majorité de droite dans la capitale, à la fin de l’ère Chirac, qui vont être à l’origine de l’affaire des compteurs d’eau parisiens. S’estimant trop peu soutenu par Jacques Chirac, Jean Tiberi, maire haut en couleurs du 5e arrondissement, mis en cause par la justice pour de multiples affaires d’électeurs fantômes, riposte en déclenchant une enquête sur le fonctionnement de la SAGEP, confiée à l’Inspection générale de la Ville. Laquelle va mettre au jour une kyrielle de dérives et dysfonctionnements.
Quand Bertrand Delanoé ravit finalement la capitale à la droite en 2001, la présidence de la SAGEP échoit à une jeune élue verte inconnue, conseillère de Paris du 18e arrondissement, Mme Anne le Strat, qui va partager l’exercice de la compétence eau avec une maire-adjointe socialiste, Mme Myriam Constantin. Dans la foulée du rapport commandé par M. Tiberi, la chambre régionale des comptes d’Ile-de-France met en cause à son tour les errements de la SAGEP. Les relations se tendent avec la Générale et la Lyonnaise dont les contrats doivent s’achever en 2009. Après la réalisation d’audits complémentaires confiés aux bureaux d’étude KPMG et Service Public 2000, la Ville décide de tordre le bras aux deux majors, et de modifier leurs contrats par voie d’avenants.
L’affaire des « provisions pour renouvellement »
Elle leur reproche d’avoir conservé, depuis 1987, 210 millions d’euros de « provisions pour renouvellement » prélevées sur les factures d’eau des Parisiens. Ces sommes auraient du être utilisées — comme leur nom l’indique —, pour rénover les infrastructures (usines, tuyaux, etc.), de la capitale… Au terme de négociations tendues, la facture est ramenée à 165 millions d’euros, que les deux groupes s’engagent à réinjecter en travaux de rénovation avant la fin de leurs contrats.
Ils n’ont pas vraiment le choix puisque, sur fond d’altermondialisme, la majorité de Bertrand Delanoé laisse entendre de plus en plus clairement son intention de remunicipaliser l’eau à Paris. Mais pas question pour autant de rendre le cash à la Ville ! La Générale et la Lyonnaise n’y sont pas habituées, comme cela se vérifiera à nouveau quelques années plus tard à Bordeaux puis à Lille, dans des affaires identiques. Toutes deux s’engagent cependant à effectuer, avant 2009, des travaux à hauteur des sommes provisionnées.
C’est le point de départ de notre ténébreuse affaire. La Ville signe en 2003 deux avenants avec les filiales de la Générale et de la Lyonnaise. Comme il s’agit d’avenants aux contrats en cours, les travaux prévus ne feront pas l’objet de marchés publics : pas de cahier des charges préalable ni d’appel d’offre… Le rêve pour nos deux larrons, qui vont s’engager la main sur le cœur à changer, d’une part, des milliers de branchements en plomb qui subsistent sur le réseau parisien — lesquels sont désormais interdits pour des raisons sanitaires par une directive européenne —, mais surtout, bond fantastique dans la modernité, à équiper d’autre part les 90 000 compteurs d’eau parisiens de la « télé-relève ». Soit une invention magique censée assurer un meilleur comptage de l’eau délivrée aux usagers et des gains de productivité, puisque la relève des compteurs ne sera plus effectuée à la main par des salariés ou sous-traitants des deux groupes, mais par des « têtes de télé-relève » installées sur chaque compteur, dotées d’un petit émetteur radio, lequel renvoie l’index du compteur aux antennes relais installées sur les toits de la capitale, jusqu’au siège des filiales parisiennes de la Générale et de la Lyonnaise (1).
La communication qui entoure à l’époque le déploiement du dispositif de télé-relève, à Paris puis très vite partout en France, ne fait pas dans la subtilité puisqu’il est même censé « combattre les fuites » ! Une contre-vérité manifeste à Paris où, héritage de l’ingénieur Belgrand, le réseau d’eau potable parisien est installé sous les rues de la capitale dans les fameuses « dunettes » de Belgrand, soit le réseau souterrain des égouts de la Ville Lumière, visitable par l’homme, ce qui permet de réparer les fuites à moindre frais. Paris peut ainsi s’enorgueillir, à raison, d’un taux de rendement de son réseau d’eau potable pratiquement sans équivalent en France et dans le monde.
A l’époque la télé-relève vient à peine de dépasser le stade de la recherche-développement. Malheureusement la SAGEP, qui compte pourtant des centaines de collaborateurs, n’a affecté aucun poste à la veille technologique et concurrentielle. Situation invraisemblable qui perdure toujours en 2019… Et c’est dans ce contexte que la Lyonnaise et la Générale, lors même qu’aucune disposition règlementaire n’y oblige, vont aller bien au-delà que l’installation de têtes de télérelève sur le parc de compteurs en place. Ils changent à la hussarde la totalité du parc ! Dont la majorité pouvaient encore accomplir leur office durant dix ou quinze ans
L’investissement va évidemment être financé par les 165 millions d’euros que les opérateurs doivent à la Ville. Une opération juteuse : les compteurs achetés en gros sont facturés trois plus cher à la Ville ! Toujours ça de pris sur les 165 millions de travaux à effectuer. Enfin, alors que les 94 000 compteurs ont été payés par l’argent des usagers, Suez et Veolia prétendent qu’il s’agit, non de “biens de retour”, mais de ‘“biens de reprise”. La Ville devrait donc les leur racheter pour un peu plus de 17,8 millions d’euros ! L’avenant de 2003 avait été très mal rédigé, Dans l’hypothèse d’un recours, Paris n’est pas assuré de gagner au tribunal et accepte le fait accompli.
Histoire de parachever la martingale, Veolia rive droite, Suez rive gauche, vont chacun installer sur leur parc de compteurs, leur solution de télé-relève, une « solution-propriétaire », protégée par un brevet, et qui n’est donc pas « interopérable », c’est-à-dire compatible avec d’autres systèmes.
Pour corser l’affaire, les deux groupes créent un Groupement d’intérêt économique (GIE), piloté par Veolia, qui va assurer la conduite technique de la facturation pour le compte de la SAGEP. Le piège est en place, il va fonctionner à merveille. Le remplacement du parc des compteurs et l’installation de la télé-relève sont effectués de 2004 à 2008. Date à laquelle les intentions de la Ville se précisent. Cette dernière entend bel et bien reprendre la gestion de l’eau via une régie publique. Dès mars 2007, elle rachète donc les actions des deux groupes dans le capital de la SAGEP.
Après des négociations « laborieuses », les deux groupes privés, actionnaires de la SAGEP à hauteur de 14 % chacun, ont en effet du céder leurs parts à la Caisse des dépôts et consignations (CDC), au prix de 300 euros l’unité, contre une valeur nominale de 20 euros, réalisant au passage une petite plus-value. Au sein du nouveau conseil d’administration de la future régie Eau de Paris, la CDC disposera de deux sièges sur 10. La Ville, actionnaire à 70 % de la SAGEP, en disposera de sept : cinq pour la majorité, deux pour l’opposition ; le dernier siège revenant aux actionnaires restants (2 %).
Dans la capitale, la remunicipalisation du service de l’eau va changer la donne.
Bertrand Delanoë en avait fait l’une de ses promesses électorales lors de sa campagne pour un deuxième mandat : en 2010, il tient parole et remunicipalise l’eau à Paris, à la très grande fureur de Veolia et Suez, qui y perdent leur vitrine mondiale. Par ailleurs, les enjeux à long terme de notre affaire étaient colossaux pour les deux opérateurs privés. Quelques mois auparavant, le 18 janvier 2009, le Journal de l’environnement avait levé le voile sur les perspectives de la télé-relève, à l’heure où nul ne parlait encore des « smart grids » des « villes intelligentes » : « Parmi les pistes de développement de la technologie, il y a bien sûr la mutualisation avec d’autres fluides, qui permettrait de baisser les coûts de la technologie. On pourrait, par exemple, utiliser le système d’antennes déjà en place pour faire passer des données sur la consommation de gaz, d’électricité, d’utilisation d’Internet, etc.
Plus original, « la télé-relève des compteurs d’eau pourrait servir de témoin de vie, par exemple pour les personnes âgées », imagine alors Hélène Valade, directrice du développement durable de la Lyonnaise. Un arrêt de la consommation d’eau, s’il était repéré dans la journée, pourrait ainsi être le signe d’un problème chez un particulier. « Nous cherchons de nouveaux services avec cette technologie », confirme Suez Environnement. Autre possibilité pour rentabiliser l’investissement, facturer certains services aux utilisateurs directs (et non à l’agglomération) (2).
Dans la capitale, la remunicipalisation du service de l’eau en 2010, va changer la donne. Mais c’est quand il va s’agir concrètement de créer la régie que l’affaire des compteurs et de la télé-relève resurgit. Veolia et Suez vont réussir à l’occasion une fantastique entourloupe, sur fond de débat juridique épineux autour des notions de « biens de retour » et de « biens de reprise » dans le cadre d’un contrat de délégation de service public.
« Biens de retour » et « biens de reprise »
Le 21 décembre 2012, le Conseil d’État rappelle et précise utilement les règles relatives aux biens dans une délégation de service public :
- Les « biens de retour » représentent les biens meubles ou immeubles nécessaires au fonctionnement du service public. Dans le cas d’espèce : les usines de production d’eau potable, les canalisations, etc. ; ils appartiennent dès leur réalisation ou leur acquisition à la personne publique, qui les met à disposition de l’entreprise titulaire du contrat.
- Ils sont à distinguer des « biens de reprise », qui appartiennent au délégataire pendant la durée du contrat, mais qui peuvent être repris par la personne publique lorsqu’ils présentent une certaine utilité pour le service public sans pour autant être indispensables.
La question de la propriété des compteurs d’eau a généré d’innombrables contentieux, car ils peuvent, à la fois, et pour simplifier, être en début de contrat une propriété de la collectivité (« biens de retour »), puis devenir temporairement, en partie ou en totalité, propriété de l’entreprise délégataire (« biens de reprise »), si celle-ci procède à leur remplacement (intégral ou partiel) pendant la durée du contrat, et ce jusqu’à l’amortissement de l’investissement auquel a procédé l’entreprise délégataire.
- Ils sont enfin à différencier des « biens propres », appartenant au délégataire, qui ne sont pas utiles au service public et qui restent par conséquent dans le patrimoine privé de ce délégataire à l’expiration du contrat, par exemple des véhicules, des équipements informatiques.
Le conseil d’État avait ensuite détaillé le régime juridique applicable aux biens : « À l’expiration de la convention, les biens qui sont entrés, en application des principes énoncés ci-dessus, dans la propriété de la personne publique et ont été amortis au cours de l’exécution du contrat font nécessairement retour à celle-ci gratuitement. »
Dans notre affaire, Veolia et Suez s’engageant en apparence, dans l’avenant de 2003 au contrat les liant à Eau de Paris qui s’achevait en 2009, à installer des têtes de télé-relève sur les 94 000 compteurs parisiens, mais profitant en réalité de cette opportunité pour changer l’intégralité du parc des compteurs, allaient donc en devenir temporairement « propriétaires » (« biens de reprise ») jusqu’à l’amortissement de l’investissement réalisé.
Là où le bât blesse, c’est qu’en réalité ce ne sont pas les fonds propres des entreprises qui furent mobilisés à l’occasion, ce qui aurait pu fonder en droit leurs revendications ultérieures, mais une partie des 165 millions d’euros de provisions non consommées qu’ils s’engageaient à « réinjecter en travaux » avant la fin du contrat en 2009 !
Alors que les nouveaux compteurs et leur télé-relève ont été payés par l’argent des habitants que la Ville avait contraint Veolia et Suez à réinvestir en travaux, nos deux opérateurs soutiennent qu’il s’agit, non de « biens de retour », mais de « biens de reprise », et que la Ville doit les leur racheter. Quand la Ville crée la régie en 2010 à la fin du contrat, ils réclament donc un peu plus de 17,6 millions d’euros (3).
C’est gros mais ça marche : au plan contractuel, les investissements mis à la charge des deux délégataires de la SAGEP avaient en effet été qualifiés de « biens de retour indemnisables », c’est-à-dire que la Ville pouvait en récupérer à tout instant la jouissance, mais devait indemniser les délégataires de la valeur non encore amortie à la date du transfert. L’avenant de 2003 avait de fait été ficelé n’importe comment par les services de la Ville, dont on a depuis lors mesuré l’impéritie abyssale avec les affaires Velib et Autolib.
Paris s’écrase dès lors discrètement, toute honte bue : dans un courrier en date du 19 février 2014, adressé à la CGT de Veolia Eau, dont les salariés gèrent le parc des compteurs et la télé-relève, Anne le Strat, à la veille de quitter ses fonctions, reconnaîtra cet échec cinglant. La tsarine d’Eau de Paris avait pourtant, avant même le retour en régie effectif, embauché dès 2009 une équipe de « cadors » des télécoms, censés remettre tout à plat et permettre à la régie de sortir des griffes de Veolia et Suez. Peine perdue, ils n’y arriveront pas et leur cheffe jettera vite l’éponge. La Ville ne rachète donc pas le parc des compteurs et la fameuse télé-relève à Veolia et Suez, mais, contrainte et forcée, va ensuite devoir renouveler à deux reprises — à partir de 2010, et jusqu’en 2016 —, des marchés publics de gestion du système confiés… aux mêmes, le temps de trouver, peut-être, une alternative un jour.
Quelle durée de vie pour un compteur ?
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